Valérie Toranian
Une journée d’Ivan Denissovitch dépeint
pour la première fois le quotidien de l’univers concentrationnaire. La parution
dans la revue Novy Mir fait l’effet d’une bombe dans la
société soviétique. Nikita Khrouchtchev avait autorisé la publication du livre
dans le cadre de la déstalinisation du régime, entamée depuis son arrivée au
pouvoir en 1953. Pour « sauver » le communisme,
il fallait faire de Staline l’unique responsable des crimes du régime. Soljenitsyne,
obscur talent provincial, devait devenir l’écrivain officiel du dégel et s’en
contenter. Khrouchtchev, résume Frédéric Verger, ne pouvait imaginer que
Soljenitsyne, « avec la détermination, la mégalomanie, le courage d’un
prophète, s’était donné pour tâche une quinzaine d’années plus tôt, couché sur
un grabat, d’abattre le communisme par ses écrits ».
Certes, rien n’égalera le
retentissement mondial de L’Archipel du goulag, essai
d’investigation littéraire, sorti sous le manteau, imprimé à Paris et qui
révèle au grand jour la cartographie et l’histoire du goulag. Loin d’être
l’enfant monstrueux de Staline, le goulag est bien celui du régime communiste.
Il lui est structurellement lié dès les origines. Une journée d’Ivan
Denissovitch est le prologue de cette œuvre, combat acharné de toute
une vie.
La fenêtre de relative liberté
octroyée par Khrouchtchev se referme vite. Le régime comprend l’ampleur de la
menace que constitue la parole libre de ce géant : il l’exile et lui retire sa
citoyenneté au moment de la publication de L’Archipel du goulag.
Moscou l’accuse d’être fasciste et pro-nazi, accusations reprises par les
relais intellectuels et médiatiques du KGB en France, notamment le Parti
communiste, L’Humanité et Témoignage chrétien.
Soljenitsyne est un prophète
de la vérité, un chêne que rien n’abat, en guerre contre le mensonge. Le prix
Nobel qu’il reçoit en 1970 l’oblige. Il ne réserve pas ses vérités au seul
régime soviétique.
« Adulé par la gauche
antitotalitaire, Soljenitsyne sera désavoué après son célèbre discours de
Harvard en 1978, dans lequel il pointe la lâcheté de l’Occident, sa faiblesse
et le reniement de ses valeurs. »
Adulé par la gauche antitotalitaire, il sera désavoué et renié après son célèbre discours de Harvard en 1978, dans lequel il pointe la lâcheté de l’Occident, sa faiblesse, le reniement de ses valeurs, son mercantilisme triomphant de foire de commerce. « Non, je ne puis recommander votre société comme modèle de transformation pour la nôtre », dit-il devant des étudiants médusés. Il critique l’« atmosphère de médiocrité qui asphyxie les meilleurs élans de l’homme ». Il évoque le manque d’élévation, de spiritualité… Tollé général. Il sera catalogué ultranationaliste, réactionnaire et chrétien fondamentaliste.
Soljenitsyne est profondément
russe. Et l’âme russe échappe souvent aux catégories fondées par l’Occident.
Avoir combattu le communisme et ses mensonges ne fait pas de lui le zélateur
d’un système dont il perçoit trop bien les ambivalences. Son discours de
Harvard est prononcé en 1978, en pleine période d’« accommodement » avec
Moscou. L’Occident « s’arrange » avec le fait communiste. « Soljenitsyne au
fond reproche à l’Occident de ne pas prendre au sérieux ses propres valeurs,
d’avoir une défense de la liberté à géométrie variable. De ne plus proposer au monde
un modèle enviable, vertueux, courageux. D’être une force qui se trahit
elle-même », explique l’historien Jean-François Colosimo (1).
Soljenitsyne sera constamment
en rupture avec son siècle. Lorsque Vladimir
Poutine arrive au pouvoir, il rend visite à Soljenitsyne. Une
tentative de récupération que dénonceront triomphalement les détracteurs de
l’écrivain. Au cours de cette rencontre, celui-ci aurait obtenu du dirigeant
russe qu’il fasse inscrire dans les programmes scolaires l’étude de la version
abrégée de L’Archipel du goulag. Mais si Soljenitsyne colle à l’âme
russe par son enracinement dans la terre et dans les forêts, par son amour de
la langue qu’il fait revivre en la débarrassant de ses barbarismes soviétiques,
il n’est ni le maître à penser ni le complice de la vision idéologique panrusse
d’un Poutine. Quand ce dernier pense à la grandeur de la Russie, il pense au
retour de l’empire. Soljenitsyne, bien au contraire, est convaincu que la
Russie doit se recentrer sur elle-même, panser ses plaies, donner la parole au
peuple avec plus de démocratie directe, d’autogestion. Pour Jean-François
Colosimo, « Soljenitsyne est le prophète de l’autolimitation. Le messianisme
soviétique était une folie ; la poursuite du rêve impérial, une grave erreur.
Car, selon lui, la Russie se trahit lorsqu’elle se fait empire ».
Certes, l’auteur de La
Roue rouge a toujours souligné la proximité entre la Russie, la
Biélorussie et l’Ukraine, mais cet attachement ne doit jamais s’imposer au détriment
de la souveraineté de l’Ukraine.
Comme il le dira en 1981 à des Ukrainiens réfugiés au Canada : « Dans mon cœur,
il n’y a pas de place pour un conflit russo-ukrainien et si, Dieu nous en
préserve ! nous en arrivions à cette extrémité, je peux le dire : jamais, en
aucun cas, je n’irai moi-même participer à un affrontement russo-ukrainien, ni
ne laisserai mes fils y prendre part, quels que soient les efforts déployés par
des têtes brûlées pour nous y entraîner. »
« L’auteur de La
Roue rouge a toujours souligné la proximité entre la Russie, la
Biélorussie et l’Ukraine, mais cet attachement ne doit jamais s’imposer au
détriment de la souveraineté de l’Ukraine. »
Que des syndicats
d’enseignants aient demandé, au début de la guerre en Ukraine, qu’on débaptise
un collège Alexandre-Soljenitsyne en Vendée car « Soljenitsyne partageait avec
Poutine sa vision de l’unité de la Russie (donc l’annexion de l’Ukraine), un
patriotisme aveugle et une fascination pour les régimes autoritaires » est
consternant de bêtise et surtout d’ignorance.
Quelques semaines avant de lancer son offensive contre l’Ukraine, Poutine ordonnait la liquidation de l’ONG Memorial, centre d’archives sur le goulag à Moscou. Natalia Soljenitsyne, la veuve de l’écrivain, a solennellement protesté contre la disparition de cette mémoire, voulue par le pouvoir : « La roue des “mesures extraordinaires”, si vous la laissez tourner, est la même “roue rouge” qui a laminé notre pays comme un rouleau compresseur au siècle dernier. Peu importe la couleur que pourrait prendre cette roue. Il est important de ne pas la laisser tourner à nouveau, cette fois en ce siècle. » L’œuvre de Soljenitsyne ne cessera d’être incontournable pour qui veut comprendre le chaos et la violence fabriqués par la Russie postsoviétique, un chaos et une violence qu’engendre aujourd’hui de nouveau l’hubris impériale de Poutine.
(1) Entretien avec Jean-François Colosimo en juillet 2022
Titre et Texte: Valérie Toranian,
Directrice de la Revue des Deux Mondes, septembre 2022
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