Atlantico
Souvent assimilés à des
"fous", dont les actes seraient "absurdes", nombreux sont
les auteurs d'attentats à en réalité chercher à combler un vide... Que la
société occidentale peine à proposer. L'islamisme radical, peut alors en
constituer une alternative simpliste mais satisfaisante.
Atlantico : Abdelhamid Abaaoud
le cerveau des attentats du 13 novembre, qualifié de "petit con" par
un ex camarade de classe ; Brahim Abdeslam, impliqué dans les fusillades dans
le Xème arrondissement, qualifié de "chômeur" et de "looser"
par sa femme ; Hasna Ait Boulahcen qui s'est fait exploser pendant
l'intervention du Raid connue plutôt comme une "fêtarde"... Qu'est-ce
que ces éléments peuvent nous dire du profil psycho-sociologique des
terroristes djihadistes ?
Farhad Khosrokhavar : il
faut quand même aussi dire que beaucoup d'entre-eux sont tout simplement
attardés, ou sans éducation. Ils peuvent avoir du mal à s'adapter à une société
où le politique ne remplit plus sa fonction. Il s’agit évidemment aussi de
personnes qui ressentent un malaise à l’égard de la représentation politique,
considérant alors qu'il n'y a plus d'alternative, et que les différences entre
la droite et la gauche s'estompent. Ces personnes auraient sans doute eu une
fascination pour le communisme au siècle dernier.
Paradoxalement, ils ressentent
un peu ce qu'incarne Michel Houellebecq, c’est-à-dire que notre civilisation a
perdu de son attrait, qu’elle ne répond plus à nos besoins
élémentaires. Il y a un ensemble de conditions qui favorisent ce besoin
d'un autre cadre identitaire, de s’approprier une pensée telle que celle des
terroristes islamistes. Car en soutenir le mode d’action, même à demi-mot,
revient à être sensible à leurs causes. Depuis qu'il n'y a plus de transmission
du lien social, de service militaire obligatoire par exemple. La famille
recomposée a eu des dimensions extrêmement positives. Pour autant, elle a
participé au délitement du cadre identitaire, par une dissolution de l'autorité
paternelle.
On peut évoquer comme
principal marqueur une déshérence dans la vie, caractérisée par un système de
pensée bâti autour de la violence. Mais le lien avec immigration -ou insécurité
financière- et djihadisme est un lieu commun qui n’est plus fondé. La palette
des personnalités s'est élargie. Certains d’entre eux sont issus des classes
moyennes très bien éduquées mais qui ne savent pas où sont les limites, la
frontière entre le bien et le mal. Et ceux-là ne souffrent donc d’aucun malaise
lié à la condition des banlieusards.
Jean-Paul Mialet : "Petit
con", "looser", "fêtard" : ce ne sont pas les
qualificatifs qu’on emploie dans l’entourage de "fous". Ce dernier
terme serait d’ailleurs à préciser : après 40 années de pratique psychiatrique,
je n’en connais plus bien la signification. Mais tous ceux qui présentent des
troubles mentaux apparaissent différents, étranges, inadaptés ou incohérents à
leur entourage : pas "con" ou "looser". Ce vocabulaire est
plutôt réservé à des individus caractériels ou marginaux, peu enclins à
respecter les règles sociales - éventuellement même méprisants pour ceux
qui se plient à ces règles. Rien n’indique donc que Adelhamid Abaaoud, Brahim
Abdeslam ou Hasna Ait Boulahcen avaient un quelconque dérèglement mental. En
revanche ils étaient sans doute un peu "à part", moins conformes aux
normes sociales que d’autres.
Je suppose d’ailleurs que pour
s’intégrer dans un groupe organisé et structuré comme l’est un groupe
terroriste qui effectue des actions planifiées, il est impossible d’être
"fou" : les dérèglements de l’esprit rendent l’individu
incontrôlable. Certains des déséquilibrés que rencontrent les psychiatres ont
pour seul symptôme une sociopathie grave. Cela peut-il mener à devenir
terroriste? Non, car cette incapacité pathologique de respecter des règles
sociales conduit à des actes délictueux, mais elle ne permet pas de s’intégrer
dans une bande organisée : le "milieu" a ses propres règles et
rejette vite ces individus. On ne peut donc pas retenir non plus le diagnostic
de sociopathie chez ces terroristes. Certes, ils méprisent notre société et les
individus qui la composent, mais ils respectent une loi, la loi du Djihad. En
somme, fanatiques, oui ; mais fous, sûrement pas…
S’il n’y a pas de psychologie
particulière propre au terrorisme, comment expliquer la hargne qui les pousse à
tuer au prix de leur propre vie ? Certaines études de psychologie sociale
peuvent fournir des éléments de réponse. En premier lieu la fameuse expérience
de Milgram, qui dans les années 60, a démontré que l’obéissance à une autorité
faisait taire l’empathie et permettait d’administrer à autrui des traitements
très douloureux. L’autorité, dans cette recherche, était un universitaire : on
imagine ce que peut produire une autorité considérée comme divine. Plus
récemment, une autre explication est proposée qui s’appuie sur l’expérience de
la mort. Qualifiée de théorie de la gestion de la terreur, cette thèse soutient
que la conscience de notre mortalité provoque une angoisse que l’on tente
d’apaiser en donnant du sens à sa vie par un espoir de paradis ou par une œuvre
qui vous survit. Lorsqu’un djihadiste rejoint les groupes de combat, l’acuité
de cette conscience de mort peut, paradoxalement, aiguiser son besoin de donner
du sens à sa vie par une œuvre de mort – surtout si elle est assortie d’un
espoir de paradis.
Ces explications n’épuisent
cependant pas le sujet. Selon l’expert israélien Yoram Schweitzer qui a
interrogé une centaine de kamikazes incarcérés, tous cherchent à
"s’accomplir" en livrant un témoignage de la gloire d’Allah. A leurs
yeux, leurs victimes sont dépourvues d’humanité.
Quel rôle la perte de sens
dans la civilisation occidentale peut-elle avoir ? Dans quelle mesure le
djihadisme islamique peut-il in fine constituer une alternative à ce que ne
propose pas la société occidentale ?
Jean-Paul Mialet : Même
si elle nous parait absurde, le djihadisme propose une cause. Et pas n’importe
quelle cause, une cause transcendantale: servir un Dieu. N’oublions pas que
dans notre civilisation occidentale, il existe encore bien des individus pour
lesquels servir un Dieu remplit une existence : les religieux n’ont pas
disparu, et certains - les moines contemplatifs ou les sœurs carmélites de la
religion catholique par exemple - sont capables d’y consacrer chacun de leurs
instants en renonçant à toute vie sociale. Ces individus sont-ils fous ? Ou
serait-ce au contraire notre société occidentale qui s’égare en ignorant le
besoin de sacré et les motivations religieuses qui ont toujours habité l’homme
? Puisque l’on agite si volontiers le spectre de la folie lorsque l’on ne
comprend pas un comportement, il peut être utile de rappeler ici que l’excès de
rationalisme est également une forme de folie : certains patients présentent en
effet ce que l’on appelle un "délire rationnel"…
Aveuglé par les Lumières, la
société occidentale aurait-elle perdu le sens de cette part d’irrationnel qui
pousse l’homme vers la religion aussi bien que vers l’art ou la poésie ? Notre
culte est à présent celui des droits de l’homme et de la liberté, qui semble
avoir remplacé la spiritualité ringarde d’autrefois en s’appuyant sur des
valeurs considérées comme moins contestables. Mais qu’en est-il de notre
pratique ? N’est-elle pas celles d’individus mus avant tout par un désir
d’autosatisfaction, et dont la conduite est régie par les lois du marketing ?
Les beaux sentiments alimentent des sites Internet qui, sous d’élégants
prétextes, les proposent à la consommation. Même nos dirigeants s’appuient
davantage sur des techniques de communication que sur des convictions, comme si
la politique consistait aujourd’hui à emporter des parts de marché… On conçoit
que pour ceux qui n’adhérent pas à cette société parce que leurs origines ou
leurs traditions les en éloignent, et qui ne s’imaginent pas non plus pouvoir y
trouver un jour une reconnaissance quelconque, la cause djihadiste, dans sa
simplicité, puisse être tentante. Elle a de plus l’intérêt de fournir des
règles de conduite tranchées qui rassurent ceux que perturbe ce monde complexe
aux repères brouillés.
Axel Dyèvre : Le
profil des terroristes islamistes est assez difficile à cerner de manière
précise. Bien entendu, ils sont tous musulmans que ce soit “d’origine”
(généralement “reborn”) ou convertis. Mais la cause dont ils se réclament étant
l’Islam, ce point est un truisme… On parle beaucoup ces temps-ci de jeunes qui
semblent aller chercher en Syrie un monde fantasmé manifestement. La question
reste entière - au moins pour moi - de savoir en quoi consiste exactement
ce fantasme : un "retour aux origines" ? Mais alors quelles origines
? La plupart des jeunes Français d'origine maghrébine impliqués sont de la
deuxième, voire troisième génération. Et la Syrie n'évoque pas vraiment le
Maroc, l'Algérie ou la Tunisie, qu'ils ne doivent quasiment pas connaître pour
la plupart et dont les sociétés ne sont pas spécialement "islamisées"
au sens qu'ils semblent rechercher auprès de l'OEI. Le rejet de la société ?
Pourquoi pas mais alors laquelle en ce cas : la France et son mode de vie
occidentalisé ou le pays d'origine de leur famille qu'ils n'ont pas connu ?
Certains sont certes des délinquants qui peuvent rechercher là une rédemption
mais on trouve aussi des profils plus intégrés voire des convertis pour qui on
ne peut pas trouver l'excuse d'un rejet sociétal ou d'une douloureuse histoire
post-coloniale.
Reste la soif d'aventure dans
le monde un peu aseptisé que nous connaissons : cela peut expliquer les départs
vers des territoires de conflit, mais en revanche le retour et la bascule dans
l'action terroriste sont beaucoup moins évidents. Surtout quand cette action se
finit dans l'action suicide : entre l'excitation du combat, la prise consciente
du risque d'exposer sa vie et l'appui sur le bouton "fin" il y a une
marge. On bascule là dans une approche nihiliste. J'entends bien que l'idéologie
que ces terroristes - car on ne parle plus là de "combattants"
- cette idéologie encourage donc le sacrifice et justifie le meurtre même
de masse, puisqu'il n'y pas d'innocents. D'un certain côté on peut se dire que
nous vivons dans une société facilement effrayée et qui place le "vivre
longtemps" au dessus de tout, dans une société donc qui a - pour
faire court - peur de la mort. En adhérant à une idéologie nihiliste,
peut être certains voient ils là un moyen de rejoindre une "élite",
qui serait celle de ceux qui sont au dessus de ça et qui dominent de facto la
masse. D'une certaine manière en ce cas cette idéologie mortifère et meurtrière
serait un nouveau moyen d'exprimer son mal être face à la société et à son
fonctionnement. L'islamisme serait une nouvelle manière d'être des
"révolutionnaires"...
Que cherchent ces jeunes dans
l'islamisme radical ?
Jean-Paul Mialet : L’islamisme
est une religion. Comme toute croyance religieuse, elle laisse sa place au
doute et à une marge de liberté dans l’interprétation du croyant. L’islamisme
radical est une interprétation dogmatique des textes coraniques. Elle offre le
confort des dogmes. Je viens de rappeler ce que chacun sait : le monde moderne
est complexe, les repères sont difficiles à trouver, le brassage des cultures
et la globalisation de la planète imposent de remises en question. Qui
sommes-nous ? C’est l’identité même de tous les peuples interconnectés qui est
aujourd’hui chancelante. Avec pour corollaire un besoin plus vif d’affirmer une
identité. Le sursaut identitaire n’affecte pas que la Catalogne et la Bretagne,
il traverse aussi les individus qui composent notre société. Si, pour de
nombreuses raisons, ces individus sont mal enracinés dans la société, ils
seront tentés de trouver une place mieux définie dans une autre société. Et si
cette société leur fournit des repères caricaturaux, elle se montrera
particulièrement attractive. C’est après tout ce qui se passe dans les sectes
où l’on propose à des individus en mal d’identité une place clairement
attribuée au sein d’une collectivité, avec un rôle défini et une interprétation
du monde dont une vision simplifiée donne toutes les clés. Le sens de la vie
n’est plus une quête ; il s’impose avec clarté. Pour certains, c’est un confort
précieux auquel ils sont prêts à sacrifier tout – même leur vie, comme on l’a
vu dans les suicides collectifs de certaines sectes.
Bien que non-terroristes, le
pilote de German Wings qui a provoqué consciemment la mort des passagers qu'il
transportait, les fusillades dans les lycées et universités américaines,
pourraient-elles répondre à ce même vide de sens ? Dans quelle mesure ces
derniers pourraient-ils correspondre à des individus tels que les djihadistes,
mais sans l'alternative que représente l'islam radical ?
Jean-Paul Mialet : N’allons
pas tout mélanger. Le pilote de Germanwings était, a-t-on dit, sujet à des
dépressions. Or les dépressions poussent parfois à rechercher la mort comme une
délivrance : on peut en ce cas, pour le coup, parler de
"folie". Evidemment, dans cette folie-là, une énigme demeure:
pourquoi a-t-il voulu entraîner avec lui tous les passagers ? Quel sens cela
avait-il pour lui ? Qui peut répondre ?
En revanche, les massacres
dans les écoles et universités américaines pose plus directement la question du
sens que peut représenter pour certains le meurtre de masse gratuit, car ces
individus n’étaient pas, que je sache, des individus dépressifs. Avec beaucoup
de prudence - je ne suis pas un expert - je peux imaginer que ces terribles
fusillades correspondent également à une sorte d’affirmation identitaire
tragique alimentant une œuvre de destruction haineuse des autres et de
soi-même. Il y aurait en ce cas en effet une parenté avec les massacres
terroristes, sans la structuration religieuse de l’acte qui l’habille d’un sens
plus évident.
Axel Dyèvre : Dans
le cas des tueurs de masse - et le pilote de la GermanWings en est un, car s'il
voulait se suicider il pouvait ouvrir le gaz chez lui - on trouve certainement
des points communs avec les terroristes. Ne serait-ce qu'une forme de
psychopathie dans la nature de leurs actes. Si vous définissez le terrorisme
comme un moyen d'action, alors ils sont de la même catégorie : pour les 200
passagers de la GermanWings comme pour ceux de l'avion de la MetroJet à Charm
El Sheikh, quelle différence fait la motivation de leurs bourreaux ? Dans les
deux cas il y avait intention de tuer. Ce qui peut faire la différence
c'est la dimension politique et idéologique. Mais dans les deux cas
il y a aussi sans doute un besoin "wharholien" de gloire macabre. La
question est de savoir si - et dans quelle mesure - l'idéologie engendre
l'action ou si elle est utilisée à des fins de justification. Il y a
probablement du vrai dans les deux : ce qui est sûr c'est qu'une idéologie qui
ne permet pas l'interprétation violente ne peut pas être utilisée comme moteur
ou comme justification…
L'étude des différents profils
socio-psychologiques des terroristes fait-il ressortir cette perte de sens
toujours de la même manière ? Qu'en ressort-il ?
Axel Dyèvre : La
question est d'importance et elle est également d'évidence polémique. Des
dizaines d'experts, de connaisseurs du terrain, des civilisations, des réseaux,
etc se sont exprimés sur le sujet. Des dizaines voire des centaines d'études
ont été commises sur le sujet depuis très longtemps, et même avant 2001 sur les
critères de basculement dans le terrorisme. Aucune n'a trouvé la pierre
philosophale, le "chemin de radicalisation" type qui nous permettrait
de comprendre et d'anticiper. Les anglo-saxons ont une expression pour
identifier ce point que tout le monde recherche, le "tipping point",
le point de rupture. Ce point où le parcours d'un individu "bascule"
dans l'action violente et terroriste.
L’analyse des des centaines de
profils au travers de différentes études à la fois terrain et bibliographiques
nous a montré que le sujet est des plus difficiles : personne n’a vraiment
identifié ce fameux “point de rupture”. Pour illustrer aussi le danger d’être
affirmatif ou d’énoncer des certitudes à chaud : que d’analyses doctes ont été
faites sur le cas de la jeune fille de l'appartement de Saint Denis,
"première femme kamikaze en Europe", et sur toutes les terribles
implications (que d'aucuns avaient prévu de longtemps, bien entendu). Il semble
vu les derniers communiqués qu’elle ait été tuée dans l'explosion d'un kamikaze
proche d'elle... Le profilage à l’emporte pièce comporte des risques pour ses
auteurs : je préfère ne pas m’y risquer…
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