Perdre son âme : le programme commun de la gauche depuis quarante ans
Valérie Toranian
Quarante ans après l’accession de François Mitterrand [photo] à la présidence de la République, que reste-t-il de la gauche ? Totalisant à grand peine 30 % des voix dans les intentions devotes, divisée en trois blocs opposés (Insoumis, PS, Verts) incapables de se mettre d’accord sur un programme et une candidature commune, elle a peu de chance de figurer au second tour de l’élection présidentielle de 2022. En 1981, les socialistes promettaient au « peuple de gauche [de] passer des ténèbres à la lumière », selon la célèbre formule de Jack Lang. Une chose est sûre, quarante ans plus tard, la gauche n’a jamais été aussi éloignée des Lumières. Le côté obscur de la force semble avoir eu raison d’elle : néo-racisme, communautarisme, relativisme culturel, américanisation, défense de la religion contre la laïcité. Le Parti socialiste n’a plus de boussole, les Verts financent les mosquées des Frères musulmans et défilent avec l’extrême gauche contre l’« islamophobie », le nouveau crime de blasphème remis au goût du jour par le camp du bien. Interdiction de critiquer la religion. Tout ça pour ça !, doivent se lamenter Voltaire, Hugo et Jaurès en se retournant dans leurs tombes.
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François Mitterrand vote lors du premier tour de l'élection présidentielle, le 27 avril 1981. Photo: Alamy/ABACAPRESS.COM |
La gauche avait un sens
lorsqu’elle représentait les classes populaires, se battait pour les réformes
sociales, valorisait le travail, défendait l’esprit de la laïcité, était fidèle
aux valeurs universalistes. La IIIe République, dont on critique tant le bilan
à cause du colonialisme, avait réussi à forger un socle unificateur. Une
grammaire commune dans laquelle se reconnaissait ceux qui défendaient l’égalité
des chances et des droits, qui valorisaient le mérite et chérissaient l’éducation
comme pilier de l’émancipation. Le récit national, en grande partie forgé par
la gauche, embrassait les grandes heures de l’histoire française, réconciliait
dans un même mouvement allant de Vercingétorix à la guerre de 14 « ceux qui
croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas », les défenseurs de la nation
et ceux de la République. Après des décennies de combats violents avec
l’église, le principe de laïcité avait été accepté. Au-delà de la loi de
séparation de 1905, l’État avait pour mission de protéger la liberté de
conscience mais veillait aussi à ce que le religieux n’interfère pas dans la
vie publique. Nul ne le contestait plus.
« Pétrifiée par la faute
originelle du colonialisme mais aussi par celle de la collaboration (la chambre
du Front populaire a voté les pleins pouvoirs à Pétain), la gauche a mis en
place une rhétorique implacable pour se faire « pardonner » ses crimes d’antan.
»
Quarante ans plus tard, la gauche n’est plus qu’un grand corps malade. La décennie des années 1980 qui l’a portée au pouvoir fut celle de la fin des idéologies, de la chute du mur, de la mondialisation. Le monde d’avant semblait englouti. La désindustrialisation accentuait le sentiment de déclassement. On prétendait que c’était le sens de l’histoire. Les ouvriers ? Une classe révolue. Il s’agissait de conquérir de nouveaux publics : les minorités, les « communautés », les populations issues de l’immigration, nouveau « peuple de gauche ». La fameuse note du think tank Terra Nova de 2011, actant cette mutation de l’électorat de gauche, ne faisait qu’entériner une réalité. Le parti socialiste a-t-il eu raison d’en faire sa bible, son petit livre rose ?
Les années SOS Racisme,
pleines de bonnes intentions, ont également produit leurs dégâts. La première
équivalence, « critiquer la religion, c’est être raciste », date de cette
époque. Lors de l’affaire du foulard de Creil, en 1989, Lionel Jospin est
ministre de l’Éducation nationale. Baptisée Munich de la République par des intellectuels
républicains inquiets de cette « tolérance » envers l’islam politique au
sein de l’école, l’affaire émeut SOS Racisme qui prend la défense des fillettes
voilées. Gisèle Halimi, avocate et féministe historique, claque la porte de
l’association. « Jamais la gauche n’a été aussi soumise aux injonctions
religieuses », déplore Élisabeth Badinter, vent debout depuis trente ans
contre les déviations essentialistes de la gauche qui favorise ce qui nous
divise au lieu de mettre en avant ce qui nous rassemble.
Pétrifiée par la faute
originelle du colonialisme mais aussi par celle de la collaboration (la chambre
du Front populaire a voté les pleins pouvoirs à Pétain), la gauche a mis en
place une rhétorique implacable pour se faire « pardonner » ses crimes d’antan
:
– considérer les
immigrés, surtout ceux issus des anciennes colonies, comme les nouveaux juifs.
Vouloir limiter leur arrivée, leurs droits, c’est être un nazi ;
– ne pas favoriser l’assimilation mais respecter la culture
d’origine des nouveaux arrivants. Et se vautrer dans le relativisme culturel au
mépris, par exemple, du droit des femmes : leur culture n’est pas la nôtre,
qu’elles restent voilées/excisées/soumises ;
– abandonner à leur sort les classes populaires victimes de la
délinquance et de la radicalisation dans les quartiers à forte immigration, par
peur d’apparaître comme stigmatisants et racistes. Et laisser Marine Le Pen
engranger les voix des territoires perdus de la République ;
– accréditer la théorie d’un État « raciste systémique », qui
serait un héritage de la colonisation. Créer une suspicion de principe contre
les forces de l’ordre par essence racistes et violentes, alors que gendarmes,
policiers, militaires, pompiers sont les premiers au front dans ces quartiers
où les principes républicains sont bafoués continuellement.
Cette confusion des valeurs
est un succès total : (presque) plus personne à gauche ne parle de social mais
tout le monde parle intersectionnalité, décolonialisme, écriture inclusive…
« Les classes populaires,
les artisans, les salariés, les enseignants, les ouvriers avaient une fierté et
une dignité : leur travail. Encore une valeur qui ne signifie plus rien. »
Les classes populaires, les
artisans, les salariés, les enseignants, les ouvriers avaient une fierté et une
dignité : leur travail. Encore une valeur qui ne signifie plus rien. La
bataille pour les 35 heures (et maintenant pour les 32 au sein de l’extrême
gauche), le droit au revenu universel, coupent la France en deux : ceux qui en
font de moins en moins et ceux qui en font de plus en plus, dans un
environnement de plus en plus hostile. Les premiers de cordée de cette
catégorie ? Les enseignants, les personnels soignants, les forces de l’ordre…
Bien souvent des forces vives de la gauche qu’on a laissées tomber. Ces mêmes
classes populaires avaient une espérance : progresser dans la société grâce à
leur mérite. Que leurs enfants bénéficient de l’ascenseur social. Cela passait
d’abord par l’école.
La gauche et la droite ont agi
de concert pour casser l’école depuis quarante ans. Pour la droite c’est une
faute, pour la gauche c’est un crime. Donner le baccalauréat à 80 % d’une
classe d’âge (loi d’orientation sur l’éducation, 1989, Michel Rocard Premier
ministre), c’est dévaloriser le baccalauréat, asphyxier l’université, créer du
chômage. Mais comment valoriser l’apprentissage et le travail manuel quand la
gauche française, censée défendre les plus humbles, les méprise autant ? Mettre
l’enfant au centre du système, dévaloriser les matières nobles pour plus «
d’égalitarisme » – encore une faute morale de la gauche –, c’est abandonner
toute exigence. C’est tirer les plus faibles vers le bas. Le niveau est de plus
en plus catastrophique.
« La gauche devait changer
la vie, elle a changé de logiciel. Ceux qui ne se reconnaissent pas dans cette
mutation gauchiste, communautariste et anti-laïque n’osent plus moufter de peur
de se faire traiter de fascistes. »
Et les pédagos de la rue de
Grenelle qui ont instauré ce naufrage réfléchissent désormais à la façon
d’imposer l’écriture inclusive, nouvelle doxa du camp du bien. En vérité, une
vision élitiste qui favorisera les plus privilégiés et enfoncera les plus
vulnérables. Jean-Michel Blanquer s’oppose mais gagnera-t-il la partie contre le
mammouth ?
La gauche devait changer la
vie, elle a changé de logiciel. Ceux qui ne se reconnaissent pas dans cette
mutation gauchiste, communautariste et anti-laïque n’osent plus moufter de peur
de se faire traiter de fascistes. Dire que ceux qui souffrent le plus d’une
immigration non contrôlée, de la radicalisation des quartiers et de la
criminalité sont justement les classes populaires, c’est penser raciste. Or,
tant que la gauche n’osera pas aborder de front la question migratoire, elle
sera condamnée à perdre des élections. Cette triste litanie des errements et
des renoncements de la gauche ne saurait faire oublier le rôle de la droite
dans le déclin français. Mais si Marine Le Pen fait 43 % d’intentions de vote
dans les classes populaires aujourd’hui, on le doit à un long dérèglement du
sens et des valeurs de la gauche. Hélas, hélas.
Titre et Texte: Valérie
Toranian, Revue des Deux Mondes, 10-5-2021
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