domingo, 20 de janeiro de 2013

Le gay savoir

Les manifestations contre le mariage pour tous seraient-elles symptomatiques d'une France de 2013 rétrograde, voire réactionnaire ?

Daniel Salvatore Schiffer

Avant que le projet de loi sur le mariage gay soit débattu à l'Assemblée nationale, pro et anti s'affrontent dans la rue. Photo: Lancelot Frederic/SIPA
Il est pour le moins paradoxal de constater qu'un pays tel que la France, patrie des droits de l'homme et dont la très républicaine devise fait l'éloge de valeurs morales aussi nobles que la liberté et l'égalité - principes que nous souhaiterions tous universels -, se pose encore aujourd'hui, et avec autant d'acuité au sein de sa population, la question de savoir si des personnes du même sexe, homosexuels ou lesbiennes, ont le droit de s'unir, à tous les effets, par un mariage en bonne et due forme. Avec comme corollaire le droit, non moins essentiel pour un couple désireux de fonder une famille, d'adopter un enfant. Car c'est bien là le débat qui, à voir l'ampleur tout autant que l'intensité de la manifestation qui a eu lieu le 13 janvier dernier à Paris, secoue, depuis plusieurs jours, la société française en son ensemble.

Ce projet de loi, qui fut l'une des promesses de campagne de François Hollande et qui s'apprête maintenant à être débattu à l'Assemblée nationale, ne fait pourtant que suivre très logiquement, fût-ce avec quelques années de retard, le cours de l'Histoire, par ailleurs déjà largement emprunté, avec la légalisation du mariage homosexuel par la plupart des démocraties européennes : les Pays-Bas en 2001 ; la Belgique en 2003 ; l'Espagne en 2005 ; la Norvège, la Suède et l'Islande en 2009 ; le Portugal en 2010 ; le Danemark en 2012.

Liberté, égalité, parité
D'où, au vu de cette seule mais significative liste (où même la très catholique Espagne fait ici figure d'avant-garde), cette interrogation : la France de 2013, pays réputé libre et moderne, ouvert et progressiste, bâti sur le socle de la laïcité depuis son heureuse loi de 1905, serait-elle donc en réalité, par-delà sa glorieuse légende, une nation rétrograde, voire réactionnaire, sur le plan des libertés civiles comme des acquis sociaux, au premier rang desquels émerge théoriquement, en dehors de toute discrimination ou exclusion, une absolue et inaliénable parité entre les individus, quel que soit leur sexe ?

De ce point de vue-là, le philosophe Ruwen Ogien, récemment interviewé sur ce site même, a parfaitement raison lorsque, répondant là à la question de savoir si "deux êtres de même sexe peuvent se marier", il déclare que "la liberté individuelle (...), tant qu'elle ne nuit pas à autrui, ne doit sous aucun prétexte être entravée". Et d'ajouter, non moins opportunément, que cette "éthique minimale", fondée sur le principe de "non-nuisance", ne s'inscrit elle-même qu'au sein d'une politique axée sur la "permissivité totale de l'individu" tout autant que sur la "non-intervention de l'État dans les moeurs."

Contre la pensée unique
Du reste, aucun de ces pays ayant légalisé le mariage homosexuel, au cours de cette dernière décennie, n'a jamais eu à subir, contrairement à ce qu'une certaine forme de "bien-pensance" veut bien nous faire croire au sein de notre intelligentsia hexagonale, un quelconque effondrement ni même une quelconque dégradation au niveau de ses fondements moraux comme de ses institutions sociales, de son contexte culturel comme de ses bases philosophico-religieuses. C'est dire effectivement, comme le souligne encore à bon escient ce "trublion cohérent" - comme Roger Pol Droit appelle Ruwen Ogien - si, notre civilisation étant ainsi saine et sauve, "les anti-mariage gay entretiennent une panique morale" !

Rien n'indique en outre, à en croire un anthropologue aussi crédible que Claude Lévi-Strauss lui-même, que la structure parentale d'une famille, certes important facteur de socialisation primaire et de cohésion sociale, doive se composer nécessairement, et a priori, de personnes de sexe différent. Un "bon couple" homosexuel, vivant en harmonie et partageant un même sentiment d'amour, n'est-il d'ailleurs pas toujours préférable, y compris en cas d'adoption d'enfants, qu'un "mauvais couple" hétérosexuel, pour lequel la violence conjugale s'avère le lot quotidien, avec à la clé un divorce souvent douloureux, tant sur les plans psychologique qu'affectif, pour l'enfant même ?

L'homme et la femme : des individus à part entière plus que complémentaires
Dernière chose, mais non des moindres, enfin : prétendre qu'un couple marié ne devrait être que la résultante de deux personnes de sexe opposé (masculin/féminin), c'est soutenir implicitement, sans s'en rendre compte, que l'homme et la femme s'avéreraient, en fait, des individus "complémentaires", surtout dans l'éducation d'un enfant, plus qu'à part entière.

C'est exactement cela, sans certes vouloir comparer ici l'incomparable, que, par exemple, les théoriciens de la charia, ces religieux que nous fustigeons tant et à juste titre dans notre bonne vieille Europe, affirment, sans nuances et de manière aussi dogmatique que péremptoire, en cette loi coranique qu'ils voudraient instaurer au coeur même de la Constitution des États où, hélas, ils sévissent, à l'heure actuelle, de plus en plus ! Le paradoxe est, là, énorme - on en conviendra aisément - pour un pays - La France, en l'occurrence - prétendument moderne et résolument laïc.

Le débat "nature/culture"
Mais, en ce vaste et très actuel débat de société, dont cette agitation franco-française n'est pas sans rappeler celle qui gravita également autour de l'interruption volontaire de grossesse (sous l'ère du président Valéry Giscard d'Estaing et de sa ministre de la Santé, Simone Veil, en 1975) ou de l'abolition de la peine de mort (sous l'égide du président François Mitterrand et de son ministre de la Justice, Robert Badinter, en 1981), c'est peut-être un autre philosophe, Raphaël Enthoven, qui, pour en expliquer le véritable enjeu tout autant que la réelle portée, a eu les mots le plus éclairants et judicieux à la fois.

Cette explication, Raphaël Enthoven l'a donnée dernièrement (dimanche 13 janvier), sur un plateau de télévision de France 2, face à l'excellent Laurent Delahousse. Ce qu'il y disait en substance ? Que la légalisation du mariage gay, qui ne fait que suivre somme toute là l'inéluctable cours de l'Histoire, était aussi l'irréfutable et bienfaiteur signe, telle une preuve ultime et décisive, du primat de la culture, chez l'être humain, sur la nature. Et, de ce fait, de la primauté de la liberté de conscience (individuelle ou collective), à la différence de l'animal, sur la dictature de l'instinct (surtout en matière de conservation de l'espèce). C'est là, ce rare et précieux privilège de l'entendement, ce qu'Emmanuel Kant, insigne philosophe des Lumières (Aufklärung, en Allemand), appela la "faculté de juger", sans laquelle il n'est point de raison, "pure" ou "pratique", possible.

Un clivage à dépasser
Ce débat idéologique mettant aux prises, en d'autres termes encore, les tenants de l' "inné", pour lesquels il existerait une "nature humaine permanente", aux partisans de l' "acquis", pour lesquels l'être humain s'avèrerait le produit existentiel de son expérience historique, n'est, du reste, pas neuf. Il agitait déjà, lors de ce que Michel Foucault appela l' "âge classique", les penseurs du XVIIe siècle, dont un rationaliste tel que René Descartes (adepte de l'idéalisme platonicien) et un sensualiste tel que Pierre Gassendi (représentant du matérialisme épicurien) furent, au sein de cette dispute philosophique, les deux principaux artisans.

Mais voilà, précisément : il y a plus de trois siècles, déjà, que cette intéressante mais vieille polémique traverse de part en part, chez les intellectuels français, le débat d'idées. C'est dire s'il serait enfin temps, au regard de notre propre modernité, de s'en déprendre une bonne fois pour toutes et, partant, de le dépasser définitivement, comme pour tout artificiel et préjudiciable clivage politico-idéologique : il en va de notre sens même, ni plus ni moins, de la démocratie ! Cet ancestral mais virulent conflit idéologique est d'ailleurs de la même teneur, toutes proportions gardées, que celui qui, aux États-Unis par exemple, voit s'opposer aujourd'hui, quant à l'apparition de l'espèce humaine sur Terre, les "créationnistes", conservateurs pour leur grande majorité, et les "évolutionnistes", progressistes dans leur ensemble.

Humanité et tolérance
Conclusion ? Un être intelligent, doté de raison et prônant la liberté, devrait toujours choisir la voie, pour parfois difficile qu'elle soit à entreprendre, du progrès, sans lequel il n'est point de civilisation qui vaille, ainsi que nous l'ont enseigné la science tout autant que la philosophie, ni ne tienne la tortueuse mais indispensable route de l'humanité, surtout en matière de tolérance.

Vive, donc, le gay savoir, pour paraphraser l'intitulé (Le gai savoir) de l'un des plus beaux livres du grand Nietzsche, lequel se situa toujours, après sa démystification des valeurs judéo-chrétiennes et sa successive déconstruction de la morale bourgeoise, "par-delà bien et mal" !
Daniel Salvatore Schiffer est philosophe, auteur de Oscar Wilde (Gallimard - Folio Biographies) et de Manifeste dandy (François Bourin éditeur), Le Point, 20-01-2013

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