Valérie Toranian
La cancel culture s’exerce désormais librement dans notre pays. Importée des États-Unis, elle consiste à annuler, dénoncer, boycotter, exclure du débat, de l’espace public ou professionnel toute personne jugée infréquentable par ses opinions, son comportement, ou simplement considérée comme réfractaire à la morale des temps nouveaux. Il s’agit d’exercer une constante vigilance (woke) pour dénoncer les crimes de la « blanchité » hétérosexuelle capitaliste et normative. Son fer de lance : les réseaux sociaux. Ils peuvent littéralement décréter la mort sociale d’un individu, d’une institution. Leur influence sur les médias, la culture et au sein de l’université ne cesse de grandir.
Alain Finkielkraut, foto: Eric Feferberg/AFP |
Aux États-Unis, la cancel
culture fait et défait les carrières. Bret Weinstein, professeur à l’Evergreen State
(Washington), a dû démissionner de son poste après une campagne virale parce
qu’il s’était opposé à l’organisation d’un jour « sans Blancs » dans
l’université. Le lynchage conduit parfois à la mort : Mike Adams,
enseignant à l’université de Caroline du nord, très critique envers le
mouvement identitariste, harcelé et menacé sur Twitter, s’est donné la mort en
juillet dernier. Beaucoup de professeurs se taisent et s’adaptent de peur de «
disparaître ». D’autres adhèrent avec enthousiasme comme cette enseignante du
Massachusetts, « fière » d’avoir retiré L’Odyssée d’Homère du programme.
Le conservateur du MoMa de San-Francisco a été éjecté en juillet dernier pour
avoir dit qu’il continuerait à acheter des artistes blancs pour ne pas procéder
à « une discrimination inversée ». Mal lui en a pris : l’expression est
interdite par le discours antiraciste. Le conservateur émérite du Met a dû
faire des excuses pour avoir écrit sur Instagram : « Combien de grandes œuvres
d’art ont été perdues à cause du désir de se débarrasser d’un passé qu’on
n’approuve pas ? »
«
Dans la cancel culture il ne s’agit pas uniquement de dénoncer
les agissements ou les propos d’une personne mais d’empêcher quiconque de
soutenir son droit à la liberté d’expression. Le but n’est pas seulement
d’empêcher la parole contradictoire mais de pousser chacun à devenir un agent
de la cancel culture en participant à l’ostracisation. »
En France, la cancel culture gagne chaque jour du terrain. Sylviane Agacinski avait été empêchée de s’exprimer à lafaculté de Bordeaux à cause de son opposition à la PMA pour toutes. Mohamed Sifaoui avait été interdit de Sorbonne pour cause « d’islamophobie ». La représentation de la pièce d’Eschyle, Les Suppliantes, fut déprogrammée, accusée de mettre en scène un « black face » raciste. Récemment Alexander Neef, le directeur de l’opéra de Paris, évoquant les ballets cultes de Noureev a déclaré que « certaines œuvres vont sans doute disparaître du répertoire ». Les exemples se multiplient. Dans l’édition, où les Dix petits nègres d’Agatha Christie ont désormais disparu. Dans le monde de la musique, où certains suggèrent de recruter les musiciens non plus au mérite (audition derrière un paravent) mais selon des quotas… Lorsque la justice du prétoire intervient, elle rectifie parfois certains excès. Ainsi Sandra Muller, lanceuse du #Balancetonporc, a été condamnée en 2019 pour avoir diffamé l’homme qu’elle accusait de harcèlement. Le tribunal a estimé qu’elle avait « dépassé les limites admissibles de la liberté d’expression, ses propos dégénérant en attaque personnelle ». Trop tard. La vie de l’accusé a été détruite.
Dans la cancel culture il
ne s’agit pas uniquement de dénoncer les agissements ou les propos d’une
personne mais d’empêcher quiconque de soutenir son droit à la liberté
d’expression. Le but n’est pas seulement d’empêcher la parole contradictoire
mais de pousser chacun à devenir un agent de la cancel culture en
participant à l’ostracisation. Sinon on est très vite désigné comme complice.
La peur règne. Roland Barthes écrivait : « Le fascisme ce n’est pas d’empêcher
de dire, c’est d’obliger à dire ».
La récente éviction par LCI d’Alain Finkielkraut est
un nouvel épisode de cette culture de l’annulation pour non-conformité à la
pensée dominante. Le philosophe a été débarqué en quelques heures pour les
propos qu’il a tenus dans l’émission de David Pujadas lundi 11 janvier
concernant l’inceste commis par Olivier Duhamel sur la personne de son
beau-fils de 14 ans et que raconte sa sœur jumelle dans son livre La Familia grande (Seuil).
L’académicien condamne Olivier Duhamel pour son crime inexcusable mais
s’emporte contre le « lynchage » des réseaux sociaux et l’impossibilité de
complexifier le débat, d’en poser clairement les termes. Voulant recentrer la
discussion sur l’état actuel du droit, il aborde la question du « consentement
».
«
De toute son intervention, on a retenu l’idée d’un consentement possible, qui
aurait « diminué » la faute d’Olivier Duhamel. Ce n’est pas ce qu’il a dit. Une
interprétation fautive donc. »
Et de toute évidence
maladroitement. « Ce que fait aussi la justice, c’est qu’elle recherche le cas
dans sa singularité. Or, ici, on n’a pas les éléments et quand on essaye de le
faire – y a-t-il eu consentement ? À quel âge ça a commencé ? Y a-t-il eu ou
non une forme de réciprocité ? – on vous tombe immédiatement dessus. » Parole
prophétique, c’est effectivement ce qui lui est arrivé. Après l’indignation
soulevée par ses propos sur les réseaux sociaux, il fut débarqué par la chaîne
infos. De toute son intervention, on a retenu l’idée d’un consentement
possible, qui aurait « diminué » la faute d’Olivier Duhamel. Ce n’est pas ce
qu’il a dit. Une interprétation fautive donc. Mais encore aurait-il fallu
pouvoir vérifier sur pièce. Or, LCI a immédiatement retiré de son site le
replay de l’émission, ce qui interdit à quiconque d’aller se faire un avis par
lui-même.
En réalité, la question de
savoir s’il y a eu consentement ou pas est effectivement une question que pose
le juge dans toutes les affaires de relations sexuelles entre adultes et
mineurs. Il la pose pour savoir comment sera qualifié le délit : viol,
agression sexuelle ou « simple » atteinte sexuelle s’il y a consentement.
L’expression du consentement se définit comme « absence de violence,
contrainte, menaces, surprise ». Le problème est que dans le cas de l’inceste,
cette segmentation s’écroule d’elle-même puisque le prédateur abuse de sa
position et que l’abus de position est une contrainte. Il n’y a donc pas de
consentement recevable.
«
Le vrai scandale est peut-être que la France, contrairement à de nombreux pays,
n’ait pas inscrit dans son droit la présomption de non-consentement du mineur
âgé de moins de 15 ans. »
Dans un monde normalement
cérébré, cette affirmation, sujette à caution, aurait mérité débat. Le
philosophe souhaitait d’ailleurs s’en expliquer, si la chaîne lui en avait
laissé la possibilité. Le vrai scandale n’est pas qu’Alain Finkielkraut aborde
la question du consentement dans la loi. Le vrai scandale est peut-être que la
France, contrairement à de nombreux pays, n’ait pas inscrit dans son droit la
présomption de non-consentement du mineur âgé de moins de 15 ans (certains pays
ont fixé le seuil à 12, d’autres à 16). En novembre 2017, la cour d’assises de
Seine-et-Marne a acquitté un homme jugé pour le viol d’une fille de 11 ans, au
motif qu’il n’était pas établi que la relation sexuelle avait eu lieu sous la
contrainte. Choquant, non ?
La vérité est que le
comportement d’Olivier Duhamel, représentant d’une élite de gauche donneuse de
leçons, prédateur sûr de son impunité et grisé par sa toute-puissance, donne
proprement la nausée. Et qu’il a probablement été téméraire de la part d’Alain
Finkielkraut de tenter de complexifier au moment où l’émotion culminait. Mais
c’est certainement ce qu’attendaient tous ceux qui ne rêvent que de le voir
disparaître du débat et des écrans pour lancer leurs chiens de garde et obtenir
son renvoi. On ne peut plus envoyer Duhamel en prison, hélas, alors on se
console en se vengeant sur Finkielkraut.
Cette affaire Finkielkraut
suinte l’hypocrisie et la mauvaise foi. Il y a quarante ans, dans un même débat
télévisé, on aurait observé une convergence des élites culturelles dominantes
sur le thème de la liberté sexuelle de l’enfant et de l’adolescent. On aurait
conspué le système patriarcal oppresseur de cette liberté. On aurait traité de
fasciste toute voix qui se serait élevée contre cette idéologie libertaire, qui
en aurait appelé à l’ordre, à la loi, à la prohibition de l’inceste et à la
protection des mineurs. La protection des mineurs ? Un argument de catholiques
traditionnalistes ou de vieux croutons anti-progrès, quelle horreur !
«
On fait des gorges chaudes sur la liberté d’expression mais on s’en affranchit
très vite s’il faut donner des gages à la cancel culture. »
Les temps changent, les élites
médiatiques s’adaptent. Désormais le camp du bien n’est plus fasciné par les
libertariens prônant l’hédonisme sexuel qui permet de jouir du mineur en toute
liberté. Après avoir piétiné le tabou, on a érigé la victime, ou plutôt la
posture victimaire, en totem. Les médias surveillent les réseaux sociaux et
tremblent. On fait des gorges chaudes sur la liberté d’expression mais on s’en
affranchit très vite s’il faut donner des gages à la cancel culture.
Un média, un journal, une institution, une entreprise, risque gros en entachant
sa réputation qui peut être réduite à néant par une campagne virale bien
orchestrée. Les annonceurs, qui font vivre ces médias, détestent eux aussi les
« vagues ». Les consommateurs sont les rois et l’air du temps est woke.
Alain Finkielkraut a beau être
une figure de la vie intellectuelle française, il a été sacrifié en quelques
heures sur l’autel du discours dominant pour mettre fin au déluge de
protestations des réseaux sociaux. Privé d’écran (en tout cas de cette
chronique), parce que son discours fait tache, que sa voix est discordante.
Alors que c’est justement pour ces raisons qu’il avait été invité à rejoindre
LCI. La cancel culture a décidément un avenir radieux devant
elle.
Titre et Texte: Valérie Toranian, Revue des Deux Mondes, 18-1-2021
Nenhum comentário:
Postar um comentário
Não publicamos comentários de anônimos/desconhecidos.
Por favor, se optar por "Anônimo", escreva o seu nome no final do comentário.
Não use CAIXA ALTA, (Não grite!), isto é, não escreva tudo em maiúsculas, escreva normalmente. Obrigado pela sua participação!
Volte sempre!
Abraços./-