Sébastien Lapaque
Je suis revenu à Olinda en octobre, une semaine avant le second tour d’une élection présidentielle qui promettait d’être violent. Saignant, même. Cela faisait dix-sept ans que je n’avais pas revu les maisons bleues, rouges, jaunes, orange, vertes et les toits de tuiles roses de cette cité coloniale du Pernambouc, un État situé au centre de la région du Nordeste du Brésil.
Au XVIe  siècle, 
Olinda  avait  la 
réputation  d’être  la 
plus  belle  ville 
du  Brésil.  C’était l’époque  où 
les  navires  de 
l’amiral  français  Nicolas 
Durand de Villegagnon mouillaient dans le port de Rio, sous le Pain de
Sucre, 2 300 kilomètres plus au sud. François Ier ayant contesté le traité de
Tordesillas  par  lequel 
le  pape  Alexandre 
VI  Borgia  avait 
partagé  le  monde entre l’Espagne et le Portugal en 1494,
le  Brésil  et 
ses  richesses  étaient 
convoités  par  les 
nations  européennes  qui 
se  jugeaient  spoliées. 
Pour s’installer durablement 
sur  ce  qui 
deviendrait  les  « 
terres  du  sucre 
»,  les  Portugais 
durent  d’abord  s’entendre 
avec  les  Indiens 
caetés  et  tabajaras 
et  repousser  les 
Français,  puis  les 
Hollandais.  
Au printemps  1534, lorsque Duarte Coelho Pereira, un fidalgo
de la région de Porto qui avait visité Siam, la Chine et le Viêt Nam, embarqua
à Lisbonne, sa vocation était autant militaire que commerciale. Avant de songer
à la culture de la canne à sucre, du tabac et du coton, il fallait trouver un
point facile à défendre  des  convoitises 
étrangères.  Avec l’aide  du 
capitaine  Vasco  Fernandes de Lucena, un truchement qui vivait
avec les Indiens tabajaras, parlant leur langue et partageant leurs mœurs, il
s’intéressa au site indigène de Marim dos Caetés dès 1535. Fasciné par la
beauté de l’endroit et par sa large vue surplombant l’océan, Duarte Coelho
fonda Olinda deux ans plus tard.
Quand ils racontent cette histoire merveilleuse aux voyageurs munis de perches à selfies, les guides touristiques qu’on trouve à chaque coin de rue dans la cité coloniale jurent que le nom de leur ville ne vient pas de la culture indigène, comme souvent au Brésil, mais d’un cri extasié de Duarte Coelho devant la beauté du panorama : « Oh, linda ! » Il est sans doute plus judicieux d’évoquer le souvenir d’Olinda, l’amoureuse d’Agraies dans Amadis de Gaule, le roman de chevalerie espagnol publié en 1508 à Saragosse qui électrisa l’imagination de la noblesse occidentale pendant plus d’un siècle.
Car Duarte Coelho et ses
capitaines, qui avaient étudié dans les meilleures    universités, étaient de fins   lettrés. Avec    leur  
vaisselle, leur   linge,
leurs    couteaux, leurs    ciseaux, leurs    flûtes, 
 leurs    luths,   
leurs    violons, leurs statues,
leurs tableaux, c’est une partie de leur bibliothèque qui avait traversé
l’Atlantique. Quand je cherche à comprendre quelque chose de leur folie, je
revois Aguirre, la colère de Dieu, le film   de 
Werner Herzog. Et quand   
j’essaye de me   figurer à  quoi   
pouvait ressembler Duarte Coelho, je songe au Gentilhomme à la main
sur la poitrine du Greco accroché au musée du Prado à Madrid.
Il faut imaginer la liberté de
ces pionniers, la puissance de leurs rêves. Pour mener à bien son entreprise,
Duarte Coelho leva des capitaux auprès de juifs de l’île de Madère et de
banques protestantes bataves. Installé à Salvador de  Bahia, 
qui  fut  la 
capitale  du  Brésil 
de  1549  à 
1763,  le  premier gouverneur général Tomé de Sousa ne
pouvait pas exercer un pouvoir très contraignant sur Duarte Coelho qui avait
baptisé sa capitainerie «  Nova  Lusitânia 
».  Une utopie  qu’on 
a  souvent  revue 
dans  l’histoire  portugaise, 
en  Angola,  au 
Mozambique,  à  Goa, 
au  Timor,  à  Macao...  Nova Lusitânia...  De cette 
rêverie  dont  les 
sermons  du  padre António Vieira, la poésie de
Fernando Pessoa, le cinéma de Manoel de Oliveira et les romans d’António Lobo
Antunes font entendre l’écho, il ne reste pas que   des  
traces    mortes à  Olinda, antique cité   aujourd’hui flanquée d’une ville nouvelle et
peuplée de 400 000 habitants, à 10 kilomètres au nord de Recife, la grande
métropole régionale. Le rêve se dissimule derrière les murs pelés, il faut
savoir le chercher. 
Dans La Forme d’une ville, Julien Gracq explique qu’on ne devrait visiter les maisons remarquables que lorsqu’on y a des amis et les cathédrales que pour y assister à la messe. Je m’en suis souvenu en arrivant à Olinda. C’est ainsi que j’ai réservé une chambre au couvent Nossa Senhora da Conceição [foto], situé à Alto da Misericórdia, sur les hauteurs de la ville, au milieu des palmiers, où l’on respire l’air frais de la brise marine en s’émerveillant des miroitements vif-argent de l’océan.
Jusqu’aux années  soixante, 
cette  institution  religieuse 
abritait  les  sœurs 
de  Sainte-Dorothée,  consacrées 
à  l’enseignement.  Elle accueille  désormais une pousada et des voyageurs
en quête de déconnexion et de sensations minimalistes, comme dit la publicité.
Il n’y avait pas de croix de bois  
fixée    au  mur  
de  ma   chambre, mais    elle  
avait    conservé sa  rigueur monastique. Une petite table était
posée contre une fenêtre grillagée qui donnait sur une terrasse pavée en noir
et blanc, comme partout dans les anciennes colonies  portugaises, 
avec  une  balustrade 
baroque  et  deux 
grands     palmiers qui   frémissaient dans   le 
vent.    Dans    l’air  
flottait     une   odeur sauvage, fumée.  Un chien 
aboyait  dans  la 
nuit,  rejoint  par 
d’autres.  Au loin, bruissait un
air de forró ou de samba-pop. On était jeudi soir, la fête était
tranquille. Les nuages laissaient à peine passer la lueur des astres. Je n’ai
pas pu saluer la Croix du Sud ni les étoiles nouvelles qui étonnèrent les
conquérants chantés par José Maria de Heredia.
Bâti au XVIe siècle, le
couvent Nossa Senhora da Conceição est l’une des plus anciennes maisons
religieuses du Brésil. Reconstruit après l’occupation du Pernambouc (1630-1654)
par les Hollandais, il est constitué de deux 
étages  organisés  en 
galerie  autour  d’un 
patio.  Dédiée à  Notre-Dame 
de  la  Conception, 
dont  le  culte 
était  répandu  au 
Portugal  dès  le 
XVe  siècle,  longtemps 
avant  la  promulgation 
du  dogme  au 
XIXe siècle, son église est très belle. Sur la façade, le frontispice
est orné de volutes et d’une   
croix    flanquée d’obélisques.
Sur   le plafond en  bois  
est   peinte    une rarissime  image 
de  Nossa  Senhora 
do  Leite.  Durant mon 
séjour,  je  suis 
venu la contempler tous les matins, en me disant que cette Vierge
donnant le sein à l’Enfant-Jésus était très baroque et très portugaise. Je me
trompais. Dans un livre très savant consacré au patrimoine religieux d’Olinda,
j’ai appris que c’était la piété cistercienne, au XIIe siècle, qui avait remis le
culte  de 
la  Madonna  Lactans 
à  la  mode. 
Bernard  de 
Clairvaux,  qui  assurait avoir reçu, dans une vision, une
goutte de lait directement du sein de la Vierge, jugeait que ce lait nourricier
était le précurseur du sang salvateur du Christ. L’iconographie espagnole et
portugaise a abondamment représenté le miracle de la lactation de Bernard.
Le monde chrétien, et beaucoup d’autres anciens mondes étaient pleins de songes heureux. À Olinda, le sommeil de ma première nuit, surveillé par le cortège invisible des orantes qui m’avaient précédé dans les murs du couvent, fut naturel et profond. Je me suis endormi sur un livre, laissant les volets grands ouverts. Le lendemain matin, j’ai été surpris de découvrir que le jour s’était levé avant 5 heures. Des oiseaux chantaient. J’ai reconnu le chant du lavadeira. Octobre, c’est le printemps, au Brésil. Cela importe peu à Olinda. À 08° 00’ 32” de latitude sud, les variations sont faibles d’une saison à l’autre. Le jour de Noël, le soleil se lève à 5 h 02, le jour de la Saint-Jean, à 5 h 32. Et la nuit tombe toute l’année vers 17 h 30, comme un coup de hache.
L’humilité, la simplicité et la vérité des
fils de Benoît
Quand j’ai  quitté 
le  couvent,  il 
faisait  déjà  très 
chaud  dans  la 
ville  aux  rues 
pavées.  J’ai descendu  la 
Ladeira  da  Misericórdia 
où  les  drapeaux rouges semblaient pavoiser depuis
toujours. Lors du premier tour de l’élection présidentielle, le 2 octobre
précédent, Lula a obtenu 65,27 % des voix dans le Pernambouc contre 29,91 % à
Jair Bolsonaro. Les votes des habitants de son État natal étaient essentiels
pour l’ancien président de la République condamné à neuf ans de prison pour
corruption passive et blanchiment d’argent en 2017 – une condamnation annulée
pour vice de forme en 2019. Ce qui a permis à Lula de sortir de prison après
plus d’un an et demi d’incarcération.
Il y a quatre ans, j’étais
dans le Rio Grande do Sul, un État acquis à Bolsonaro, au moment  des 
élections  générales.  J’étais heureux de  pouvoir observer de près le Brésil qui rêvait
d’un retour de Lula, de lire ses slogans tracés sur les murs d’Olinda. Eu
boto fé em Lula... « Je mets ma confiance en Lula »... Lula  de 
novo  com  a 
força  do  povo... 
« Lula de  nouveau, avec la force
du peuple »... A gente e melhor com Lula presidente... « On est meilleur
avec Lula président »... Heureusement que les Brésiliens ne chantent pas « Il n’est
pas de sauveur suprême » dans leur version de L’Internationale...
Par   la rue  
Bernardo Vieira    de  Melo,   
je  suis   enfin   
arrivé    au  monastère São Bento, avec son beffroi, son
fronton à volutes et ses larges portes, où les frères chantent les laudes à 6
heures, avant la messe conventuelle. Derrière une balustrade en jacaranda, ils
étaient onze, vêtus en noir comme à Beuron ou à Solesmes, assis dans le chœur,
minuscules au milieu de cette splendeur dorée. La moitié d’entre eux m’a semblé
avoir moins de 40 ans. Abre, Senhor, os meus lábios, e a minha boca
manifestará o teu louvor... J’ai reconnu 
l’invitatoire  tiré  du 
psaume  50  avec 
lequel  commence  la  
journée monastique. «
Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche annoncera   ta louange. » Ne   disposant pas   d’un   
office    bénédictin en portugais,
j’ai eu un peu de mal à suivre, mais même l’accent nordestino des moines ne m’a
pas empêché de reconnaître les incantations des psaumes 148, 149 et  150  
à  la  fin  
de  l’office... « Louvai  ao 
Senhor,  louvai  a  Deus  no 
seu  santuário, louvai-o » Il
devait déjà faire 30 °C à l’ombre, un ventilateur était installé derrière le
père abbé et toutes les portes de l’abbatiale étaient grandes  ouvertes. 
Le chant  d’un  bentivi 
qui  résonnait  dans 
le  cloître  a 
accompagné les versets du Benedictus.
Construit à  partir 
de  1586  au 
milieu  d’un  paysage 
exubérant,  le  monastère 
d’Olinda  est  la 
troisième  installation  bénédictine 
au  Brésil,  après Bahia et Rio. Il a été détruit par les
Hollandais, reconstruit à partir de 1654 
et  achevé  en 
1759,  dans  le 
style  baroque  le 
plus  pur.  L’église abbatiale est austère et monacale,
avec une nef unique au plafond peint de motifs floraux ornés.
C’est en rêvant à Dom Basílio
Penido, un ami de Georges Bernanos au monastère São Bento de Rio, dans les
années quarante, devenu abbé d’Olinda de 
1962  à  1987, 
que  j’ai  écouté 
les  laudes.  Fils d’un 
amiral  représentant  le 
Brésil  à  la 
Société  des  nations 
(SDN)  dans  les 
années  vingt,  Dom 
Basílio  avait  été 
le  camarade  de 
classe  du  compositeur, 
poète  et  diplomate 
Vinícius  de  Moraes 
au  collège  de 
Santo  Inácio  de  Rio
avant d’étudier à Paris, au collège Sainte-Croix. Lecteur passionné de
littérature française, ce moine longiligne affectionnait Paul Claudel, François
Mauriac,  Julien  Green, 
Charles  Péguy  et 
Georges  Bernanos,  poussé jusqu’à lui au Brésil par le doigt de
Dieu.
Dans l’après-midi, j’avais
rendez-vous avec Dom Luiz Pedro Soares, entré au monastère en 1970, ordonné
prêtre en 1986 et devenu père abbé en 2016.   
Après    m’avoir accueilli
sur   le parvis    du 
monastère où  les   flam-boyants étaient en  fleurs,   
Dom    Luiz    Pedro    m’a  
reçu   dans    une  
petite    pièce aux  murs 
blancs  où  était 
accroché  un  portrait 
de  sainte  Scholastique, 
la  sœur de saint Benoît.
«   Dom Basílio nous parlait souvent de Georges
Bernanos. Comme lui, il avait  une  grande 
dévotion  pour  sainte 
Thérèse  de  Lisieux. 
En 1935,  c’est après avoir lu Histoire
d’une âme qu’il est entré comme novice au monastère São Bento de Rio. À
l’époque, le père abbé était Dom Tomás Keller, un   Allemand. Venu    de  
l’abbaye de   Weingarten, une   fille  
de Beuron, l’abbaye 
pionnière  dans  la 
naissance  du  Renouveau 
liturgique.  Sur la colline de São
Bento, au cœur de Rio, à deux pas de la place Mauá et de l’avenue Rio Branco,
Dom Tomás Keller était entouré de toute une génération de moines intellectuels
et artistes, âgés de 20 à 30 ans, entrés au monastère  après 
avoir  suivi  à 
l’université  de  Rio 
des  études  d’ingénieur, 
de  médecine  ou 
de  droit.  Tous lecteurs 
de  Romano  Guardini,  ils 
accordaient une grande importance à la liturgie. Ils ont permis à
l’Église brésilienne de vivre un moment très fort, avec le soutien du président
de l’Action catholique, Alceu Amoroso Lima, dont Dom Basílio nous parlait
souvent. C’était lui aussi un grand ami de Georges Bernanos. 
Parmi ces moines destinés à
marquer l’histoire de l’Église du Brésil, la plupart nés dans de  riches 
familles  cariocas  et 
passés  par  le 
Centre  Dom  Vital, 
il  y  avait les futurs Dom Clemente Isnard, Dom
Basílio Penido, Dom Inácio Accioly.  Très
attachés  à  la 
règle  de  Saint-Benoît, 
ces  pères  ont 
ouvert  une voie mystique,
théologique et humaine nouvelle et participé à la lutte pour  les 
droits  de  l’homme, 
la  promotion  humaine 
et  la  justice 
sociale  pendant les années de la
dictature militaire. La liturgie était au cœur de leur vie.  Avec son 
ami  Vinícius  de 
Moraes,  Dom  Basílio 
nous  répétait  :  “La
beauté est fondamentale. Dieu l’aime parce qu’elle transcende l’être, le
conduit au bien.” »
Pendant que   Dom   
Luiz    Pedro    Soares parlait, je fixais    sa 
croix    pectorale,   ému  
comme toujours par   l’humilité,
la  simplicité et  la 
vérité    des   fils de Benoît. Clemente Isnard, Basílio
Penido, Inácio Accioly... Les noms que le père abbé a prononcés m’ont touché.
Tous ces bénédictins étaient des familiers de 
Georges  Bernanos  à 
Rio  de  Janeiro. 
De vingt-cinq  ou  trente ans plus âgé qu’eux, le romancier du
désespoir et de la foi a aimé ces  
frères    comme des   pères.    « À  
Dom    Basílio, le fils   que  
je  ne  méritais pas,   le 
fils   dont   je 
n’étais     pas   digne   
et  que   je 
respecte comme s’il   était   mon père 
»,  écrivit-il  au 
futur  abbé  d’Olinda 
dans  une  dédicace 
du  Journal d’un curé de
campagne.
Qui se souvient de Gilberto Freyre?
Gilberto Freyre ne s’est pas
intéressé uniquement à l’œuvre des Portugais. Sa trentaine de livres, dont deux
seulement sont traduits en français, évoque également le geste bâtisseur des
membres de la Compagnie des Indes occidentales menés par Jean-Maurice de
Nassau-Siegen. En 1624, ils prirent Salvador de Bahia tandis qu’une  poignée 
de  leurs  compatriotes 
fondaient  La  Nouvelle- 
Amsterdam sur l’actuelle île de Manhattan. Et dix ans plus tard, Recife
et Olinda. Chassés de Salvador à la grande joie du jésuite António Vieira qui
prononça à Salvador son Sermon sur le bon succès de nos armes sur celles de
la Hollande, les colons bataves résistèrent un quart de siècle aux assauts
portugais au Pernambouc.
Ce quart de siècle leur suffit à faire œuvre de civilisation. Avec lui, Jean-Maurice de Nassau-Siegen avait convié des peintres, des savants, des architectes. L’un des plus célèbres de ces artistes-voyageurs est Frans Post, l’un des maîtres de l’école paysagiste hollandaise, qui est le premier Européen à avoir peint des paysages du Nouveau Monde. Deux de ses tableaux sont accrochés au Louvre. L’un d’eux représente une habitation de planteurs près de la rivière Paraíba, l’autre le Rio São Francisco et le fort Maurice. Je me permets d’intimer l’ordre aux amateurs de belles choses d’aller les admirer de toute urgence. Au premier plan d’une de ces huiles sur toile de grande taille, ils découvriront le capivara, une sorte de marmotte ou de hamster géant dont j’ai naguère admiré quelques spécimens sur l’île de Marajó, en Amazonie.
![]()  | 
| Capivara no Lago Cascavel, Paraná, foto: Claiton Luis Moraes | 
Avant de quitter le
Pernambouc, le souvenir de Gilberto Freyre m’a donné envie de revoir Recife, ce
qui n’était pas inscrit à mon programme. Rua  
do   Bom    Jesus, 
 j’ai   retrouvé l’endroit où   fut  
édifiée la  synagogue Kahal zul
Israel, le lieu de prière du rabbin Isaac Aboab da Fonseca et des savants juifs
qui enrichirent la culture médicale brésilienne de nombreuses réminiscences du
savoir hébreu. Gilberto Freyre n’a pas oublié de rappeler que les juifs qui
accostèrent à bord des navires hollandais et les cristāos-novos,
convertis de force et exilés par les Portugais, ont participé de façon
discrète, et parfois secrète, à la formation de l’unité brésilienne –  malgré 
la  dureté  de 
l’Inquisition.  Transformé en  centre 
culturel, le site de la première synagogue des Amériques est situé dans
le Bairro de Recife, un quartier tracé en damier par les Hollandais. Lorsque
les Portugais reprirent ce site, ils ne prolongèrent pas ce plan. 
Au Brésil, les vaillants
navigateurs lusitaniens furent des semeurs, non pas des carreleurs. Leurs
villes naquirent en désordre, selon le caprice de l’occupant. Le schéma
rectangulaire et le plan géométrique du vieux Recife ne leur ressemblent pas,
observe Gilberto Freyre dans Terres du sucre, un autre maître livre,
traduit en français en 1956, toujours dans la collection « La Croix du Sud ».
L’exemplaire que j’en possède est dédicacé au romancier Jean Blanzat, un ancien
du réseau de résistance du musée de l’Homme.
Écrit dans  un 
esprit  d’aventure,  Terres 
du  sucre  se 
lit  comme  un 
roman.  Qu’on songe  à 
cette  page  splendide, 
où  l’écrivain  évoque 
«  un  Nordeste onctueux où, par les nuits de pleine
lune, il semble qu’une huile épaisse coule des choses et des gens, de la terre,
des chevelures noires des mulâtresses et des cabocles, des arbres où suintent
les résines, des eaux, du   corps    basané des  
hommes qui   travaillent dans    la 
mer   et  les  
fleuves, dans les sucreries, sur les quais de l’Apollon à Recife, dans
les entrepôts de Maceió ». C’est beau comme du Jorge Amado, un romancier que
personne n’oserait accuser d’être raciste. Terres du sucre est l’œuvre
la plus délicate d’un  écrivain  qui 
a  voulu  comprendre 
comment  le  Brésil, 
cette  terre compacte et
continentale, avait conservé son unité à travers les folies de l’histoire. 
À l’origine, les différences
de culture, d’ethnie et de classe semblaient rendre impossible la formation
d’un monde commun. On n’a plus le droit de le dire dans le Brésil
d’aujourd’hui, mais je le dis quand même 
 : 
il  se  fit 
grâce    à  la 
disponibilité sexuelle de  la  femme indienne et  de l’esclave noire, à l’œuvre des jésuites et
au tempérament portugais, enclin à créer des familles mixtes et non pas à
pratiquer une politique d’extermination ou de ségrégation, comme les Espagnols
dans la vice-royauté du Pérou et les Anglais en Amérique du Nord.
J’y songeais en retrouvant la
maison de Gilberto Freyre, cachée dans une forêt de manguiers Rua Dois Irmãos,
à la sortie de Recife. C’est une imposante bâtisse coloniale aux murs roses,
aux garde-corps en fer forgé, avec de jolis azulejos sur les côtés. Depuis la mort
de l’écrivain, elle est le siège d’une fondation qui semble être en sommeil. Le
jour de mon pas-sage, le gardien ne savait pas si la visite était possible.
Elle a cependant eu lieu sous la conduite de Mariângela, étudiante dans une
école de guides touristiques, une 
métisse  aux  beaux 
cheveux  châtains  et 
aux  yeux  verts 
ravie de célébrer pour moi son écrivain préféré. Mariângela m’a montré tour
à  tour 
les  pièces  de 
la  grande  maison, 
l’immense  bibliothèque,  les  souvenirs
familiaux, les tableaux des peintres Cicero Dias, Lula Cardoso Ayres et Di
Cavalcanti accrochés aux murs. Dans la grande maison vide, les boîtes  à 
cigares  étaient  encore 
sur  la  table, 
l’argenterie  astiquée,  les 
lits  faits  à 
l’étage.  
Depuis  cet 
observatoire  de  la 
diversité  humaine  du 
Nordeste  à  la 
terre  grasse  et 
à  l’atmosphère  huileuse, 
Gilberto  Freyre  a 
composé son œuvre en se laissant imprégner par la cuisine, la peinture,
les  mœurs,  l’architecture  et 
les  croyances  de  ses  compatriotes 
dans  une  sorte d’osmose affective. La ressemblance
avec Faulkner n’est pas seu-lement physique. L’auteur de Casa-Grande &
Senzala a regardé vivre et mourir les femmes et les hommes de sa terre
avant d’oser raconter leur vie. Il a donné de leur histoire une lecture
intégratrice. Contestée dans les années soixante au nom des luttes de classe,
déconstruite depuis le début des années 
deux  mille  au 
nom  de  l’égalité 
raciale,  elle  demeure 
un  roc  auquel 
on  ne  se 
lasse  pas  de 
revenir.  Comme  à 
cette  phrase,  reproduite 
sur une carte postale représentant le bureau de Gilberto Freyre, achetée
à la boutique du musée : Foi o que mais quis ser desde que quis ser alguma
coisa :  escritor, « C’était ce que
je voulais le plus être depuis que je voulais être quelque chose : écrivain. »
Titre et Texte: Sébastien Lapaque, Revue des Deux Mondes, février 2023





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