quarta-feira, 15 de janeiro de 2025

Panique morale face à Musk : mais au fait, à quel point peut-on vraiment influencer l’opinion dans une démocratie ?

Foto: Apu Gomes/Getty Images via AFP

Nombreux sont ceux qui s’inquiètent de « l’opération d’influence » menée par Elon Musk en Europe

Raul Magni Berton et Arnaud Mercier

Atlantico : Nombreux sont ceux qui s’inquiètent de « l’opération d’influence » menée par Elon Musk en Europe. Le milliardaire peut-il réellement influencer l’Europe ? Quelles sont les clés d’une opération de désinformation ou de déstabilisation ?

Arnaud Mercier : Une opération de désinformation et de déstabilisation repose avant tout sur l’identification d’une vulnérabilité préalable. Ceux qui recourent à ces techniques cherchent à repérer des braises mal éteintes pour raviver le feu. Pour suivre la métaphore, on pourrait ainsi parler de « propagande de pyromane ».

Ces opérations consistent généralement à repérer des points faibles, des opinions déjà critiques ou bien ancrées dans l’imaginaire collectif, puis à les exploiter pour faire progresser une narrative. Par exemple, des rumeurs persistantes circulent sur les élites, affirmant qu’elles seraient impliquées dans des pratiques pédophiles. Une fois ce climat installé, on peut facilement lier une personnalité politique à de telles accusations. Cela s’inscrit dans un contexte qui a été soigneusement préparé à l’avance. Il y a donc une construction préalable, suivie par des actions de déstabilisation ciblées.

Un exemple frappant est celui de Tim Walz, qui a été accusé sur la base de faits peu crédibles. Ainsi, on voit surgir un bruit de fond constant, accompagné d’opérations ponctuelles. Pour l’instant, les études scientifiques ne permettent pas de prouver qu’une opération de déstabilisation a un impact décisif sur le résultat d’une élection, mais il est indéniable que ces manœuvres affectent les conditions mêmes du débat public.

Ces campagnes de déstabilisation, même si elles n'ont pas encore montré une grande efficacité immédiate, interviennent dans un contexte de dégradation des conditions de débat démocratique et amplifient la défiance envers la classe politique. Elles alimentent un rejet général des figures d’autorité, que ce soit dans le domaine politique, scientifique, journalistique ou même de santé publique. Il existe donc bien une incidence réelle, plus discrète, mais profonde et structurelle : la dégradation de la confiance au sein de nos sociétés.

Cette tendance est d’ailleurs confirmée par des baromètres, comme celui du Cevipof sur la confiance politique. Le Pew Research Center, aux États-Unis, mène des études similaires, et l’on constate que le niveau de confiance envers les élites politiques s’est effondré depuis les années 1960. Les résultats sont frappants : la confiance envers un président, quel qu’il soit, était autrefois autour de 70 à 75 % ; aujourd’hui, elle tourne autour de 20 à 25 %. Cette tendance, qui se manifeste par paliers successifs, montre une érosion profonde. Ce phénomène indique que même les électeurs du « camp opposé » faisaient confiance à un leader pour gouverner le pays, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.

Ainsi, il semble évident que ce qui se passe sur les réseaux sociaux contribue à renforcer ce sentiment de défiance et de rejet à l’égard de la politique. Bien sûr, les comportements des hommes politiques, leurs outrances, leurs mensonges et leurs stratégies de communication ne font qu’aggraver cette situation. Ils « méritent » en quelque sorte ce rejet, dans la mesure où ils ont eux-mêmes créé un climat propice à l’essor de ces phénomènes.

La responsabilité des politiques est donc de favoriser, par leur gestion de la communication et leurs comportements, un environnement où certains acteurs malveillants peuvent exploiter des failles et alimenter la méfiance du public. Cela ouvre la porte à un cercle vicieux où les tensions sociales et politiques se renforcent mutuellement, créant ainsi un phénomène auto-entretenu de déstabilisation.

Depuis l’annonce de son soutien à l’AfD, Elon Musk est régulièrement pointé du doigt et accusé d’influencer les citoyens européens. Que sait-on, au vu et au su de la recherche, de la capacité à influencer l’opinion en démocratie ?

Raul Magni-Berton : Sur ce sujet, la recherche est assez claire : la capacité d’influence sur l’opinion est assez limitée. D’une façon générale, on observe qu’une telle opération de déstabilisation ne peut réussir que dans certains cas de figure et que ceux-ci nécessitent avant tout une préoccupation déjà existante au sein de la population et une confiance assez limitée (ou, du moins, affaiblie) dans les émetteurs traditionnels du débat public. Bien évidemment, tout s’observe au cas par cas et tout est susceptible de dépendre de circonstances particulières. Les médias peuvent avoir un impact lorsqu’ils sont à l’unisson sur un thème ou qu’il existe un média monopolistique. Mais cet impact ne consiste pas à convaincre autrui de changer d’avis. Au contraire ! Quand la couverture médiatique d’un sujet se fait majoritaire, sinon écrasante, ceux qui ne sont pas d'accord ont tendance à penser qu’ils sont seuls à avoir un avis différent. Par conséquent, bien souvent, ils choisissent de se taire. Aussitôt qu’une personnalité comme Elon Musk leur donne l’occasion de penser le contraire – c’est-à-dire que leur avis n’est pas une opinion isolée – ils saisissent l’occasion de s’exprimer et de dire leur sentiment. Ce n’est pas qu’ils ont été convaincus par le plaidoyer d’Elon Musk, c’est qu’ils osent maintenant dire ce qu’ils pensent d’un sujet donné.

D’une façon générale, on peut clairement dire que les citoyens changent globalement très peu d’avis en raison de campagnes médiatiques. Cela ne signifie pas que ça n’arrive jamais : on compte une faible partie de la population qui s’informe beaucoup sans pour autant avoir des opinions très établies. Ceux-là peuvent se laisser convaincre, mais ils sont extrêmement minoritaires. Du reste, ce genre d’opération n’a pas d’effet majeur ; en témoignent notamment les travaux de John Zaller, politologue américain auteur notamment de The Nature and Origins of Mass Opinion, ou de Larry Bartels, lui aussi américain, ainsi que de Gérard Mermet. Ces questions sont très abordées par la recherche qui, jusque dans les années 1990, peinait à identifier le moindre effet en raison notamment d’une moindre capacité à analyser ces questions.

Récemment encore, après la première élection de Donald Trump, la question de l’ingérence russe s’est posée un peu partout dans le monde occidental. Il faut bien comprendre que c’était passer à côté de la réalité des faits. Cette hypothèse n’avait aucun sérieux scientifique, d’abord et avant tout parce que les Russes n’étaient absolument pas en capacité d’infléchir à ce point les élections américaines. Plus récemment, en revanche, l’étude The COVID-19 Pandemic and the 2020 U.S. Presidential Election, menée notamment par Leonardo Baccini, Abel Brodeur et Stephen Weymouth, explorait l’impact de la pandémie sur l’élection de 2020. Sans le covid, estiment les chercheurs, il y aurait probablement eu un élan plus fort en faveur de Donald Trump, qui aurait pu l’emporter une fois de plus. En d'autres termes, il aurait gagné en 2016, en 2020 et en 2024. Face à ce genre de régularité, l’argument de l’ingérence russe semble surtout servir de cache-misère.

Dans quelle mesure peut-on dire que l’Europe fait face à un malaise démocratique aujourd’hui et que celui-ci émane notamment de la perte de confiance dans nos élites ainsi que dans nos représentants politiques ? Que dire des préoccupations des citoyens qui peuvent servir de points de fragilité en cas de tentative de déstabilisation ?

Raul Magni-Berton : Il y a, de fait, un véritable malaise démocratique en Occident. Cela ne date pas d’hier, mais il faut bien reconnaître qu’il se fait de plus en plus fort ces dernières années. Et il faut bien comprendre que le manque de confiance dont on parle ici n’est guère que l’une des conséquences du mal. Ce n’en est pas la cause à proprement parler. Partout en Europe, le taux de participation aux élections chute (c’est criant en France, si l’on omet les récentes élections législatives anticipées qui témoignent d’un certain regain). Plus inquiétant encore, peut-être : les députés hexagonaux eux-mêmes ne votent pas. Le Parlement français, qui est supposé être le cœur de notre système institutionnel, est très largement déserté par les élus de tous bords ; quand bien même la cohabitation à laquelle il nous faut maintenant s’habituer tend à revitaliser quelque peu le palais Bourbon. Ce sont clairement des mauvais signes. La presse, également, est en crise : elle n’arrive plus à vivre de ses seuls clients, qui n’achètent plus assez de journaux, et les financements d’État prennent donc de plus en plus de place sur le budget. Les journalistes eux-mêmes peinent davantage à trouver un travail et sont donc plus éjectables, plus fragiles, plus influençables. Il s’agit sans doute d’un problème transitoire, mais le souci de fond est assez évident : il se crée, progressivement, une forme d’oligarchie.

Comprenons-nous bien : nos systèmes sont construits sur la compétition des partis politiques. Quand la compétition est saine, ils peuvent mener des politiques favorables à leurs électeurs, sinon à l’ensemble de la société. Dans l’autre cas de figure, c’est-à-dire quand on manque de transparence, la concurrence entre les formations s’amenuise et elles finissent par travailler plus ou moins de concert pour assurer leur place au pouvoir (notamment en empêchant de futurs concurrents d’émerger, mais aussi en exerçant un contrôle plus fort sur les contre-pouvoirs). À la fin des fins, les pouvoirs finissent donc par se centraliser. Et c’est un phénomène que l’on observe un peu partout en Occident.

Sur les réseaux sociaux, dans quelle mesure les algorithmes peuvent-ils avoir un impact sur la polarisation du débat public ?

Arnaud Mercier : L'algorithmisation des contenus joue un rôle clé dans la montée en puissance de discours plus que douteux. De nombreuses études ont été menées sur ce sujet. Elles ont montré que la polarisation du débat public est moins marquée en France qu’aux États-Unis. Par exemple, sur X, les médias partagés par les comptes de personnalités politiques sont plus variés qu’en Amérique. Autrement dit, on trouve encore des personnes de gauche partageant des articles du Figaro, ou des personnes de droite partageant des contenus d’un média considéré comme plus à gauche. Aux États-Unis, en revanche, on a véritablement l’impression de deux mondes opposés : selon les sondages, un Démocrate pensera que le Covid est une menace sérieuse, tandis qu’un Républicain le minimisera. De même, un Républicain considérera que le réchauffement climatique est exagéré, tandis qu’un Démocrate le jugera catastrophique. Ce qui est frappant, c’est que ces positions sur des faits - comme la gravité du Covid ou l’ampleur du réchauffement climatique - sont étroitement liées à l’identité politique des individus.

Dans ce contexte, l’indexation d’un jugement sur l’existence de faits en fonction de son identité partisane ou de son idéologie politique constitue, selon moi, l’un des principaux facteurs de dégradation du débat démocratique.

Ce phénomène est d'autant plus inquiétant quand on observe ce qui se passe sur les réseaux sociaux. Beaucoup de revendications de « réinformation » sont en réalité des demandes pour avoir accès à une information qui correspond uniquement à ses propres opinions. Cela marque un recul des conditions du débat démocratique, car la « réalité » d’une information ne devrait jamais être simplement déterminée par ce que l'on souhaite croire, mais par des faits objectifs et vérifiables.

Raul Magni-Berton : C’est, pour le coup, un sujet qui fait encore débat au sein de la communauté universitaire. D’un côté, certains avancent que les réseaux sociaux permettent à leurs utilisateurs de mieux s’informer et que, d’une façon générale, une personne fréquentant une plateforme comme Twitter sera généralement plus au fait qu’une personne s’en tenant loin. On constate aussi que les utilisateurs de réseaux sociaux sont souvent plus critiques, plus anti-système aussi, ce qui pourrait être perçu comme une forme de polarisation. J’aurais tendance à arguer que la polarisation résulte davantage de la détestation entre les anti et les pro-système que de la seule existence des premiers. Dans tous les cas, il est indéniable que l’époque actuelle fait la part belle aux discours radicaux et émotionnellement chargés… mais j’ai tendance à penser que le fond du problème se trouve du côté de la création d’une forme d’oligarchie que nous avons pu évoquer précédemment. Cette radicalité, tant sur la forme que sur le fond, permet de se détacher de l’oligarchie en question. En insulter les tenants est une bonne façon de faire savoir que l’on n’est pas avec eux. 

Les craintes qu’inspire Elon Musk aux autorités européennes sont-elles légitimes ? Faut-il vraiment s’inquiéter de la capacité d’influence d’Elon Musk ?

Raul Magni-Berton : On peut penser que les élites européennes craignent avant tout des peuples qu’elles ne sont plus tout à fait sûres de savoir “canaliser”. C’est un grand classique. Depuis longtemps et d’une façon générale, les élites européennes ont peur de leurs propres citoyens. Plus nos élus arrivent à gagner des voix, et plus ils ont tendance à se couper de l’électorat, à craindre ce que les uns ou les autres pourraient être tentés de vouloir essayer. La France constitue un cas d’école, et les dernières élections législatives plus encore : le front républicain, qui existe depuis bien longtemps, consiste tout de même à dire, en démocratie, que le principal danger que court le pays n’est autre que… ses propres électeurs. On utilise alors le système électoral pour tenter de minimiser le poids d’une partie des voix exprimées à l’occasion du vote. C’est un cas spécial qui traduit bien la crainte de certaines élites de la tentation du vote populiste par les citoyens.

Pourtant, et nous l’avons déjà dit, l’intervention d’un Elon Musk en Allemagne (par exemple) n’a pas d’impact tant qu’elle n’est pas suivie d’éventuels financements. Ceux-là peuvent changer davantage le cours d’un scrutin, mais une fois encore, ce n’est pas parce qu’ils permettraient de convaincre les électeurs. La puissance de ces financements ne réside pas dans leur capacité à faire changer d’avis les uns ou les autres, mais bien dans celle à convaincre des électeurs déjà acquis aux idées du parti que celui-ci est en mesure de se faire élire. Plus une formation est visible, plus sa communication est forte, moins la crainte de “gâcher” son vote sur un parti qui ne pourra jamais accéder au pouvoir est manifeste. Se faisant, ces formations souffrent moins de la dynamique du vote utile.

Arnaud Mercier : Des lois ont été adoptées au niveau de l’Union européenne. Qu'on les approuve ou non, elles existent. Et donc, que les autorités européennes rappellent à l'ordre ceux qui ne les respectent pas ne me choque pas. En effet, il est normal que l’on attende des autorités qu'elles fassent respecter les règles. Si un acteur comme X ne respecte pas ces règles et qu’on proteste contre la manière dont Elon Musk agit en tant que propriétaire de X, après tout, c’est légitime. Il est un justiciable comme un autre.

Cela dit, il est important de souligner que les Allemands n’ont pas attendu Elon Musk pour s’intéresser à l’offre électorale de l’AfD. Il est difficile de mesurer, à ce stade, quel impact l’appui très visible d’Elon Musk à la dirigeante de l’AfD peut avoir sur les électeurs, mais je ne suis pas convaincu que quelques publications sur les réseaux sociaux puissent réellement amplifier le vote en faveur de ce parti.

Dans quelle mesure cette polarisation du débat public donne-t-elle la prime aux discours radicaux et émotionnels, et plus particulièrement lorsque ces discours sont teintés de négativité ?

Arnaud Mercier : La polarisation est directement liée à l’émergence de discours radicaux et très négatifs car elle s’accompagne d’une dégradation des conditions du débat public. Dans ce contexte, l’injure et la diffamation remplacent l’argumentation rationnelle.

Si l’on s’intéresse aux mécanismes psychologiques et psycho-affectifs sous-jacents, on constate que le fonctionnement des réseaux sociaux facilite certains processus. Les réseaux sociaux favorisent en effet l’expression de points de vue plus radicaux et intolérants, car ils encouragent une dynamique de groupe, ce que l’on pourrait qualifier de « chasse en meute ». On observe ce phénomène dans le harcèlement scolaire : le harcèlement est, par nature, un phénomène de groupe. Sur les réseaux sociaux, il devient encore plus facile de harceler, car la distance rend invisible l’humanité de l’autre, empêchant ainsi toute forme d’empathie.

Il faut aussi accepter l’idée que les réseaux sociaux, malheureusement, encouragent certaines pratiques dégradantes dans la relation à autrui, des pratiques qui sont blessantes, voire offensantes. Et cela soulève une question importante : comment éviter ces dérives ? C’est une réflexion à mener sérieusement.

Depuis l’intervention d’Elon Musk, un certain nombre de responsables politiques européens arguent en faveur de la nécessité de quitter X, sinon de le faire bannir, parce qu’il s’agit d’une plateforme qui favoriserait la diffusion de fake news, notamment. Dans quelle mesure cette injonction peut-elle être perçue comme intolérante, sinon inquiétante d’un point de vue démocratique ?

Raul Magni-Berton : En démocratie, quand on veut lutter contre une idée, il n’y a pas pire choix que de la faire interdire. C’est, à bien des égards, la valider aux yeux de tous ceux qui en étaient convaincus et, évidemment, de ceux qui nourrissaient encore de potentiels doutes. Ce que l’on peut clairement affirmer, c’est que c’est là l’une des pires façons de procéder.

Un certain nombre d’études, concernant l’intolérance que vous évoquez, témoignent d’ailleurs de la tentation des uns comme des autres à renoncer à tout ou partie de nos droits individuels comme de nos contre-pouvoirs, au seul prétexte que la société évolue dans un sens que l’on estime favorable. Il existe, de fait, de petits dictateurs prêts à renoncer à tout pour ce seul objectif, à gauche comme à droite. En France, nous jouons d’ailleurs à un jeu dangereux. Exclure un parti politique, c’est aussi exclure ses électeurs, ce qui ne viendrait pas à l’idée de la majorité de nos voisins.

Raul Magni Berton et Arnaud Mercier, atlantico, 15-1-2025, 9h

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