Etienne Campion
Le conflit entre Didier Raoult et Yves Lévy, l'époux de l'ex-ministre
Agnès Buzyn, représentant du milieu médical parisien, est avéré. Ces rivalités
ont-elles pu retarder la prise en considération des travaux du professeur
marseillais ? Récit.
Il est l'homme dont tout le monde parle. Celui
qui suscite toutes les théories, même les plus complotistes. Ce mardi 24 mars,
il a encore créé l’événement. Alors que le gouvernement a donné son accord pour
étendre les essais cliniques sur la chloroquine, dont il dit qu'elle soignerait
le coronavirus, le professeur Didier Raoult s'est mis en retrait du Conseil scientifique, et
s'en explique à Marianne : "Je parle toujours au
président de la République et respecte les institutions, mais nous ne
sommes pas sur la même longueur d'ondes avec le Conseil scientifique, qui
souhaite attendre six semaines pour avoir les résultat des études cliniques sur
la chloroquine..."
La polémique sur les possibles
bâtons dans les roues reçus par le professeur marseillais des plus hautes
sphères de l’État va enfler. Forcément.
Et si cela avait pu ralentir l’émergence d’un potentiel traitement du Covid-19
? Sur les réseaux sociaux, dans des chaînes d'e-mails qu'on se transmet d'un
rapide copier-coller, la relation entre l'iconoclaste infectiologue et le
couple Agnès Buzyn-Yves Lévy, longtemps aux commandes du ministère de la Santé
et de l’Inserm, agite les fantasmes. Non, la chloroquine n'a pas été classée
comme vénéneuse parce qu'il fallait faire taire le médecin franc-tireur. En
revanche, il ressort de l'enquête de Marianne que les rapports
entre le scientifique et le milieu médical parisien confinent effectivement à
la détestation. Ce qui ne facilite pas les rapports de travail.
DES CRITIQUES ANCIENNES
CONTRE L'INSERM
Chez Didier Raoult, il n'y a
pas que le style - à mi-chemin entre Panoramix et Gandalf - qui est
iconoclaste, il y a aussi la pensée. Toutes les sources interrogées l'affirment
: l'homme de 68 ans méprise les "médecins parisiens donneurs de leçon"
autant que le "système" de recherche médicale qu'ils
incarnent. Le Marseillais, qui ne cultive pas la modestie et se targue d'être
le numéro un mondial dans sa catégorie selon un classement du site "Expert scape", a un "goût prononcé pour l'irrévérence et
l'affrontement", souffle l'un de ses proches. Le cocktail adéquat pour
ne pas s'entendre avec Yves Lévy, PDG de l'Institut national de la santé et de
la recherche médicale de 2014 à 2018, époux de l'ex-ministre Agnès Buzyn et
sommité si représentative du milieu de la recherche médicale parisienne. Car l'Inserm, pour Raoult, c'est
l'establishment médical par excellence. Qu'il exècre.
Depuis de nombreuses années,
le chercheur attribue à l'institution la perte d’influence de la recherche
médicale française dans le monde. A partir de l'arrivée à sa tête d'Yves Levy,
Raoult a même redoublé de violence à l'égard de l'Inserm. Ses tribunes dans la
presse en sont pleines : "De Gaulle créa l'Inserm. Hélas ! Les
structures dérivent et les CHU ont fini par oublier que la recherche était un
élément essentiel de leur existence." (Le Point, septembre 2016) ; "L'Inserm
recrute essentiellement des fondamentalistes qui ne sont pas des praticiens du
soin. Il faudrait donc, soit réformer l'Inserm, soit créer un nouvel institut
afin de recruter des 'infirmières scientifiques'" (Le Point, janvier 2017) ; "Tant que le même
candidat à un poste de chercheur se présentera à la fois au CNRS et à l'Inserm,
le paysage ne sera pas clarifié. Et la recherche médicale continuera à
décliner, comme les chiffres." (Les Echos, avril 2017).
Dans un livre paru ce lundi 23
mars, Épidémies : vrais dangers et fausses alertes (Michel
Lafon), il juge que lorsque des données importantes lui sont adressées, "l’Inserm
fait un rapport un an et demi plus tard". Sa conclusion ?
Cruelle, forcément : "Il est d’ailleurs passé à côté de toutes les
surcauses de mortalité pendant trente ans." Aujourd'hui, il nous
précise sa pensée : "L’Inserm ne finance pas la recherche médicale,
mais la recherche à propos de la médecine. Il y a un problème de fond derrière
cela, que j'ai mis en lumière."
Cette façon de penser n'a
guère plu à Yves Levy. Mais en réalité, les divergences entre le Gandalf de la
médecine marseillaise et l'immunologue parisien de 62 ans remontent à plus
loin. A leurs domaines de recherche. Voilà des années que Didier Raoult
critique l'engagement de fonds colossaux dans la recherche d'un vaccin contre
le Sida. "C'est un fantasme qui a coûté des milliards et qui n'arrivera
pas : Yves Lévy a été scandalisé que je le dise", explique aujourd'hui
à Marianne l'infectiologue, pour qui les propriétés
spécifiques du virus VIH rendent cette recherche illusoire. Or, le traitement contre le VIH, c'est
justement le domaine d'expertise d'Yves
Lévy depuis le début de sa carrière. Ce dernier n'a, pour l'heure, pas
répondu à nos sollicitations.
LA QUERELLE DES IHU
Le conflit entre Yves Levy et Didier Raoult
prend un tour plus personnel à l'occasion d'une tentative de réforme des
statuts des instituts hospitalo-universitaires (IHU). L'infectiologue dirige
celui de Marseille. Créés en 2010, les IHU incarnent un modèle de recherche
médicale pour lequel le Marseillais a longtemps manifesté son attachement :
dans un rapport au ministre de la Santé d’avril
2003 qu'il conclut en affirmant que nous sommes "un des pays les moins
bien préparés à un problème d’épidémie massive", le médecin en appelle
à la création de telles structures, extraites des carcans de la recherche
médicale en vigueur. Le fonctionnement des IHU ? Ils profitent du statut de
"fondation" pour obtenir des financements privés et une plus grande
liberté de recherche par rapport à l’État.
Mais l’arrivée d’Agnès Buzyn au ministère de la
Santé en 2017 bouleverse les choses : si, déjà, le soupçon du conflit
d’intérêts plane sur elle parce que son époux Yves Lévy dirige l’Inserm, une
décision interministérielle du 2 octobre 2017 enfonce le clou. La ministre
décide de torpiller les IHU en les transformant en groupements d’intérêt public
(GIP). Concrètement, il s'agit de mettre fin au modèle "fondation"
des IHU, et d'abaisser leurs crédits de 400 à 200 millions d’euros. Le tout
selon les critères souhaités par son mari Yves Lévy, qui voulait la peau des
IHU et comptait les ramener dans le giron de l’Inserm, comme le Canard
enchaîné et Marianne le révélaient à l'époque dans
de longues enquêtes.
C’est là que Didier Raoult se
rebiffe publiquement. L'infectiologue n’hésite pas, alors que le couple
Buzyn-Levy est au faîte de sa puissance, à dire ce qu'il pense dans les médias.
"Les IHU sont un enjeu d’autorité et de territoire pour Yves Lévy. Il
voudrait les diriger depuis Paris", déclarait-t-il sans détour auprès de Marianne.
Si la décision a suscité la colère de nombreux chercheurs, c’est bien Raoult qui est
monté en première ligne, déclarant la guerre. Il persiste et signe aujourd'hui
: "Yves Lévy donnait des ordres à tout le monde, il croit qu’il peut
nous faire obéir. Les grands scientifiques n’obéissent à personne."
Sur la question du conflit
d'intérêts impliquant le couple Buzyn-Lévy, la ministre aura alors la réponse
toute trouvée : ce n’est pas son ministère mais Matignon qui a opéré cette
décision. La même pirouette qui lui avait permis, à son arrivée à la Santé, de
balayer d'un revers de la main les critiques en annonçant qu’elle se
déporterait de tout dossier concernant l’Inserm.
"TENSION ENTRE PARIS
ET LA PÉRIPHÉRIE"
Raoult aura finalement gain de cause. Le 6
octobre 2017, le neurologue suisse Richard Frackowiak, président du jury
international des IHU, censé sélectionner les projets et attribuer les
subsides, démissionne avec fracas pour
dénoncer ce changement du mode de gouvernance des IHU : l’indépendance du jury
est remise en cause à ses yeux. Il explique aujourd’hui à Marianne :
"J’avais vu les liens entre le ministère et l’Inserm. J’ai alors présenté ma démission en
défendant le modèle des IHU et les 200 millions qu’on nous prenait. Finalement
j’ai obtenu gain de cause car leur position était intenable."
"Un jour un médecin m’a demandé comment je pouvais nommer quelqu’un
avec un tel tempérament."
Le professeur se souvient du conflit en
gestation avec Yves Lévy : "Ce que Didier Raoult défendait à l’époque
face à Yves Lévy, c’était l’idée de centres d’excellence en dehors de Paris."
Richard Frackowiak insiste sur la "tension entre Paris et la périphérie"
qu’il dit voir alors : "On discerne le même genre de choses aujourd’hui
dans les attaques que reçoit l’IHU de Marseille des médecins parisiens, alors qu’ils
ont raison d’agir ainsi." Il tient à nous livrer une anecdote :
"Je me souviens des propos véhéments contre la personnalité iconoclaste
de Raoult. Un jour un
médecin m’a demandé comment je pouvais nommer quelqu’un avec un tel
tempérament. Il n’était pas bon soldat, cela ne plaisait pas." Didier Raoult peste en effet
contre l'hyper-centralisation de la recherche médicale qui contribue, selon
lui, au retard du pays dans le domaine. Interrogé, il ne peut s'empêcher une
punchline égo-centrée : "Ce pays a un problème depuis quelques années,
pas avec moi, mais avec les stars en général. Il fait chier les bons. C’est un
vrai problème. Moi je m'en fiche, ma cour de jeu n'est pas la
France mais le monde."
LA QUERELLE DES LABELS
Tensions entre Paris et la
périphérie. C’est dans ce contexte que débute l’année 2018, et le transfert des
laboratoires de recherche du professeur Raoult dans le nouvel IHU de Marseille.
Il réorganise ses pôles de
recherche et doit alors obtenir leur labellisation venant des grands établissements
publics scientifiques, un gage d’excellence. Sauf que, en plus de l'affaire du
statut des IHU, l’année 2017 a été émaillée d’accusations de harcèlement à
l’IHU de Marseille, avec des remous médiatiques et le passage des comités
d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de l'Inserm et du
CNRS, notamment.
Sur la base de ces événements, Yves Lévy dit
vouloir analyser méticuleusement la labellisation des unités de recherche de
Didier Raoult. Ce dernier ne reçoit pas le label de l'Inserm, huit ans après
avoir remporté le grand prix de l'institut en 2010. Une vengeance après l’échec
de la réforme des IHU ? "Yves Lévy a toujours détesté Raoult et n’a pas
supporté cet échec, il s’est servi de ces accusations de harcèlement contre des
membres de l’équipe de Raoult pour le décrédibiliser auprès du monde
scientifique", estime le journaliste Hervé Vaudoit auteur du livre-enquête L’IHU méditerranée
infection - Le défi de la recherche et de la médecine intégrées (Michel
Lafon).
Par ailleurs, l’inauguration
du nouvel IHU de Marseille en mars 2018 se fera sans la présence ministérielle
d’Agnès Buzyn. Lorsqu'elle était en poste, la candidate à la mairie de Paris a
toujours ignoré l'infectiologue. "J'ai demandé des rendez-vous, on m'a
répondu que la ministre n'avait pas le temps", raconte-t-il.
"A cause des critiques qu'il lui
a portées, Yves Lévy a toujours détesté Raoult."
Ces querelles auraient-elles
un lien avec le classement de l’hydroxychloroquine sur la liste II des
substances vénéneuses en janvier 2020 ? Didier Raoult assure que ce médicament est efficace contre le Covid-19.
Dans l'esprit de certains internautes un brin paranos, cela ne fait donc aucun
doute. Mais les faits montrent qu’il s’agit surtout d’un curieux hasard : cette
décision a été motivée par une demande de l’ANSM de 2018 pour faire classer
l’hydroxychloroquine au même standard que la chloroquine, molécule dont elle
est dérivée. Pour Didier Raoult, il est "sidérant, estomaquant"
de classer ainsi l'hydroxychloroquine au niveau d'une drogue. Pour autant,
"le savant ne se risquerait pas à établir un lien de causalité"
entre cette décision et ses recherches sur la molécule, nous fait-il savoir.
En réalité, c'est surtout l’absence de
labellisation de l'IHU marseillais par l'Inserm et le mépris affiché par Didier
Raoult à l'encontre du monde de la recherche médicale qui peuvent en partie
expliquer l'indifférence avec laquelle l'annonce réalisée par
l'infectiologue le 25 février dernier a été
accueillie. Ce jour-là, il affirme que des résultats sur la chloroquine sont
"prometteurs". Telle est du moins l'analyse d'Hervé Vaudoit :
"Cette absence de labellisation et le profil atypique de Didier Raoult
ont créé les conditions du tir de barrage reçu par ce dernier de la part de
ceux qu'il appelle les 'médecins parisiens' et les journalistes établis au
moment où il évoque la chloroquine."
ICONOCLASTE
Les "décideurs parisiens",
justement, attendront presque un mois pour intégrer l'hydrohychloroquine à un
test clinique européen, le 22 mars. Ironie du sort : c'est l'Inserm (dont Yves
Lévy, qui a obtenu le Conseil d'Etat entre-temps, n'est plus le PDG depuis octobre
2018) qui conduira le test pour la France. Égal à lui-même, Didier Raoult
réagit au quart de tour : "L'Inserm, aujourd'hui, je m'en fous." Avant
de déblatérer sur le Conseil scientifique : "Je suis trop occupé
pour passer deux heures à écouter des couillonnades. Il faut faire des choses efficaces si c'est une
guerre. Faire une étude dont on aura les résultats dans six semaines, nous
sommes avec des fous."
La conclusion de cet étrange
feuilleton en milieu médical est suspendue à la révélation finale de
l'efficacité de la chloroquine. "Si la molécule fonctionne, pourquoi
les familles des victimes ne pourraient-elles pas questionner juridiquement les
raisons du retard à l'allumage du gouvernement ?", conclut un
proche de Didier Raoult. Sûr de la force de son champion. A croire que
l'orgueil est un virus contagieux.
Etienne Campion, Marianne,
26-3-2020, 8h01
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