Les manifestations contre le mariage pour
tous seraient-elles symptomatiques d'une France de 2013 rétrograde, voire
réactionnaire ?
Daniel Salvatore Schiffer
Avant que le projet de loi sur le mariage gay soit débattu à l'Assemblée nationale, pro et anti s'affrontent dans la rue. Photo: Lancelot Frederic/SIPA |
Ce projet de loi, qui fut
l'une des promesses de campagne de François Hollande et qui s'apprête
maintenant à être débattu à l'Assemblée nationale, ne fait pourtant que suivre
très logiquement, fût-ce avec quelques années de retard, le cours de
l'Histoire, par ailleurs déjà largement emprunté, avec la légalisation du
mariage homosexuel par la plupart des démocraties européennes : les Pays-Bas en
2001 ; la Belgique en 2003 ; l'Espagne en 2005 ; la Norvège, la Suède et
l'Islande en 2009 ; le Portugal en 2010 ; le Danemark en 2012.
Liberté, égalité, parité
D'où, au vu de cette seule
mais significative liste (où même la très catholique Espagne fait ici figure
d'avant-garde), cette interrogation : la France de 2013, pays réputé libre et
moderne, ouvert et progressiste, bâti sur le socle de la laïcité depuis son
heureuse loi de 1905, serait-elle donc en réalité, par-delà sa glorieuse
légende, une nation rétrograde, voire réactionnaire, sur le plan des libertés
civiles comme des acquis sociaux, au premier rang desquels émerge
théoriquement, en dehors de toute discrimination ou exclusion, une absolue et
inaliénable parité entre les individus, quel que soit leur sexe ?
De ce point de vue-là, le
philosophe Ruwen Ogien, récemment interviewé sur ce site même, a parfaitement
raison lorsque, répondant là à la question de savoir si "deux êtres de
même sexe peuvent se marier", il déclare que "la liberté individuelle
(...), tant qu'elle ne nuit pas à autrui, ne doit sous aucun prétexte être
entravée". Et d'ajouter, non moins opportunément, que cette "éthique
minimale", fondée sur le principe de "non-nuisance", ne
s'inscrit elle-même qu'au sein d'une politique axée sur la "permissivité
totale de l'individu" tout autant que sur la "non-intervention de
l'État dans les moeurs."
Contre la pensée unique
Du reste, aucun de ces pays
ayant légalisé le mariage homosexuel, au cours de cette dernière décennie, n'a
jamais eu à subir, contrairement à ce qu'une certaine forme de
"bien-pensance" veut bien nous faire croire au sein de notre
intelligentsia hexagonale, un quelconque effondrement ni même une quelconque
dégradation au niveau de ses fondements moraux comme de ses institutions
sociales, de son contexte culturel comme de ses bases philosophico-religieuses.
C'est dire effectivement, comme le souligne encore à bon escient ce
"trublion cohérent" - comme Roger Pol Droit appelle Ruwen Ogien - si,
notre civilisation étant ainsi saine et sauve, "les anti-mariage gay
entretiennent une panique morale" !
Rien n'indique en outre, à en
croire un anthropologue aussi crédible que Claude Lévi-Strauss lui-même, que la
structure parentale d'une famille, certes important facteur de socialisation
primaire et de cohésion sociale, doive se composer nécessairement, et a priori,
de personnes de sexe différent. Un "bon couple" homosexuel, vivant en
harmonie et partageant un même sentiment d'amour, n'est-il d'ailleurs pas toujours
préférable, y compris en cas d'adoption d'enfants, qu'un "mauvais
couple" hétérosexuel, pour lequel la violence conjugale s'avère le lot
quotidien, avec à la clé un divorce souvent douloureux, tant sur les plans
psychologique qu'affectif, pour l'enfant même ?
L'homme et la femme : des individus à part entière plus que
complémentaires
Dernière chose, mais non des
moindres, enfin : prétendre qu'un couple marié ne devrait être que la
résultante de deux personnes de sexe opposé (masculin/féminin), c'est soutenir implicitement,
sans s'en rendre compte, que l'homme et la femme s'avéreraient, en fait, des
individus "complémentaires", surtout dans l'éducation d'un enfant,
plus qu'à part entière.
C'est exactement cela, sans
certes vouloir comparer ici l'incomparable, que, par exemple, les théoriciens
de la charia, ces religieux que nous fustigeons tant et à juste titre dans
notre bonne vieille Europe, affirment, sans nuances et de manière aussi
dogmatique que péremptoire, en cette loi coranique qu'ils voudraient instaurer
au coeur même de la Constitution des États où, hélas, ils sévissent, à l'heure
actuelle, de plus en plus ! Le paradoxe est, là, énorme - on en conviendra
aisément - pour un pays - La France, en l'occurrence - prétendument moderne et
résolument laïc.
Le débat "nature/culture"
Mais, en ce vaste et très
actuel débat de société, dont cette agitation franco-française n'est pas sans
rappeler celle qui gravita également autour de l'interruption volontaire de
grossesse (sous l'ère du président Valéry Giscard d'Estaing et de sa ministre
de la Santé, Simone Veil, en 1975) ou de l'abolition de la peine de mort (sous
l'égide du président François Mitterrand et de son ministre de la Justice,
Robert Badinter, en 1981), c'est peut-être un autre philosophe, Raphaël Enthoven,
qui, pour en expliquer le véritable enjeu tout autant que la réelle portée, a
eu les mots le plus éclairants et judicieux à la fois.
Cette explication, Raphaël
Enthoven l'a donnée dernièrement (dimanche 13 janvier), sur un plateau de
télévision de France 2, face à l'excellent Laurent Delahousse. Ce qu'il y
disait en substance ? Que la légalisation du mariage gay, qui ne fait que
suivre somme toute là l'inéluctable cours de l'Histoire, était aussi
l'irréfutable et bienfaiteur signe, telle une preuve ultime et décisive, du
primat de la culture, chez l'être humain, sur la nature. Et, de ce fait, de la
primauté de la liberté de conscience (individuelle ou collective), à la
différence de l'animal, sur la dictature de l'instinct (surtout en matière de conservation
de l'espèce). C'est là, ce rare et précieux privilège de l'entendement, ce
qu'Emmanuel Kant, insigne philosophe des Lumières (Aufklärung, en Allemand),
appela la "faculté de juger", sans laquelle il n'est point de raison,
"pure" ou "pratique", possible.
Un clivage à dépasser
Ce débat idéologique mettant
aux prises, en d'autres termes encore, les tenants de l' "inné", pour
lesquels il existerait une "nature humaine permanente", aux partisans
de l' "acquis", pour lesquels l'être humain s'avèrerait le produit
existentiel de son expérience historique, n'est, du reste, pas neuf. Il agitait
déjà, lors de ce que Michel Foucault appela l' "âge classique", les
penseurs du XVIIe siècle, dont un rationaliste tel que René Descartes (adepte
de l'idéalisme platonicien) et un sensualiste tel que Pierre Gassendi
(représentant du matérialisme épicurien) furent, au sein de cette dispute
philosophique, les deux principaux artisans.
Mais voilà, précisément : il y
a plus de trois siècles, déjà, que cette intéressante mais vieille polémique
traverse de part en part, chez les intellectuels français, le débat d'idées.
C'est dire s'il serait enfin temps, au regard de notre propre modernité, de
s'en déprendre une bonne fois pour toutes et, partant, de le dépasser définitivement,
comme pour tout artificiel et préjudiciable clivage politico-idéologique : il
en va de notre sens même, ni plus ni moins, de la démocratie ! Cet ancestral
mais virulent conflit idéologique est d'ailleurs de la même teneur, toutes
proportions gardées, que celui qui, aux États-Unis par exemple, voit s'opposer
aujourd'hui, quant à l'apparition de l'espèce humaine sur Terre, les
"créationnistes", conservateurs pour leur grande majorité, et les
"évolutionnistes", progressistes dans leur ensemble.
Humanité et tolérance
Conclusion ? Un être
intelligent, doté de raison et prônant la liberté, devrait toujours choisir la
voie, pour parfois difficile qu'elle soit à entreprendre, du progrès, sans
lequel il n'est point de civilisation qui vaille, ainsi que nous l'ont enseigné
la science tout autant que la philosophie, ni ne tienne la tortueuse mais
indispensable route de l'humanité, surtout en matière de tolérance.
Vive, donc, le gay savoir,
pour paraphraser l'intitulé (Le gai savoir) de l'un des plus beaux livres du
grand Nietzsche, lequel se situa toujours, après sa démystification des valeurs
judéo-chrétiennes et sa successive déconstruction de la morale bourgeoise,
"par-delà bien et mal" !
Daniel
Salvatore Schiffer
est philosophe, auteur de Oscar Wilde (Gallimard - Folio Biographies) et de
Manifeste dandy (François Bourin éditeur), Le Point, 20-01-2013
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