Bérénice Levet
Pour que les cerveaux ne s'engourdissent pas avec la chaleur
estivale, L'incorrect vous propose, chaque semaine, de redécouvrir des notions
clés de l'actualité. De grands intellectuels de notre époque offrent ainsi une
étude approfondie des concepts qui nourrissent les débats du temps présent.
Cette semaine, la philosophe décrit la déstructuration qui procède de la
modernité.
Dans un entretien récent, l'acteur
Fabrice Luchini faisait cette remarque judicieuse : « La droite est
bête car elle est pessimiste, parce qu'elle ne croit jamais à l'élan lyrique,
mais la gauche est bête parce qu'elle ne connaît rien à la nature humaine.
» Nous laisserons de côté la première partie de la phrase, non qu'elle
soit sans intérêt, mais elle n'entre pas dans notre propos ici, pour nous
attacher à la seconde. La gauche ne connaît rien à la nature humaine. Ces mots
recèlent une vérité profonde et jettent une vive lumière sur le présent qui est
le nôtre. La situation bouillonnante et exaltante que nous connaissons en
Europe, mais aussi aux États-Unis, s'éclaire de ce mépris que la gauche et bien
plus largement les progressistes, qui se rencontrent dans les deux camps,
réservent aux hommes dans leur humanité, dans leur fragile humanité. Voici
quelque quatre décennies qu'ils bâtissent, au nom du progrès, au nom de la
modernité, un monde inhospitalier aux hommes - c'est un euphémisme -, un monde
qui ne tient aucun compte de ces êtres de chair et de sang qui forment les
peuples, de leurs attachements, de leurs fidélités et passe par pertes et
profits ce que la philosophe Simone Weil appelait « les besoins fondamentaux
de l'âme humaine » , à commencer par le premier d'entre eux,
l'enracinement. Ils ont peu à peu levé toutes les frontières, géographiques
comme symboliques, qu'ils ne regardent que comme des entraves, indifférents et
inaccessibles aux vertus protectrices des limites, instances civilisatrices par
excellence, ainsi que le savaient les anciens.
Le péché capital de la pensée
progressiste est d'avoir prêté des vertus émancipatrices à la désaffiliation et
à la désidentification et d'avoir tout misé sur ce postulat. Cette philosophie,
qui puise à la source de la modernité, ne s'impose véritablement en France
qu'au cours de la décennie 1970, avec l'arrivée des baby-boomers, frais émoulus
de Mai 68, aux postes de commande de la société. Ils se sont donné un mandat :
périmer les manières d'être et de penser traditionnelles, hâter l'avènement
d'un monde qui ne tiendra plus par aucun fil au passé. Avec la liberté de
l'enfant pour alibi, une liberté conçue comme arrachement et déliaison,
l'idéologie progressiste fait de la non-identification son programme
d'éducation, vidant progressivement les individus de toute substance : identité
religieuse, identité nationale et désormais identité sexuée et sexuelle. Dans
le droit fil des Lumières, les codes, les normes, les significations hérités
sont assimilés à des préjugés et leur transmission à des actes de collaboration
avec un monde coupable de part en part, ne méritant que d'être enseveli.
Ils
s'enorgueillissent de pouvoir fabriquer des enfants sans père
On ne laisse pas d'être frappé par la
bonne conscience qui toujours habite ces apprentis sorciers. En 1975, ils
demeuraient sourds aux avertissements d'un Claude Lévi-Strauss les mettant en
garde contre l'idolâtrie de “l'enfant originellement créateur” : «
Craignons, toutefois, disait l'ethnologue, qu'en sacrifiant
les rudes nécessités de l'apprentissage à nos rêveries égoïstes, nous ne
finissions par jeter par-dessus bord l'école […] et frustrions
nos successeurs du peu qui reste solide et substantiel dans l'héritage que nous
pouvons leur transmettre. » Aujourd'hui, obstinément invincibles au
doute, ils s'enorgueillissent de pouvoir fabriquer des enfants sans père et
criminalisent, “homophobisent” quiconque ne communie pas dans le culte de leurs
droits et de ce que la technique rend possible.
La patrie, l'identité nationale, les
frontières, la religion, l'enracinement, la fidélité aux ancêtres, le besoin de
stabilité, de continuité, la nécessité d'escorter le nouveau venu dans la
civilisation où il naît, de la lui donner à connaître et à aimer, c'était bon
pour ces chétives créatures qu'étaient nos ancêtres, mais nous, hommes du XXIe
siècle et des siècles à venir, qu'aurions-nous besoin de ces vieilleries ?
Passion de la nouveauté, exaltation de l'individu et de ses caprices érigés en
droits, société ouverte, culte de l'autre et de ses différences, dévotion à
l'immigré, rebaptisé au gré des circonstances “sans-papiers”, “réfugié”,
“migrant”, et ce, sur fond d'exécration de l'Occident et singulièrement de la
France, dont on ne sait plus qu'une chose, qu'elle fut et demeure raciste,
colonialiste, machiste, sexiste… Telles sont les idoles dont les progressistes
entretiennent le culte depuis les années 1970.
Ils ont
programmé l'obsolescence de la France
Le succès de cette entreprise de
déstructuration est d'autant plus complet que libéralisme culturel, l'autre nom
du progressisme, et libéralisme économique travaillent de concert à éroder le
socle anthropologique sur lequel reposent nos sociétés. Ensemble, ils ont
programmé l'obsolescence de la France, les uns au nom de mobiles économiques et
de l'impératif de l'adaptation, les autres, de l'individu et de ses
jouissances. Et c'est ainsi qu'au slogan des étudiants de Mai “Cours, camarade,
le vieux monde est derrière toi !” font cruellement écho, quatre ans plus tard,
en 1972, les mots du président Pompidou : « Chère vieille France ! La
bonne cuisine… Les Folies Bergère… Le gai Paris… La haute couture, les bonnes
exportations … Du cognac, du champagne et même du bordeaux et du bourgogne :
c'est terminé ! La France a commencé et largement entamé une révolution
industrielle ! »
Près de cinq décennies plus tard, le
résultat est là, la catastrophe anthropologique et civilisationnelle est
criante. On vit mal dans le monde rêvé des progressistes. Si longtemps les
peuples se sont montrés dociles, confiants dans les promesses que l'élite leur
faisait miroiter, c'en est fini. Brexit au Royaume-Uni, élection de Donald
Trump aux États-Unis, plébiscite de Matteo Salvini en Italie, triomphe de
Viktor Orbán en Hongrie, mouvement des “gilets jaunes” en France… Ces
événements sont l'expression d'une répudiation des idoles du progressisme.
Partout, les peuples se rebellent. Ils voient ce qu'ils voient. En guise de
progrès, désindustrialisation, délocalisations, des villes et des villages à
l'allure spectrale, tissu de sociabilité déchiré et individus esseulés n'ayant
d'autre horizon que celui de la consommation, des « narcisses » (Christopher
Lasch) demandant pathétiquement aux selfies de leur garantir un minimum de
réalité ; en guise de multi culturalisme heureux, la décomposition des nations,
la perte d'un univers familier si essentiel aux hommes. Michel Houellebecq
s'est fait le romancier le plus sagace de cette nouvelle figure d'humanité sortie
du laboratoire des progressistes. Partout, les peuples viennent rappeler
aux « anywhere » (David Goodhart), à ceux qui ont les moyens
économiques de se sentir chez eux partout et nulle part, le besoin
d'inscription dans un lieu et dans une histoire. Partout, ils viennent
signifier aux élites mondialisées qu'ils refusent d'être sacrifiés sur l'autel
de la logique économique. Partout en Europe, ils manifestent leur volonté de
reprendre les rênes de leur destinée, de recouvrer une souveraineté exilée
depuis 1992 à Bruxelles. Partout, et singulièrement en France, tant notre génie
propre y est contraire, aux militants de la conversion des peuples au
multiculturalisme, ils opposent leur rejet d'une nation où les communautés
coexisteraient comme l'huile et l'eau, sans se mêler, sans être cimentées par
des références communes, des manières d'être et de vivre. Partout, en proie à
l'offensive des islamistes résolus à imposer leur présence, à changer le visage
des peuples européens, à les “défigurer”, les peuples expriment leur sentiment
d'“insécurité culturelle”, leur hantise de se voir devenir minoritaires, ou
simplement relativisés, dans leur propre pays ou dans leur propre quartier.
Les
peuples brisent leurs idoles et sont en colère
Le sentiment profond de l'élite est
que décidément le peuple n'est pas à la hauteur. On lui vante une société
ouverte, sans frontière, multiculturelle, un monde de la mobilité permanente,
et il a besoin et ne craint plus de le proclamer d'un lieu, d'un village, d'un
clocher, d'une cathédrale, de mémoire, d'histoire(s). Les peuples brisent leurs
idoles et sont en colère. Pour s'éviter de penser les fondements
anthropologiques des aspirations populaires, l'élite a trouvé la parade, elle
se répand en anathèmes et accuse de populisme ceux qui ont la faiblesse de
reconnaître la légitimité de ces postulations humaines, de leur faire droit et
de les servir. Ce mot de “populisme” est le grand soupir, à moins que ce ne
soit le grand sanglot, des progressistes qui sentent le sol se dérober sous leurs
pieds.
Or, si les peuples sont attachés à
leur patrie, ce n'est pas qu'ils seraient frileux, crispés, repliés sur
eux-mêmes, xénophobes. L'histoire dont on hérite est une sorte d'encrier dans
lequel tremper sa plume. Le passé est un aiguillon. Les racines n'immobilisent
pas, elles irriguent, inspirent et mettent en mouvement. Il entre, dans la
résistance au multiculturalisme, l'expérience vive de ce qu'une patrie n'est
pas taillée dans la seule étoffe du juridique, qu'elle est d'abord une réalité
charnelle. Le commun s'incarne dans les usages, dans les codes vestimentaires,
dans les manières. Ce qui nous attache à la patrie , disait
Stendhal, « c'est que nous sommes accoutumés aux mœurs de nos
compatriotes et que nous y plaisons ». Sorte de loi non écrite à
laquelle chacun souscrit implicitement, les mœurs composent l'âme d'une nation.
Refuser de les adopter, c'est ipso facto faire acte de
sécession de la communauté nationale et c'est bien ainsi que le port du
burkini, du voile, le refus de serrer la main d'une femme sont interprétés à
juste titre par les Français.
Ce droit
des peuples à la continuité historique devrait être ratifié par l'Union
européenne
Le temps n'est-il pas venu d'énoncer
un droit des peuples à la continuité historique ? Les peuples doivent être
légitimés dans leur aspiration à se perpétuer dans leur singularité. Aucune
ouverture, disait l'historien Fernand Braudel, ne doit signifier «
l'expropriation » . Ce droit des peuples à la continuité historique
devrait être ratifié par l'Union européenne, qui œuvre sans répit dans le sens
contraire, mais non moins, et impérieusement, par tout candidat à quelque
mandat national ou local. L'Hémicycle est aujourd'hui occupé majoritairement
par des individus qui votent des lois qui contreviennent à cette préservation
de la singularité française, du génie français.
Le fossé séparant l'élite du peuple va
s'élargissant, s'inquiète-t-on légitimement. La réconciliation ne s'amorcera
que le jour où, loin des statistiques et des idéologies, l'élite daignera se laisser
ébranler par les mots du poète : « Et de l'homme lui-même quand donc
sera-t-il question ? » (Saint-John Perse).
Bérénice Levet, Valeurs Actuelles, nº 4317, du 22 au 28 août 2019
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