50 ans après Mai 68, professionnels de
l’indignation, mutins médiatiques et autres faux rebelles encombrent le débat
démocratique, dénonce le philosophe.
Pascal Bruckner
Quel fut l’événement majeur de
ce printemps 2018 ? Le retour farcesque de Mai 68 contre les anciens
soixante-huitards, l’envie pour ceux qui ne l’ont pas vécu de rejouer en
comédie ce qui fut déjà un plagiat d’autres événements historiques. Triomphe de
la génération perroquet, zadistes, anti-fafs, Black Blocs, Insoumis qui
reprochent à leurs aînés d’avoir trahi leurs idéaux et s’en veulent, eux, les
vrais héritiers. La posture de la radicalité redevient un must pour une partie
de la jeunesse qui brandit l’anticapitalisme comme un nouvel étendard, d’autant
qu’il n’est plus obéré par les contre-modèles désastreux de l’Union soviétique
ou de la Chine rouge. Cette génération en pleine déshérence veut son moment et
piaffe de monter à son tour sur les barricades de l’Histoire. On voit même
d’anciens maoïstes, convertis au libéralisme sous Reagan, revenir sur le tard à
la doctrine révolutionnaire, prêts pour un nouveau tour en attendant le Grand
Soir. Gauchisme de l’andropause qui saisit d’honorables sexagénaires chauves,
ventripotents et fortunés, avides de retrouver le frisson de leurs 20 ans et
d’épater les demoiselles.
Académisme de la subversion.
Elle est étrange, à vrai dire,
cette attirance pour la figure du rebelle qui hante plus spécialement artistes,
journalistes, intellectuels, écrivains, politiques. Il faut y voir une des
valeurs refuges du narcissisme contemporain à une époque où le consensus
nivelle les individus et rend les camps tous semblables. Nostalgie d’un temps
où l’homme de plume, le savant, l’artiste tiraient leur lustre d’entrer en
conflit avec les pouvoirs établis. Alors le génie solitaire, affrontant la
bêtise de ses contemporains, produisait des chefs-d’œuvre dans la réprobation
générale, émettait des théories scientifiques scandaleuses sous le double
auspice de la clandestinité et de la persécution. Créer, découvrir, c’était
toujours attenter à l’ordre du monde, briser les dogmes en cours, ouvrir une
brèche dans un univers confit de certitudes afin de « faire avancer le chariot
récalcitrant du peuple », comme le disait Kandinsky des avant-gardes.
Le rebelle réconcilie deux
images valorisantes : celle de l’homme ou de la femme d’exception qui s’élève
au-dessus de la masse, celle de l’altruiste qui met ses talents au service des
autres, se sacrifie pour leur bonheur. Il conjoint élitisme et sainteté, et
convertit sa persévérance en oblation à l’humanité entière. Voilà pourquoi les
vrais séditieux sont si rares : il faut, pour endurer la calomnie, la
réprobation, le mépris, la prison, une trempe qui n’est pas donnée à tous. Il y
faut une quasi-folie, la certitude orgueilleuse d’avoir raison contre le monde
entier. Enfin, la modernité a érigé en règle d’or, surtout en France, la
religion de la désobéissance puisque son événement fondateur, la Révolution de
1789, a instauré une coupure radicale entre l’ancien et le nouveau monde. Il
est poli d’être contre. Du savant martyrisé ou brûlé qui récuse les vérités
officielles jusqu’au dissident qui croupit dans les goulags, sans oublier le
peintre affamé qui se fraie un chemin au milieu des sarcasmes et des lazzis, la
subversion est devenue, en démocratie, une double garantie de nouveauté et
d’authenticité. Mais la démocratie, au contraire du despotisme, est ce régime
qui se nourrit de ses ennemis et a placé la critique au cœur de son fonctionnement
: dès lors, la contestation y devient un service, un quasi-réflexe, la chose du
monde la mieux partagée. Et, comme les classes dominantes ont intégré à leur
mode de vie les mouvements qui prétendaient les renverser, innombrables sont
ceux qui revendiquent le beau titre de « mutin » : cela leur procure une
identité, les assure d’échapper à la médiocrité générale. Ce n’est plus
l’artiste subventionné, cajolé par le mécénat et l’Etat culturel qui est
maudit, c’est désormais le bourgeois. Si notre époque célèbre à grands frais la
« figure du réprouvé » et encense ceux-là mêmes qui la vouent aux gémonies, ce
n’est pas pur masochisme, c’est qu’elle trouve dans ce désaveu un carburant
essentiel à sa transformation.
Quatre « faux rebelles »
Eric Cantona, ex-footballeur |
Frédéric Lordon, économiste |
Pierre Rabhi, agroécologiste |
Edouard Louis, écrivain |
Ainsi prolifèrent les
transgressions standardisées : critiques publicitaires de la publicité,
médiatiques des médias (ah ! dire du mal de la télé sur le petit écran,
quelle jouissance !), spectaculaires du spectacle. Cracher dans la soupe
devient l’argument lucratif par excellence : tout artiste se doit d’être
engagé, à gauche naturellement, toute marchandise pour se vendre doit inclure
sa propre critique à côté de son mode d’emploi. Ainsi se propage un académisme
de la subversion au point que la culture de la provocation est devenue la
culture officielle qui promeut, dans le discours du moins, marginaux,
excentriques, insurgés, voyous, excellents gisements de profit. Combien
d’intellectuels, faute de convaincre par leurs livres, tentent de gagner une
renommée par la rue en appelant au chaos généralisé – on l’a vu l’année
dernière avec ce Mai 68 dépressif qu’était le mouvement Nuit debout.
Combien de rappeurs, chanteurs hurlent leur haine de la France en empochant au
passage de confortables revenus ? Conjonction de la rage proclamée et du « big
business ».
Planqués… mais
radicaux.
Devenir un rebelle
professionnel est une contradiction dans les termes, car on banalise ainsi un
état d’exception, on convertit sa colère en mécanisme d’autopromotion ; on
tire un éclat particulier de passer pour un banni, on désire faire tomber sur
soi l’aura ténébreuse du damné, si possible sans périls. Alors que les vrais
hérétiques ne sont pas toujours lumineux mais souvent brisés, parfois
repoussants. Leur opiniâtreté à résister à la barbarie s’apparente à de la
démence, leur compagnie n’a rien d’élégant. Il est trop de notables du showbiz,
des lettres, du sport, de l’université qui jouent aux renégats et le
politiquement correct en France, désormais, c’est de se dire incorrect. On se
souvient qu’en décembre 2010 l’ex-footballeur Eric Cantona invita les
Français à vider leurs comptes bancaires pour « renverser le
système » et susciter une panique financière. On avait déjà connu
les patrons rouges qui finançaient l’Union soviétique, voici venu le
millionnaire qui fustige les riches, mais sans toucher à son magot
– manière de gagner sur tous les tableaux.
Planqués mais radicaux :
le notable endosse les haillons du guérillero, la fronde devient une annexe de
la mode. Extension du conformisme à des attitudes qui relevaient jadis de la
marge, du vice, du crime. Nous souffrons désormais d’une multitude de
conformismes dont la révolte n’est qu’une des variantes. Vomir la société et
rentrer chaque soir se coucher dans son lit : ainsi se font les nouvelles
carrières médiatiques. Dans l’esthétique postmoderne de la
« désobéissance », l’image de l’insurgé est investie d’un gros profit
symbolique. Les parias pépères fleurissent en dénonçant l’affreuse servitude
des masses et prospèrent, peinards, sur cette excommunication. D’où l’embarras
de ces intouchables de luxe quand ils sont célébrés par les pouvoirs
établis : ainsi de Pierre Rabhi, pionnier de l’agroécologie, devenu la
coqueluche du showbiz et du CAC 40, ou de l’écrivain Edouard Louis,
louangé à l’Elysée, à sa grande fureur.
Infantile et gnangnan.
Il y a quelques années, un
vieux monsieur désœuvré, Stéphane Hessel, réussit à conquérir des millions de
lecteurs en leur communiquant sa passion de la révolte abstraite :
« Indignez-vous ! ». Contre tout, l’argent, le marché, la finance,
les méchants, la pollution, le chaud, le froid, l’oppression, le nucléaire,
etc. Car le rebelle new-look conjugue radicalité et immaturité. Voyez la
revendication loufoque du « 10 améliorable » par les étudiants
de Tolbiac en avril : ils voulaient avoir au moins 10 et plus à tous
leurs examens, jamais moins. La vilaine société leur devait réussite et
reconnaissance. Voyez encore les zadistes. Ils ont inversé la proposition de
Proudhon : « la propriété, c’est le vol ». Eux répondent,
« le vol, c’est la propriété ». Dès qu’un projet industriel quelque
part en France n’a pas l’heur de leur plaire, ils occupent l’espace et se
l’approprient. Mais, quand l’Etat envoie les gendarmes les déloger, ils hurlent
au viol des libertés, demandent la protection du droit. Ces révoltes puériles
voudraient tout et son contraire : razzier un lieu, pouvoir casser sans
rien payer et être saluées par l’opinion comme des précurseurs. Les zadistes
seraient « une source d’inspiration et d’invention »,
ils « auraient trouvé des solutions aux problèmes qui nous
agitent » (Stéphane Foucart). Diable : c’est Mozart qu’on
assassine ! Les enfants gâtés de la société d’abondance auraient, au nom
de la planète, le droit de faire n’importe quoi, édifier des bicoques de bric
et de broc, des barricades sur les routes, des cabanes dans les branches,
privatiser l’espace, jouer à « Mad Max » dans le bocage tout en
méprisant le monde rural et ses traditions. ZAD : zone à déconner.
Mais cette culture infantile
et gnangnan va de pair avec une fascination très adolescente pour la force.
Quand une révolte ne propose pas un monde meilleur pour tous, elle sombre dans
la violence. « Macron, fasciste libéral », disaient
les slogans sur les murs des facs occupées. Qu’est-ce que le fascisme pour ces
jeunes adultes ? Tout ce qui s’oppose à leurs désirs, contrarie leurs
inclinations. Leur liberté n’est que l’autre nom de leurs caprices. L’inaction
de l’Etat donne à chacun la permission de détruire au nom de ses
convictions : n’a-t-on pas vu des militants végans attaquer récemment des
boucheries et des poissonneries au nom du bien-être animal ? Plus le
pouvoir est mou, plus il est accusé de brutalité. A cet égard, les
Black Blocs, avec leur esthétique mussolinienne et leur vandalisme
intégral, sont les bacheliers de la guérilla urbaine : le CRS est la
nouvelle figure du père à tuer dans un monde où l’autorité paternelle a
disparu. L’émeute est un rituel d’initiation à une époque qui a aboli tous les
rites de passage. Et, comme ces mouvements ne proposent rien, ils dégénèrent en
dégradation pure et simple, encouragés par les professeurs de haine, les
François Ruffin, Frédéric Lordon et leurs épigones, experts en ressentiment.
Mai 68 était délirant, peut-être, mais joyeux. Ses pasticheurs
d’aujourd’hui sont sinistres. Ils pontifient avec un sérieux de
croque-morts.
Quatre destins.
La révolte, évidemment, ne
cessera jamais. Il y a un droit imprescriptible à la résistance pour tout
groupe, catégorie ou minorité menacé. Mais il existe au moins quatre destins
différents pour un rebelle. Finir en dictateur ou en narcotrafiquant, quitter
les haillons du persécuté pour revêtir ceux du despote (le régime cubain, le
Venezuela). Mourir les armes à la main, demeurer dans la mémoire des hommes
comme un martyr, les plus belles révolutions étant les révolutions perdues qui
n’ont pas souillé leur pureté dans un bain de sang. Vieillir en anarchiste de
salon, se muer avec l’âge en comédien de l’intransigeance où excellent tant de
roublards rompus aux colères stratégiques, aux coups de gueule soigneusement
calibrés (Mélenchon). Il est une dernière voie moins glorieuse mais plus
féconde : fonder un nouveau parti, obliger la société, par la force au
besoin, à entendre la voix de ceux qu’elle méprisait ou exploitait jusque- là.
Leaders nationalistes, dirigeants syndicalistes, chefs de minorités, tous
visent à être reconnus, à s’intégrer dans une légalité qu’il ne veulent pas
détruire mais étendre. Autrement dit, toute révolte réussie n’aspire qu’à se
convertir en possibilités inédites, en droits nouveaux. On ne conteste le monde
tel qu’il va que pour élargir l’assise de la communauté humaine. C’est une fin
moins romantique que la révolution permanente, le feu purificateur, mais
infiniment plus efficace. La révolte est peut-être le commencement de l’humanité,
elle n’en est pas la conclusion : cette parenthèse de chaos doit un jour
se clore, récuser la violence pour instaurer une certaine forme de légalité,
sous peine d’entraîner une nation entière dans le chaos. Il n’y a rien de
honteux à obtenir gain de cause : la récupération est le désir avoué de
toute lutte. On est loin ici du symbolisme noir de
l’« insurrection », de la ferveur du « grand refus » prônée
par les tenants du Comité invisible et autres groupes de Tarnac.
« Vous finirez
notaires », lançait Marcel Jouhandeau aux manifestants parisiens
de Mai 68. A quelques lettres près, ils finissent tous notables, il avait
raison. Et l’on peut imaginer que les jeunes radicaux chics et fringants de
l’ultragauche actuelle finiront, eux aussi, en installés à moins qu’ils ne
terminent en aigris rabâchant leurs faillites. « Nous avons fait
Mai 68 pour ne pas devenir ce que nous sommes devenus », a
dit très profondément Georges Wolinski, mort, lui, en héros sous les balles des
islamo-terroristes. Rien de scandaleux à cela : chaque génération ne peut
endosser qu’une tâche historique limitée avant de réaliser que ses actes se
sont retournés contre elle et lui ont échappé. Quand Albert Camus écrit
« L’homme révolté » (1951), il sait admirablement déceler le mensonge
totalitaire. Mais il prolonge la mythologie romantique de
l’« insurgé » qui fonde une morale de la solidarité dans un monde
absurde. « Je me révolte, donc nous sommes. »Ce pathos
n’est plus le nôtre. Ce qui a changé au XXe siècle, c’est que
la révolte a perdu de son innocence, elle n’a plus tous les droits : elle
doit justifier en se déployant l’univers qu’elle annonce, prouver qu’elle n’est
pas mue par la simple volonté de revanche. Les anciens persécutés ont perdu de
leur candeur, ils sont capables d’instaurer de nouvelles tyrannies d’autant
plus cruelles qu’elles s’édifient sous les auspices de l’émancipation. On a
peut-être toujours raison de se révolter, mais on n’a pas raison sur tout quand
on se révolte : cela ne justifie ni les injustices ni les crimes commis au
nom des damnés de la terre. La révolte n’est pas le dernier mot de l’être
humain. Contempler, préserver, célébrer cristallisent autant de ferveur que les
mystiques fatiguées de la subversion.
Pascal Bruckner,
Philosophe, écrivain. Dernier ouvrage paru : « Un racisme imaginaire.
Islamophobie et culpabilité » (Grasset, 2017 ; Le Livre de poche,
2018). Le
Point, nº 2390, 21-6-2018
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