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Foto: Apu Gomes/Getty Images via AFP |
Nombreux sont ceux qui s’inquiètent de «
l’opération d’influence » menée par Elon Musk en Europe
Raul Magni Berton et Arnaud
Mercier
Atlantico : Nombreux sont
ceux qui s’inquiètent de « l’opération
d’influence » menée par Elon Musk en Europe. Le milliardaire peut-il réellement
influencer l’Europe ? Quelles sont les clés d’une opération de désinformation
ou de déstabilisation ?
Arnaud Mercier : Une
opération de désinformation et de déstabilisation repose avant tout sur
l’identification d’une vulnérabilité préalable. Ceux qui recourent à ces
techniques cherchent à repérer des braises mal éteintes pour raviver le feu.
Pour suivre la métaphore, on pourrait ainsi parler de « propagande de pyromane
».
Ces opérations consistent
généralement à repérer des points faibles, des opinions déjà critiques ou bien
ancrées dans l’imaginaire collectif, puis à les exploiter pour faire progresser
une narrative. Par exemple, des rumeurs persistantes circulent sur les élites,
affirmant qu’elles seraient impliquées dans des pratiques pédophiles. Une fois
ce climat installé, on peut facilement lier une personnalité politique à de
telles accusations. Cela s’inscrit dans un contexte qui a été soigneusement
préparé à l’avance. Il y a donc une construction préalable, suivie par des
actions de déstabilisation ciblées.
Un exemple frappant est celui
de Tim Walz, qui a été accusé sur la base de faits peu crédibles. Ainsi, on
voit surgir un bruit de fond constant, accompagné d’opérations ponctuelles.
Pour l’instant, les études scientifiques ne permettent pas de prouver qu’une
opération de déstabilisation a un impact décisif sur le résultat d’une
élection, mais il est indéniable que ces manœuvres affectent les conditions
mêmes du débat public.
Ces campagnes de
déstabilisation, même si elles n'ont pas encore montré une grande efficacité
immédiate, interviennent dans un contexte de dégradation des conditions de
débat démocratique et amplifient la défiance envers la classe politique. Elles
alimentent un rejet général des figures d’autorité, que ce soit dans le domaine
politique, scientifique, journalistique ou même de santé publique. Il existe
donc bien une incidence réelle, plus discrète, mais profonde et structurelle :
la dégradation de la confiance au sein de nos sociétés.
Cette tendance est d’ailleurs confirmée par des baromètres, comme celui du Cevipof sur la confiance politique. Le Pew Research Center, aux États-Unis, mène des études similaires, et l’on constate que le niveau de confiance envers les élites politiques s’est effondré depuis les années 1960. Les résultats sont frappants : la confiance envers un président, quel qu’il soit, était autrefois autour de 70 à 75 % ; aujourd’hui, elle tourne autour de 20 à 25 %. Cette tendance, qui se manifeste par paliers successifs, montre une érosion profonde. Ce phénomène indique que même les électeurs du « camp opposé » faisaient confiance à un leader pour gouverner le pays, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.
Ainsi, il semble évident que
ce qui se passe sur les réseaux sociaux contribue à renforcer ce sentiment de
défiance et de rejet à l’égard de la politique. Bien sûr, les comportements des
hommes politiques, leurs outrances, leurs mensonges et leurs stratégies de
communication ne font qu’aggraver cette situation. Ils « méritent » en quelque
sorte ce rejet, dans la mesure où ils ont eux-mêmes créé un climat propice à
l’essor de ces phénomènes.
La responsabilité des
politiques est donc de favoriser, par leur gestion de la communication et leurs
comportements, un environnement où certains acteurs malveillants peuvent
exploiter des failles et alimenter la méfiance du public. Cela ouvre la porte à
un cercle vicieux où les tensions sociales et politiques se renforcent
mutuellement, créant ainsi un phénomène auto-entretenu de déstabilisation.
Depuis l’annonce de son
soutien à l’AfD, Elon Musk est régulièrement pointé du doigt et accusé
d’influencer les citoyens européens. Que sait-on, au vu et au su de la
recherche, de la capacité à influencer l’opinion en démocratie ?
Raul Magni-Berton : Sur
ce sujet, la recherche est assez claire : la capacité d’influence sur l’opinion
est assez limitée. D’une façon générale, on observe qu’une telle opération de
déstabilisation ne peut réussir que dans certains cas de figure et que ceux-ci
nécessitent avant tout une préoccupation déjà existante au sein de la
population et une confiance assez limitée (ou, du moins, affaiblie) dans les
émetteurs traditionnels du débat public. Bien évidemment, tout s’observe au cas
par cas et tout est susceptible de dépendre de circonstances particulières. Les
médias peuvent avoir un impact lorsqu’ils sont à l’unisson sur un thème ou
qu’il existe un média monopolistique. Mais cet impact ne consiste pas à
convaincre autrui de changer d’avis. Au contraire ! Quand la couverture
médiatique d’un sujet se fait majoritaire, sinon écrasante, ceux qui ne sont
pas d'accord ont tendance à penser qu’ils sont seuls à avoir un avis différent.
Par conséquent, bien souvent, ils choisissent de se taire. Aussitôt qu’une
personnalité comme Elon Musk leur donne l’occasion de penser le contraire –
c’est-à-dire que leur avis n’est pas une opinion isolée – ils saisissent
l’occasion de s’exprimer et de dire leur sentiment. Ce n’est pas qu’ils ont été
convaincus par le plaidoyer d’Elon Musk, c’est qu’ils osent maintenant dire ce
qu’ils pensent d’un sujet donné.
D’une façon générale, on peut
clairement dire que les citoyens changent globalement très peu d’avis en raison
de campagnes médiatiques. Cela ne signifie pas que ça n’arrive jamais : on
compte une faible partie de la population qui s’informe beaucoup sans pour
autant avoir des opinions très établies. Ceux-là peuvent se laisser convaincre,
mais ils sont extrêmement minoritaires. Du reste, ce genre d’opération n’a pas
d’effet majeur ; en témoignent notamment les travaux de John Zaller,
politologue américain auteur notamment de The Nature and Origins of
Mass Opinion, ou de Larry Bartels, lui aussi américain, ainsi que de Gérard
Mermet. Ces questions sont très abordées par la recherche qui, jusque dans les
années 1990, peinait à identifier le moindre effet en raison notamment d’une
moindre capacité à analyser ces questions.
Récemment encore, après la
première élection de Donald Trump, la question de l’ingérence russe s’est posée
un peu partout dans le monde occidental. Il faut bien comprendre que c’était
passer à côté de la réalité des faits. Cette hypothèse n’avait aucun sérieux
scientifique, d’abord et avant tout parce que les Russes n’étaient absolument
pas en capacité d’infléchir à ce point les élections américaines. Plus
récemment, en revanche, l’étude The COVID-19 Pandemic and the 2020 U.S.
Presidential Election, menée notamment par Leonardo Baccini, Abel Brodeur
et Stephen Weymouth, explorait l’impact de la pandémie sur l’élection de 2020.
Sans le covid, estiment les chercheurs, il y aurait probablement eu un élan
plus fort en faveur de Donald Trump, qui aurait pu l’emporter une fois de plus.
En d'autres termes, il aurait gagné en 2016, en 2020 et en 2024. Face à ce
genre de régularité, l’argument de l’ingérence russe semble surtout servir de
cache-misère.
Dans quelle mesure peut-on
dire que l’Europe fait face à un malaise démocratique aujourd’hui et que
celui-ci émane notamment de la perte de confiance dans nos élites ainsi que
dans nos représentants politiques ? Que dire des préoccupations des citoyens qui
peuvent servir de points de fragilité en cas de tentative de déstabilisation ?
Raul Magni-Berton : Il
y a, de fait, un véritable malaise démocratique en Occident. Cela ne date pas
d’hier, mais il faut bien reconnaître qu’il se fait de plus en plus fort ces
dernières années. Et il faut bien comprendre que le manque de confiance dont on
parle ici n’est guère que l’une des conséquences du mal. Ce n’en est pas la
cause à proprement parler. Partout en Europe, le taux de participation aux
élections chute (c’est criant en France, si l’on omet les récentes élections
législatives anticipées qui témoignent d’un certain regain). Plus inquiétant
encore, peut-être : les députés hexagonaux eux-mêmes ne votent pas. Le
Parlement français, qui est supposé être le cœur de notre système
institutionnel, est très largement déserté par les élus de tous bords ; quand
bien même la cohabitation à laquelle il nous faut maintenant s’habituer tend à
revitaliser quelque peu le palais Bourbon. Ce sont clairement des mauvais
signes. La presse, également, est en crise : elle n’arrive plus à vivre de ses
seuls clients, qui n’achètent plus assez de journaux, et les financements
d’État prennent donc de plus en plus de place sur le budget. Les journalistes
eux-mêmes peinent davantage à trouver un travail et sont donc plus éjectables,
plus fragiles, plus influençables. Il s’agit sans doute d’un problème
transitoire, mais le souci de fond est assez évident : il se crée,
progressivement, une forme d’oligarchie.
Comprenons-nous bien : nos
systèmes sont construits sur la compétition des partis politiques. Quand la
compétition est saine, ils peuvent mener des politiques favorables à leurs
électeurs, sinon à l’ensemble de la société. Dans l’autre cas de figure, c’est-à-dire
quand on manque de transparence, la concurrence entre les formations s’amenuise
et elles finissent par travailler plus ou moins de concert pour assurer leur
place au pouvoir (notamment en empêchant de futurs concurrents d’émerger, mais
aussi en exerçant un contrôle plus fort sur les contre-pouvoirs). À la fin des
fins, les pouvoirs finissent donc par se centraliser. Et c’est un phénomène que
l’on observe un peu partout en Occident.
Sur les réseaux sociaux,
dans quelle mesure les algorithmes peuvent-ils avoir un impact sur la
polarisation du débat public ?
Arnaud Mercier : L'algorithmisation
des contenus joue un rôle clé dans la montée en puissance de discours plus que
douteux. De nombreuses études ont été menées sur ce sujet. Elles ont montré que
la polarisation du débat public est moins marquée en France qu’aux États-Unis.
Par exemple, sur X, les médias partagés par les comptes de personnalités
politiques sont plus variés qu’en Amérique. Autrement dit, on trouve encore des
personnes de gauche partageant des articles du Figaro, ou des
personnes de droite partageant des contenus d’un média considéré comme plus à
gauche. Aux États-Unis, en revanche, on a véritablement l’impression de deux
mondes opposés : selon les sondages, un Démocrate pensera que le Covid est une
menace sérieuse, tandis qu’un Républicain le minimisera. De même, un
Républicain considérera que le réchauffement climatique est exagéré, tandis
qu’un Démocrate le jugera catastrophique. Ce qui est frappant, c’est que ces
positions sur des faits - comme la gravité du Covid ou l’ampleur du
réchauffement climatique - sont étroitement liées à l’identité politique des
individus.
Dans ce contexte, l’indexation
d’un jugement sur l’existence de faits en fonction de son identité partisane ou
de son idéologie politique constitue, selon moi, l’un des principaux facteurs
de dégradation du débat démocratique.
Ce phénomène est d'autant plus
inquiétant quand on observe ce qui se passe sur les réseaux sociaux. Beaucoup
de revendications de « réinformation » sont en réalité des demandes pour avoir
accès à une information qui correspond uniquement à ses propres opinions. Cela
marque un recul des conditions du débat démocratique, car la « réalité » d’une
information ne devrait jamais être simplement déterminée par ce que l'on
souhaite croire, mais par des faits objectifs et vérifiables.
Raul Magni-Berton : C’est, pour le coup, un sujet qui fait encore débat au sein de la communauté universitaire. D’un côté, certains avancent que les réseaux sociaux permettent à leurs utilisateurs de mieux s’informer et que, d’une façon générale, une personne fréquentant une plateforme comme Twitter sera généralement plus au fait qu’une personne s’en tenant loin. On constate aussi que les utilisateurs de réseaux sociaux sont souvent plus critiques, plus anti-système aussi, ce qui pourrait être perçu comme une forme de polarisation. J’aurais tendance à arguer que la polarisation résulte davantage de la détestation entre les anti et les pro-système que de la seule existence des premiers. Dans tous les cas, il est indéniable que l’époque actuelle fait la part belle aux discours radicaux et émotionnellement chargés… mais j’ai tendance à penser que le fond du problème se trouve du côté de la création d’une forme d’oligarchie que nous avons pu évoquer précédemment. Cette radicalité, tant sur la forme que sur le fond, permet de se détacher de l’oligarchie en question. En insulter les tenants est une bonne façon de faire savoir que l’on n’est pas avec eux.
Les
craintes qu’inspire Elon Musk aux autorités européennes
sont-elles légitimes ? Faut-il vraiment s’inquiéter de la capacité d’influence
d’Elon Musk ?
Raul Magni-Berton : On
peut penser que les élites européennes craignent avant tout des peuples
qu’elles ne sont plus tout à fait sûres de savoir “canaliser”. C’est un grand
classique. Depuis longtemps et d’une façon générale, les élites européennes ont
peur de leurs propres citoyens. Plus nos élus arrivent à gagner des voix, et
plus ils ont tendance à se couper de l’électorat, à craindre ce que les uns ou
les autres pourraient être tentés de vouloir essayer. La France constitue un
cas d’école, et les dernières élections législatives plus encore : le front
républicain, qui existe depuis bien longtemps, consiste tout de même à dire, en
démocratie, que le principal danger que court le pays n’est autre que… ses
propres électeurs. On utilise alors le système électoral pour tenter de
minimiser le poids d’une partie des voix exprimées à l’occasion du vote. C’est
un cas spécial qui traduit bien la crainte de certaines élites de la tentation
du vote populiste par les citoyens.
Pourtant, et nous l’avons déjà
dit, l’intervention d’un Elon Musk en Allemagne (par exemple) n’a pas d’impact
tant qu’elle n’est pas suivie d’éventuels financements. Ceux-là peuvent changer
davantage le cours d’un scrutin, mais une fois encore, ce n’est pas parce
qu’ils permettraient de convaincre les électeurs. La puissance de ces
financements ne réside pas dans leur capacité à faire changer d’avis les uns ou
les autres, mais bien dans celle à convaincre des électeurs déjà acquis aux
idées du parti que celui-ci est en mesure de se faire élire. Plus une formation
est visible, plus sa communication est forte, moins la crainte de “gâcher” son
vote sur un parti qui ne pourra jamais accéder au pouvoir est manifeste. Se
faisant, ces formations souffrent moins de la dynamique du vote utile.
Arnaud Mercier : Des
lois ont été adoptées au niveau de l’Union européenne. Qu'on les approuve ou
non, elles existent. Et donc, que les autorités européennes rappellent à
l'ordre ceux qui ne les respectent pas ne me choque pas. En effet, il est
normal que l’on attende des autorités qu'elles fassent respecter les règles. Si
un acteur comme X ne respecte pas ces règles et qu’on proteste contre la
manière dont Elon Musk agit en tant que propriétaire de X, après tout, c’est
légitime. Il est un justiciable comme un autre.
Cela dit, il est important de
souligner que les Allemands n’ont pas attendu Elon Musk pour s’intéresser à
l’offre électorale de l’AfD. Il est difficile de mesurer, à ce stade, quel
impact l’appui très visible d’Elon Musk à la dirigeante de l’AfD peut avoir sur
les électeurs, mais je ne suis pas convaincu que quelques publications sur les
réseaux sociaux puissent réellement amplifier le vote en faveur de ce parti.
Dans quelle mesure cette
polarisation du débat public donne-t-elle la prime aux discours radicaux et
émotionnels, et plus particulièrement lorsque ces discours sont teintés de
négativité ?
Arnaud Mercier : La
polarisation est directement liée à l’émergence de discours radicaux et très
négatifs car elle s’accompagne d’une dégradation des conditions du débat
public. Dans ce contexte, l’injure et la diffamation remplacent l’argumentation
rationnelle.
Si l’on s’intéresse aux
mécanismes psychologiques et psycho-affectifs sous-jacents, on constate que le
fonctionnement des réseaux sociaux facilite certains processus. Les réseaux
sociaux favorisent en effet l’expression de points de vue plus radicaux et intolérants,
car ils encouragent une dynamique de groupe, ce que l’on pourrait qualifier de
« chasse en meute ». On observe ce phénomène dans le harcèlement scolaire : le
harcèlement est, par nature, un phénomène de groupe. Sur les réseaux sociaux,
il devient encore plus facile de harceler, car la distance rend invisible
l’humanité de l’autre, empêchant ainsi toute forme d’empathie.
Il faut aussi accepter l’idée
que les réseaux sociaux, malheureusement, encouragent certaines pratiques
dégradantes dans la relation à autrui, des pratiques qui sont blessantes, voire
offensantes. Et cela soulève une question importante : comment éviter ces
dérives ? C’est une réflexion à mener sérieusement.
Depuis l’intervention
d’Elon Musk, un certain nombre de responsables politiques européens arguent en
faveur de la nécessité de quitter X, sinon de le faire bannir, parce qu’il
s’agit d’une plateforme qui favoriserait la diffusion de fake news, notamment.
Dans quelle mesure cette injonction peut-elle être perçue comme intolérante,
sinon inquiétante d’un point de vue démocratique ?
Raul Magni-Berton : En
démocratie, quand on veut lutter contre une idée, il n’y a pas pire choix que
de la faire interdire. C’est, à bien des égards, la valider aux yeux de tous
ceux qui en étaient convaincus et, évidemment, de ceux qui nourrissaient encore
de potentiels doutes. Ce que l’on peut clairement affirmer, c’est que c’est là
l’une des pires façons de procéder.
Un certain nombre d’études,
concernant l’intolérance que vous évoquez, témoignent d’ailleurs de la
tentation des uns comme des autres à renoncer à tout ou partie de nos droits
individuels comme de nos contre-pouvoirs, au seul prétexte que la société évolue
dans un sens que l’on estime favorable. Il existe, de fait, de petits
dictateurs prêts à renoncer à tout pour ce seul objectif, à gauche comme à
droite. En France, nous jouons d’ailleurs à un jeu dangereux. Exclure un parti
politique, c’est aussi exclure ses électeurs, ce qui ne viendrait pas à l’idée
de la majorité de nos voisins.
Raul Magni Berton et Arnaud
Mercier, atlantico,
15-1-2025, 9h
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