Célèbre journaliste américain, chrétien orthodoxe de compétition et auteur de best-sellers comme Le pari bénédictin, Rod Dreher récidive et en tournée en France a accordé à l'Incorrect une interview fleuve drôle, violente, désespérante mais pas désespérée.
Jacques de Guillebon
Comparer ce monde « woke »
au totalitarisme soviétique, n’est-ce pas un peu exagéré ?
C’est ce que je pensais, jusqu’à ce que j’aie rencontré des personnes venues d’anciens pays communistes qui m’ont dit : « Ce qui arrive ici aux États-Unis nous rappelle ce que nous avons vécu dans les pays que nous avons laissés derrière nous ». Et plus j’enquêtais, plus je voyais qu’ils avaient raison : les gens perdent leur travail, ont peur de dire ce qu’ils pensent, ont peur d’être mis au ban de la société. Comme dans l’Union Soviétique. On ne le voit pas, car notre conception du totalitarisme est définie par la guerre froide. C’est une grave erreur.
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Rod Dreher, photo: Benjamin de Diesbach |
J’appelle ça du totalitarisme
« soft » parce qu’il ne s’accompagne pas des méthodes totalitaires anciennes,
comme brutalité, torture, douleur et terreur. Mais ce totalitarisme doux
atteint les mêmes buts avec des moyens libéraux. Les wokes conquièrent tour à
tour les institutions, les médias, les maisons d’éditions, ou les académies.
Dans son essence, le totalitarisme, c’est une société où une seule idéologie
peut exister, contrôle le champ politique, et où l’intégralité de l’existence
est politisée. Le totalitarisme peut exister dans une société démocratique
libérale et capitaliste, c’est ce que nous sommes en train de découvrir. Un
exemple : aux États-Unis, l’entreprise Oréo a commercialisé des « gay pride
cookies » fourrés avec une crème arc-en-ciel. Même les cookies doivent être pro
LGBT.
Si cette gauche woke a
gagné le combat par des moyens libéraux, rien ne nous interdit de faire la même
chose.
Le meilleur moyen de combattre
le wokisme serait d’utiliser la raison dans le débat, mais ces gens sont dans
l’émotion pure. J’aimerais vivre dans une société libérale où la liberté
d’opinion, la liberté de religion, la liberté d’expression seraient défendues
férocement. Mais devons-nous dépendre de méthodes illibérales pour défendre des
valeurs libérales comme la liberté de parole ou la liberté religieuse ? J’étais
à Budapest : Viktor Orban est un démon aux yeux des libéraux occidentaux, et
pourtant, dans la Hongrie d’Orban j’ai trouvé qu’il était plus facile
d’exprimer librement ses opinions que dans la majeure partie des États-Unis.
J’y ai interrogé un professeur qui malgré sa détestation pour Orban avouait
qu’il jouissait d’une liberté totale d’expression dans ses salles de cours et
qu’il n’avait pas à craindre de représailles. Chose dont vous ne pouvez pas
vous targuer aux États-Unis, même si vous êtes libéral. Chez moi, l’État se
fiche de ce que vous racontez, mais votre université peut vous « canceller »,
vos étudiants vous attaquer, et vous ne serez plus jamais en mesure d’enseigner
nulle part. Alors où est-on le plus libre, dans la Hongrie de Viktor Orban ou
aux États-Unis ?
Viktor Orban a décrété que les études de genre ne seraient plus subventionnées dans les universités hongroises. Il y a dix ans, j’aurais désapprouvé, en pensant que les études de genre sont stupides mais que l’État ne devrait pas interférer avec le domaine universitaire. Aujourd’hui je crie : « Dieu bénisse Orban ! ». Car nous voyons l’emprise de la théorie du genre à travers toutes les institutions américaines. Et cette idéologie du genre est totalement intolérante.
Mais comment expliquez-vous que ce totalitarisme soft soit né dans les pays les plus libéraux et a priori les plus attachés à la liberté ?
Je pense que ça vient du
libéralisme lui-même, qui a réussi à complètement détacher les individus de
leurs traditions, de leur nation, de toutes les racines traditionnelles de leur
identité. Le libéralisme nous apprend que nous trouvons notre identité dans les
choix que nous faisons et seulement ça. Mais personne ne peut se construire
ainsi. Tous ces jeunes gens qui ont grandi dans cette culture libérale qui leur
assène « choisis ce que tu veux être » sont désespérément en manque d’identité,
et voient dans ces idéologies folles ce qui va leur donner une raison d’exister
et une communauté. Arendt, dans Les Origines du totalitarisme,
explique que l’un des principaux facteurs menant au totalitarisme est la
solitude des masses. Nous y sommes.
Avez-vous vous-même été
victime de ce totalitarisme soft ?
Non pas encore, mais cela ne
saurait tarder. Cependant, je constate déjà que l’on ne parle pas de mes livres
dans le New York Times, par exemple. Je ne me plains pas, le livre
se vend très bien, mais il est intéressant de voir que les médias ne s’y sont
pas intéressés. Je crois que c’est l’effet Trump. Un ami journaliste libéral me
confiait : « Après Trump, quelque chose s’est cassé dans le cerveau des
médias. Tout ce que nous pouvons mettre en place pour le combattre est
justifiable ». Voilà pourquoi les médias ignorent désormais toute
parole, toute pensée, tout argument qui les dérange, car ils pensent faire ce
qui est moral.
Y a-t-il une réelle
différence entre la cancel culture et le politiquement correct des années 80 ?
Il y a eu une bascule en 2013
: les jeunes complètement acculturés par la smartphone culture et
les médias sociaux ont commencé à être diplômés des universités et à trouver du
travail dans les rédactions américaines. Là ils se sont mis à militer, à
réclamer des privilèges. L’élection de Trump n’a fait que déclencher un brasier
à gauche : ils sont devenus complètement fanatiques. Et parce que la gauche
contrôle toutes les institutions, cette révolution s’est institutionnalisée,
comme l’avait prédit Gramsci.
N’est-ce pas notre faute de
ne pas avoir fait preuve d’inventivité comme la gauche woke ? Plutôt que de se
replier toujours plus, est-ce qu’on ne gagnerait pas à combattre sur le même
terrain ?
Le problème, c’est que nous ne
pouvons pas revivre les trente dernières années. Les conservateurs pensent que
si l’on ne gagne que le pouvoir politique, et que l’on vit au-dessus du système,
tout ira bien. Ils ignorent complètement la culture, alors que le pouvoir
politique est en aval, quand la culture est en amont. Et nous en payons le prix
aujourd’hui. La culture a été phagocytée par la gauche. Nous le voyons chez les
jeunes générations. Ils n’ont aucune compréhension, ils ne savent pas ce qu’ils
ignorent. Ceux qui sont nés après la guerre froide n’ont aucune conscience de
ce qu’était le communisme.
Aux Etats-Unis,
l’entreprise Oréo a commercialisé des « gay pride cookies » fourrés
avec une crème arc-en-ciel. Même les cookies doivent être pro LGBT
Cette transmission ne
peut-elle se faire que dans des familles chrétiennes ?
C’est en effet possible dans
des familles non chrétiennes. Mais l’avantage des chrétiens est leur conception
de la souffrance : lorsque j’ai interrogé d’anciens dissidents chrétiens des
ex-pays communistes, j’ai compris que c’est de là qu’ils tiraient leur force.
Tous étaient convaincus que chacun devait faire ce qui est juste, peu importe
le prix à payer. Parce qu’ils étaient chrétiens, ils savaient qu’ils devaient
souffrir unis dans la foi, dans le Christ – peu importe s’ils se faisaient tuer
ou étaient envoyés en prison, Dieu utiliserait leur souffrance pour délivrer le
monde. Notre chrétienté elle-même est devenue bien trop molle, trop
consensuelle, trop bourgeoise. Les chrétiens menacés de perdre leur emploi ou
leur statut social à cause de leurs convictions finissent par plier, car ils
sont incapables de concevoir qu’une vie de souffrance puisse être une bonne
vie. Nous avons oublié l’exemple du Christ et des martyrs. Un prêtre russe me
confiait : « Retourne aux États- Unis, et dis aux chrétiens là-bas que
s’ils ne sont pas prêts à souffrir pour leur foi, alors ce n’est qu’une
hypocrisie ». C’est une chose très dure à entendre pour les chrétiens
modernes, mais c’est la vérité.
Voyez-vous dans le monde
contemporain, des pays ou des communautés qui résistent ?
Dans les pays d’Europe de
l’Est comme la Hongrie ou la Pologne, on voit une vraie résistance. On peut
s’en réjouir, mais si vous ne tenez pas le champ culturel, vous perdez. Un ami
me confiait qu’il suffirait de peu de temps pour que les jeunes Hongrois
veuillent voir leur pays devenir la Suède. Ils aspirent aux libertés
occidentales, sans en percevoir les dangers. La plus grosse erreur des
Occidentaux est de croire que ce qui est arrivé en Russie, ne pourrait pas leur
arriver. De fait, cela peut arriver n’importe où sur terre.
Ils veulent que leurs
enfants fassent partie de la classe dominante. Voilà pourquoi le wokisme gagne,
car il contrôle l’accès au pouvoir.
Justement, nous Français,
l’avons déjà expérimenté lors de la Révolution française.
Oui, vous avez cette
expérience historique. Robespierre était le social justice
warrior par excellence ! Très « moral », profondément animé par son
idéologie et complètement intolérant. Ce qui est arrivé à Robespierre finira
par arriver à bon nombre d’entre eux, car comme ils ne tarderont pas à le
découvrir, il y aura toujours quelqu’un de plus woke qu’eux. Trotsky a fini
avec un piolet dans la tête.
Là nous parlons d’une
population éduquée, diplômée. Existe-t-il un « prolétariat woke » ?
Les wokes sont persuadés être
l’avant-garde du prolétariat. La plupart sont blancs, éduqués, diplômés,
privilégiés, n’ont jamais rencontré un pauvre de leur vie, mais se considèrent
comme les soldats de première ligne qui libèrent tous les autres. Le fait est
qu’ils ont accès à toutes les institutions, notamment les universités : ils
sont donc en mesure d’imposer leur idéologie à tous, de gré mais surtout de
force. C’est vraiment l’aspect le plus surprenant du phénomène. La plupart des
gens n’aime pas le wokisme, mais tous sont trop effrayés pour le dire. À
New-York par exemple, vous avez des écoles élitistes, qui ont été complètement
phagocytées par le wokisme le plus radical.
Oui, nous avons des médias
conservateurs, mais ils sont gangrénés par le même vice que la gauche woke,
c’est-à-dire refuser de se confronter à ce qui ne les conforte pas dans leurs
idées
Ces écoles coûtent 20 000 $
l’année, et les professeurs sont terrorisés par les élèves. Les parents vous
confient en aparté : « Nous haïssons cette idéologie véhiculée à
l’école ». Retirent-ils pour autant leurs enfants de ces écoles ? Non.
Parce qu’ils veulent que leurs enfants fassent partie de la classe dominante.
Voilà pourquoi le wokisme gagne, car il contrôle l’accès au pouvoir. Nous
croyons vivre dans une démocratie libérale, alors que dans les faits nous
vivons dans un totalitarisme woke. On arrive donc à cette situation folle, avec
un capitalisme où des super wokes dirigent d’énormes entreprises. Et parce
qu’ils sont wokes, qu’ils brandissent le drapeau arc-en-ciel et
soutiennent Black Lives Matter, personne ne va les questionner sur
leur façon de traiter leurs employés, y compris sur les esclaves chinois qu’ils
exploitent. Leur seule préoccupation religieuse, c’est d’être « moral ».
N’est-ce pas du
christianisme renversé finalement ?
Si. René Girard parlait de «
christianisme contrefait ». Le véritable christianisme prend soin des faibles,
protège les victimes, ce qui est bien. Mais ce faux christianisme en a fait un
dogme indiscutable, qui mène inévitablement à une tyrannie et au totalitarisme.
Y a-t-il aux États-Unis des
institutions ou des journaux conservateurs qui seraient susceptibles de faire
le contrepoids ?
Oui, nous avons des médias
conservateurs, mais ils sont gangrénés par le même vice que la gauche woke,
c’est-à-dire refuser de se confronter à ce qui ne les conforte pas dans leurs
idées. Nous le constatons avec le trumpisme. Beaucoup d’admirateurs de Trump
n’acceptent d’entendre aucune critique à son encontre. Et c’est ce qui me fait
dire que la faiblesse vis-à-vis du totalitarisme couve aussi à droite. Je suis
conservateur, mais j’ai de nombreuses critiques à l’égard de Trump, choses dont
il m’est impossible de discuter avec certains de mes amis eux-aussi
conservateurs. Ils en arrivent même à me traiter de « traître ». Encore une
chose que m’avaient expliquée les dissidents chrétiens des ex-pays communistes
: le totalitarisme fracture même au sein des familles. C’est exactement ce qui
est en train de se passer aux États-Unis. Dans les écoles américaines, il y a
une politique : si un enfant dit qu’il est transgenre, interdiction d’en
avertir les parents. « Nous allons aider cet enfant à faire sa
transition de genre, mais nous n’avertirons pas ses parents, et le dissuaderons
de le faire ». Les anciens dissidents chrétiens expliquent que le
procédé était le même pour séparer les enfants de leur famille dans les pays
soviétiques.
Propos recueillis par Jacques de Guillebon, L’Incorrect, nº 43, juin 2021
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