terça-feira, 14 de janeiro de 2025

Le choc de décivilisation

Jean-Loup Bonnamy

Parler de « choc des civilisations », c’est supposer l’existence de civilisations pérennes guerroyant. Or pour notre auteur, en régime postmoderne, nous assistons aussi (et surtout) à la liquéfaction des civilisations. Au point de pouvoir parler d’un choc de « décivilisation » ?


 « Choc des civilisations », l’expression est devenue incontournable. L’attaque terroriste menée par le Hamas contre Israël le 7 octobre 2023 ou les attentats djihadistes en Europe seraient l’expression d’un choc civilisationnel entre l’Occident et le monde musulman. Or, cette lecture ne constitue pas le meilleur paradigme pour comprendre ce qu'il nous arrive. Ce que nous vivons est extrêmement grave, mais relève d’une autre nature que celle d’un prétendu choc des civilisations. Si nous voulons faire face au péril qui nous menace, il faut commencer par poser le bon diagnostic. 

Décivilisation islamique 

En réalité, la planète ne vit pas un choc de civilisations, mais un « choc de décivilisation » majeur et inédit. La modernisation, la mondialisation, l’urbanisation tendent à détruire les cultures, nous décivilisant et nous déracinant complètement. L’islamisme n’est pas l’expression d’un islam millénaire. Au contraire, il est un pur produit de la modernité, né d’une réaction à la crise que traverse le monde musulman. La mondialisation détruit l’islam traditionnel, celui du village, du folklore populaire, des soufis. À la place se diffuse un islamisme moderne, mondialisé et standardisé, qui s’appuie sur des prédicateurs en ligne et déteste la culture islamique populaire – par exemple le culte des saints musulmans. Ce fut d’ailleurs l’une des causes de la guerre civile syrienne : les grandes sécheresses des années 2000 causèrent lexode rural de nombreux jeunes vers les villes. Coupés de leurs racines religieuses villageoises, ils furent une cible de choix pour les prédicateurs islamistes, qui leur apportaient une vision très différente de la religion, et ont ensuite constitué la masse des rebelles djihadistes. Voilà qui explique le succès de l’islamisme en Europe auprès de certains jeunes issus de l’immigration qui crée, par définition, du déracinement. Cela fait des immigrés un public de choix pour l’islamisme. Pas parce qu’ils seraient enracinés dans l’islam de leurs ancêtres, dont ils ne connaissent rien, mais justement parce qu’ils sont déracinés et en proie à un malaise identitaire. C’est le sens des attentats de Mohammed Merah qui, quelques jours avant de commettre ses crimes, buvait de l’alcool en boîte de nuit. Lors de son passage à l’acte, il filmait ses crimes avec une caméra portative : cette caméra dans l’œil du tueur est une claire réminiscence du film Terminator. Merah doit plus à Hollywood et aux pétrodollars modernes qui ont permis de diffuser le wahhabisme qu’à l’Empire arabe des Omeyyades ou à la bataille de Poitiers. Le djihadisme moderne n’est pas la suite d’un affrontement millénaire ponctué par les Croisades et la Reconquista. Plus qu’à un choc de civilisations, on assiste à un choc de décivilisation, où des individus perdus et déculturés, qui ne savent plus véritablement ni qui ils sont ni où ils sont, se heurtent les uns aux autres. 

Décivilisation occidentale 

D’ailleurs, sommes-nous sûrs d’être nous-mêmes encore une civilisation ? Une civilisation ou une nation ne sont jamais détruites de l’extérieur. La cause de leur déclin et de leur disparition se trouve en elles. Et les agressions extérieures ne font que se greffer sur cette crise endogène. Nous ne faisons pas exception à cette règle. L’islamisme ou les crises migratoires ne sont que des maux opportunistes qui profitent de nos failles internes. Souvenons-nous de la leçon d’Ernest Renan, grand intellectuel français du XIXe siècle. Traumatisé par la défaite de 1871 face à la Prusse. Renan publie un livre appelant à « la réforme intellectuelle et morale » du pays. Dans cet ouvrage, à aucun moment il ne dit du mal des Prussiens, il parle avant tout des faiblesses françaises.

Aujourd’hui, l’Occident est saisi d’une bouffée de nihilisme. Il oublie son passé et dénigre son histoire. En mutilant ses racines, il se prive d’ailes. En effet, une civilisation est comme un arbre : c’est en puisant profondément dans son passé qu’elle peut construire un avenir. Bien entendu, notre crise empêche l’assimilation des immigrés : personne ne veut s’assimiler à une civilisation en perte de repères et qui ne se respecte plus elle-même. Réalité parfaitement illustrée par le Président Macron quand il déclare qu’il faut « déconstruire l’histoire de France » alors que par sa fonction, il devrait être le défenseur et le porte-étendard de cette histoire. Personne ne veut s’assimiler ni à une culture décrétée inexistante, ni à une histoire déconstruite et méprisée, ni à un pays dont le Président n’assume pas le passé. Comme l’a bien noté la journaliste Sonia Mabrouk, le besoin de sacré est au cœur de l’homme, que ce sacré soit religieux ou non religieux – culte du drapeau, cérémonies au Mont-Valérien… Cependant, les sociétés occidentales ont renoncé aujourd’hui à tout sacré, à toute transcendance. Dans une forme d’ivresse narcissique, elles ne recherchent plus un ancrage dans quelque chose qui les dépasserait, mais entendent être elles-mêmes leur propre fondement. Cela ne peut que nourrir l’islamisme par réaction, car cette idéologie remplit un vide et répond à une demande d’identité et de sacré à laquelle nos sociétés ne savent plus répondre.

La France offre tous les jours des exemples de décivilisation, de déracinement, de disparition de ses traditions, d’oubli de son histoire et de sa culture. Cela va d’Emmanuel Macron qui déclare « il n’y a pas de culture française » à la destruction de trente-neuf menhirs à Carnac, l’été 2023, pour construire une grande surface, en passant par la mairie de Nantes qui prône une approche « multiculturelle » et non confessionnelle des fêtes de Noël. Détruite par les gouvernements successifs, l’école est devenue totalement incapable de transmettre les savoirs fondamentaux, ce qui aggrave encore la désorientation globale. Voici le résultat d’une petite expérience : quand on demande à une classe de terminale scientifique, avec des élèves au demeurant sympathiques et loin d’être bêtes, d’expliquer avec des mots simples le mécanisme physique à l’origine du vent, moins du tiers de la classe est en mesure de répondre. Quant à savoir pourquoi le savon enlève les taches, cela relève plus de la magie que de la compréhension de ce processus chimique élémentaire. Et un seul élève pouvait donner la date d’extinction des dinosaures... car il l’avait entendue dans un documentaire. Ces élèves suivent pourtant entre quinze et vingt heures par semaine d'enseignement scientifique. On pourra se consoler en se disant qu’au pays de Victor Hugo et de Michelet, ces élèves « scientifiques » compensent leurs lacunes par une vaste culture littéraire et historique. Il n’en est rien. Une seule d’entre eux put donner la date d’avènement d’Hugues Capet et personne ne connaissait l’épisode de Clovis et du vase de Soissons, cette ville ne se trouvant pourtant qu’à quelques dizaines de kilomètres du lycée. Et une élève osa avouer qu’elle serait bien incapable de situer le Rhin sur une carte, car elle n’avait jamais entendu parler de ce fleuve. Il faut arrêter de chercher des boucs émissaires pour masquer nos propres renoncements : ce ne sont pas les immigrés qui ont saccagé l’école, et tout particulièrement l’enseignement de l’histoire et de la géographie. Ce ne sont pas des musulmans ou des immigrés qui ont enlevé la croix des Invalides et le drapeau français sur l’affiche officielle des JO. Le péril qui nous menace ne vient pas de l’extérieur musulman : il est en nous. 

Le totalitarisme inversé 

L’Occident est frappé d’une forme de lassitude : le monde devient de plus en plus déconcertant, les choses perdent leur sens, les repères historiques et géographiques sont brouillés, la seule question qui subsiste est « à quoi bon ? ». Ainsi les sociétés occidentales, privées d’horizons, engluées dans un mal-être existentiel et social, ressemblent à Perceval qui, dans la légende du Graal, erre sans but pendant plusieurs années dans la « Terre gaste », une vaste lande vaine et désolée.

L’Occident contemporain a connu deux phases de décivilisation : la crise totalitaire des années 30 (fascisme, nazisme, stalinisme) et la crise dépressive actuelle. Mais la crise dépressive que traverse la société occidentale est l’exact inverse de la crise totalitaire des années 30. Née à l’ère des masses, la crise totalitaire, de type paranoïaque, entendait briser l’individu sous le poids du groupe. Au contraire, la crise dépressive contemporaine tombe dans l’excès opposé en nourrissant un hyperindividualisme qui bouscule tout sentiment d’ancrage collectif ou de filiation. La crise totalitaire, de type paranoïaque, reposait sur un sentiment prométhéen de toute-puissance. Au contraire, la crise actuelle repose sur un vaste sentiment d’impuissance. La crise totalitaire touchait des sociétés en pleine expansion (expansion démographique, développement de l’outil industriel, hausse du niveau éducatif). Au contraire, la crise actuelle touche des sociétés qui se contractent – stagnation démographique, désindustrialisation, baisse du niveau éducatif. La crise totalitaire était obsédée par la politique et hyperpolitisait le monde, et ce jusqu’aux tréfonds de la vie quotidienne, comme l’indique le salut nazi ou le fait de s’appeler « camarade » dans le communisme soviétique. Au contraire, la crise actuelle est marquée du sceau de la dépolitisation. Dans la crise totalitaire, la vie privée était abolie et la vie publique envahissait tout. Au contraire, dans la crise actuelle, c’est la vie privée qui prime sur tout et qui contamine même la vie politique. Il suffit pour s’en convaincre de voir comment les politiques affichent leur vie privée. La crise totalitaire instaurait des pouvoirs de fer dont on attendait le salut. Au contraire, la crise actuelle repose sur un antitotalitarisme galvaudé (dont l’antifascisme de théâtre actuel offre une image paroxystique) et une vision fantasmagorique du pouvoir, dont on se défie à l’avance et par principe, alors qu’il ne cesse de s’éroder. La crise totalitaire reposait sur des aspirations à détruire la démocratie dite « bourgeoise » pour lui substituer des régimes considérés comme supérieurs. Au contraire, la crise actuelle, « touche une démocratie dont les principes sont plébiscités, mais dont le fonctionnement n'en suscite pas moins une immense frustration et des fractures profondes au sein des peuples », comme le note Marcel Gauchet.

Frappées par le vertige du succès, les sociétés occidentales perdent la notion d’un idéal pour lequel on pourrait vivre et mourir... et à la place ne rencontrent que le vide. L’individu-roi estime que l’État doit lui offrir un maximum de services, selon la logique impatiente du « tout, tout de suite ». Mais ce même individu-roi juge qu’il ne doit rien à l’État en retour et ne supporte pas son autorité. Ainsi s’explique la flambée des violences contre les élus locaux, les agents du service public ou le personnel soignant. Mais les dirigeants économiques et politiques n’échappent pas au processus de décivilisation. Ainsi les grands patrons d’hier n’étaient pas moins cupides que ceux d’aujourd’hui, mais ils avaient un surmoi, un sens du devoir, de l’honneur et de la responsabilité qui tend à disparaître. Avant, un patron qui provoquait une catastrophe par son incompétence se trouvait déshonoré. Aujourd’hui, il exige de partir avec un parachute doré. En ce qui concerne les hommes et les femmes politiques, ils sont de plus en plus incultes. Privés de tout ancrage historique dans le passé et de toute vision pour l’avenir, ayant perdu le sens de l’intérêt général, ils s’enferment dans un exhibitionnisme d’assez mauvais aloi. Comme le souligne Régis Debray, les grands personnages d’hier étaient d’autant mieux écoutés qu’ils affirmaient parler au nom d’un idéal : Dieu pour Saint-Louis, la Révolution prolétarienne pour Lénine, la France pour Clemenceau et de Gaulle. Aujourd’hui encore, en dehors de l’Occident, Poutine parle au nom de la Russie éternelle tandis qu’Erdogan combine le nationalisme turc, la nostalgie ottomane et le Coran. Mais les hommes politiques européens ne peuvent plus imaginer qu’il existe quelque chose qui les dépasse. Ils ne parlent donc plus qu’en leur nom. Et plus personne ne les écoute... 

La « barbarie douce » 

La décivilisation totalitaire reposait sur une « barbarie dure » – à coups de goulags, de pelotons d’exécution et de barbelés – tandis que la décivilisation actuelle repose sur tout autre chose. Dans la vie professionnelle comme dans l’éducation, c'est bien souvent une véritable « barbarie douce », pour reprendre la formule du sociologue Jean-Pierre Le Goff, qui s’installe au cœur des rapports sociaux du fait du management. C’est sans violence et avec des intentions fort louables que cette « barbarie douce » s'y développe puisqu’elle entend prôner « l’autonomie » et la « transparence », deux valeurs a priori positives. Mais en réalité, elle se révèle déshumanisante, déstabilise individus et collectifs, provoque stress et angoisse, tandis que les thérapies en tout genre lui servent d'infirmerie sociale. Les réunions stériles prolifèrent. Le sens disparaît derrière des formules creuses et jargonnantes, des « process » absurdes et bureaucratiques, des discours lénifiants et déconnectés de toute réalité. Pendant que les emplois inutiles ou parasites (dont le « consultant » offre une parfaite illustration) prospèrent, les métiers utiles sont vidés de leur substance, ce qui nourrit en retour une crise généralisée des vocations. La crise du Covid a fourni un bon exemple : les soignants ont globalement apprécié cette période, car les contraintes de l’urgence sanitaire ont, temporairement hélas, suspendu le délire bureaucratique et managérial pour renouer, le temps d’une pandémie, avec les véritables fondements du métier. Comme l’explique Jean-Pierre Le Goff, on voit ainsi proliférer une stupéfiante rhétorique issue des milieux de la formation, du management et de la communication, dissolvant les réalités dans une « pensée chewing-gum » qui dit tout et son contraire, tandis que les individus sont sommés d'être autonomes (ce qui est une contradiction dans les termes) et de se mobiliser en permanence. Là encore, l’islamisme se nourrit de notre vide, offrant du sens dans un monde qui en manque cruellement. Face au grand retour de l’histoire et du tragique (attentats djihadistes, guerre en Ukraine…), une « bulle » angélique traduit le désarroi d’un individu occidental qui ne peut regarder la réalité en face, qui croit que le monde entier partage ses valeurs, qui ne supporte pas que la guerre et la violence soient des constantes des sociétés humaines et qui s’avère incapable d’accepter l’idée que d’autres le haïssent. Ainsi voit-on à chaque attentat surgir des réactions de déni : bougies, « vous n’aurez pas ma haine »… 

Réarmement civilisationnel 

Nous ne vivons donc pas tant un choc des civilisations qu’un choc de « décivilisation », où les incultures se heurtent. Une véritable guerre des civilisations impliquerait qu’il existe toujours des civilisations dignes de ce nom. Les combattants ont déclaré forfait. Qu’on ne se réjouisse pas trop vite, la « guerre de décivilisation » qui nous menace risque d’être bien plus terrible. Il est urgent d’opérer notre réarmement moral, culturel et intellectuel (et pour tout dire civilisationnel) afin d’éviter ce drame. Ce redressement commence par nous accepter et à accepter le fait que nous ne sommes ni meilleurs ni pires que les autres, soit à quitter toute vision moralisatrice qui se résumerait à croire en la supériorité morale de l’Occident, mais également à abandonner toute vision culpabilisatrice consistant à nous accuser et à nous flageller en permanence. Ce redressement est aussi la capacité à renouer avec l’autorité, à l’exercer sans faiblir, à retisser les liens dénoués de la transmission et à réhabiliter, assumer et aimer notre identité, notre histoire et notre culture. 

Titre et Texte: Jean-Loup Bonnamy*, Front Populaire, nº 9, décembre 2024 – janvier(février 2025, pages124/130

*Professeur agrégé de philosophie, Jean-Loup Bonnamy intervient également réguliérement dans les médias comme éditorialiste. Il est l’auteur, entre autres, de L’Occident déboussolé (éd. L’Observatoire, 2024) 

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