Beaucoup
ont été surpris d'entendre Didier Raoult [photo] se targuer dernièrement sur sa chaîne
YouTube d'être « une star des maladies infectieuses ». Or, on
trouve dans ses livres et ses articles nombre de passages allant dans le même
sens - ainsi lorsqu'il s'en prend à la tendance séculaire qu'aurait notre État
de porter aux nues ses “héros” pour ensuite les refouler. À force d'avoir
plaqué sur lui, de l'extérieur, nos schémas médiatiques simplificateurs et
prêts à l'emploi (Marseille contre Paris, le populisme scientifique contre les
élites, le “gilet jaune” des blouses blanches, etc. ), nous avons fini par
brosser un portrait de Didier Raoult n'ayant que peu de rapport avec la réalité
du personnage. C'est pourquoi nous devons revenir à ses écrits pour tenter de
mieux comprendre rétrospectivement l'action qu'il aura conduite et le discours
qu'il aura tenu durant la crise de la Covid-19.
Didier
Raoult a en outre fustigé l'étude du Lancet considérée par lui
comme « foireuse », arguant que nous assistions à un décalage
grandissant entre la prise en compte des données réelles et celle des données
numériques ou du big data. Ainsi convient-il de voir, comme l'a dit Didier
Raoult lui-même, l'écart
qui existe « entre la réalité et un article qu'on est capable de faire
avec un ordinateur sans avoir vu un seul malade ».
On le sait, Didier Raoult insiste sur le fait qu'il a, lui, appliqué une
stratégie fondée sur le soin et la prise en charge directe des malades, loin
des méta-analyses et des études impersonnelles en tout genre. Influencé par les
idées du philosophe postmoderne Jean Baudrillard, Didier Raoult a en fait
souvent écrit que nous vivions dans un monde caractérisé par l'éloignement
croissant entre deux types de vérité : la vérité du réel observable, que Didier
Raoult appelle aussi la vérité physico-chimique ou biologique, et, d'autre
part, la vérité digitale. Pour Didier Raoult, ce que la crise sanitaire de la
Covid-19 aura clairement mis en exergue, c'est que ces deux vérités n'ont plus
aucune attache l'une avec l'autre : la séparation des deux mondes est désormais
complète.
Dans un entretien accordé à Paris Match (du 30 avril), Didier
Raoult déclarait : « Au fond, je suis beaucoup plus proche des philosophes
et des anthropologues que des scientifiques français. »
À cet
égard, deux philosophes de la tradition occidentale ont clairement influencé
Didier Raoult dans ses idées sur l'épistémologie : Francis Bacon - le grand
théoricien du principe de l'induction au XVIIe siècle - et Nietzsche. Pour
Bacon comme pour Didier Raoult - qui consacre plusieurs pages de son
livre Votre santé aux idoles remises en cause par Bacon dans
son Novum Organum (1620) -, la science commence par
l'observation directe du réel et vise à découvrir des faits nouveaux. Or, ce
qui constitue un frein à la découverte de nouveaux faits, c'est l'attachement
excessif aux théories ou aux conceptions du passé, lesquelles fonctionnent
comme un filtre entre l'observateur et le phénomène observé. Didier Raoult
partage en outre avec Bacon cette idée que nous n'avons que trop tendance à
plaquer sur le réel nos propres constructions mentales, ce qui nous empêche en
définitive d'en mieux percer les secrets.
D'autre
part, Didier Raoult va jusqu'à faire de Francis Bacon un précurseur… des
philosophes postmodernes français de la seconde moitié du XXe siècle, auxquels
il voue d'ailleurs une très grande admiration - Lacan, Foucault, Deleuze,
Derrida, et plus généralement les philosophes de la “déconstruction” - ce qu'on
appelle outre-Atlantique la French Theory. Or, dans leur
livre Impostures intellectuelles (1997), les physiciens Alan
Sokal et Jean Bricmont ont montré comment ces philosophes ont souvent tenté
d'extrapoler aux sciences humaines des concepts mal compris et donc forcément
mal utilisés, issus des mathématiques ou de la physique.
L'autre grand philosophe du passé auquel Didier Raoult fait souvent
référence dans ses écrits est Nietzsche.
On comprend
pourquoi : épris des moralistes français bien plus que des pompeux constructeurs
de systèmes philosophiques, Nietzsche se rapproche en un sens de Montaigne,
dans la mesure où il pense au contact direct de la réalité, sans jamais
chercher à échafauder une théorie cohérente qui viendrait emprisonner et
épuiser une fois pour toutes la richesse de cette même réalité. Mais là encore,
Didier Raoult fait explicitement de Nietzsche un précurseur des philosophes
français postmodernes.
Du reste,
Didier Raoult semble osciller dans ses écrits entre deux conceptions du vrai.
D'une part, le vrai comme illusion, en tant que produit d'un ici et d'un
maintenant : ce qui était vrai dans le passé tend aujourd'hui à se révéler
faux, et ce que nous tenons pour vrai actuellement sera infirmé par la
postérité (il répète d'ailleurs souvent le propos que l'on trouve dans la
Vie de Galilée de Brecht : « La vérité est fille du temps
» ). D'autre part, le vrai en tant que pluralité d'angles d'approche
du réel. Étant donné que chacun d'entre nous vit dans un “éco-système”
différent, nous voyons le monde d'une manière qui nous est propre, sans que
l'une de ces manières soit nécessairement plus “vraie” qu'une autre : elles
sont toutes vraies à leur façon.
Dans son
article intitulé « Raoult : non à la médecine vaudoue ! » ( Valeurs
actuelles du 4 juin 2020), le chirurgien et essayiste Laurent
Alexandre revient notamment sur l'anarchisme méthodologique de Paul Feyerabend,
plébiscité par Didier Raoult. Certes, le regard insuffisamment critique que
porte à mon sens Didier Raoult sur les philosophes postmodernes l'a conduit à
importer dans la science la manie de la “déconstruction” postmoderne. Didier
Raoult a cru pouvoir “déconstruire” Darwin comme certains critiques littéraires
ont cru pouvoir “déconstruire” un certain nombre de classiques.
Quoi que puissent en penser les postmodernes, une connaissance
scientifique n'est pas de même nature qu'un récit ou une narration : elle n'est
pas une pure construction sociale.
Soutenir
cette idée reviendrait en effet à nier la spécificité de la méthode
expérimentale, qui a vu le jour au XVIIe siècle avec Galilée et Newton, pour ne
citer qu'eux. C'est d'ailleurs là une critique qu'on pourrait adresser aux
conceptions de Didier Raoult relatives à l'épistémologie : celui-ci ne semble
en effet pas établir de différences, pourtant fondamentales, entre une pensée
philosophique, de type métaphysico-déductif comme chez Descartes, et une
connaissance scientifique, résultat de l'application de la méthode non pas
simplement empirique mais expérimentale (fondée sur un mélange d'induction et de
déduction). Ayant souligné la vision relativiste que semble avoir Didier Raoult
de la connaissance scientifique, il ne faudrait toutefois pas qu'une école
(telle celle des “méthodologistes”, comme diraient Didier Raoult ou Christian
Perronne) en profite pour s'arroger le monopole de la méthode scientifique et
décréter ce qui relève ou non de la science selon ses partisans.
Titre et Texte: Matthieu
Creson, Valeurs Actuelles, 12-7-2020, 15h
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