« L’Europe, c’est la paix » : ce slogan, trop longtemps déguisé en argument d’autorité, fut servi et resservi ad nauseam pendant des décennies. Avec l’engagement de l’Union européenne dans la guerre en Ukraine, ce bourrage de crâne incessant a pris une bien étrange résonance…
Jacques Sapir
Combien de fois n’avons-nous pas entendu ce mantra, « L'Europe, c'est la paix », ressorti à chaque élection européenne, à chaque moment de doute – et ils ont été nombreux ! – saisissant les peuples quant au bien-fondé des institutions européennes, et désormais usé jusqu’à l’écœurement ? Au-delà du slogan, il faut nous interroger aujourd’hui sur sa réalité. Et pour cela, rappeler un certain nombre de faits historiques que les propagandistes de Bruxelles aimeraient nous faire oublier.
La paix ? quelle paix ?
De l’après 1945 au début des années 1990, l’Europe a vécu en paix. Oui, jusqu’en 1990… car la guerre en Europe ne date pas du conflit entre la Russie et l’Ukraine. Les guerres engendrées par la désintégration de la Yougoslavie se passèrent bien en Europe. Il est d’ailleurs étonnant de noter comment ces épisodes affreux ont été oubliés dans les discours européistes. Comme si ces guerres devaient être rangées dans des épisodes de violence auxquels les Balkans seraient habitués. Comme si les habitants de l’ancienne Yougoslavie, Croates, Serbes, Slovènes, Albanais et Kossovars, Monténégrins et Macédoniens enfin, n’étaient pas dignes d’être considérés comme des Européens. Comment donc qualifier un discours qui classe les personnes, décide subitement, et contre tout ce que nous a appris tant l’histoire que la géographie, qu’il y a des Européens de première et de seconde zones ? Le discours sur la paix et l’Europe se fonde aussi, et il faut le savoir, sur cette omission et sur cette abjection.
Mais, il est vrai, les
quarante-cinq années de paix qui suivirent le deuxième conflit mondial
étaient inespérées. Avant 1914, les guerres furent bien présentes. Entre 1871
et 1914, il y eut le conflit russo-turc de 1876-77, qui donna naissance à la
Roumanie moderne et les guerres des Balkans dans lesquelles on peut voir une
préfiguration du premier conflit mondial. Alors, oui, nous avons connu environ
quarante-cinq ans de paix. On notera que cette durée dépasse celle des
institutions européennes : la CEE, qui préfigure l’Union européenne, naît au
1er janvier 1958 et n’en compte que trente-six. C’est donc la relation de
causalité entre l’Europe et la paix qu’il faut questionner.
Cette paix, de 1945 à 1990, a plusieurs raisons. Il y a eu, naturellement, l’épuisement matériel des puissances européennes après le second conflit mondial, qui a détourné ces pays de la guerre pendant des années. Il y a eu, aussi, la dissuasion nucléaire. En effet, si un conflit entre puissances européennes a rapidement pu être exclu, une guerre avec le bloc soviétique a hanté pendant des années les états-majors et les peuples. Non que cette guerre ait été très probable. En fait, l’URSS avait un tel besoin de se reconstruire qu’elle n’a retrouvé des capacités militaires lui permettant d’envisager un tel conflit qu’à partir du milieu des années 1950. Mais, à ce moment-là, la dissémination au sein des forces américaines de l’arme nucléaire a rendu la possibilité d’un tel conflit illusoire. La stratégie des « représailles massives » mises en avant par le gouvernement des États-Unis menaçait l’Union soviétique d’une destruction quasi complète. Cette doctrine s'inscrivait dans le contexte d'une supériorité des États-Unis en armes nucléaires telle que leur emploi pouvait représenter un risque relativement limité pour les États-Unis au regard des destructions potentielles très importantes qui en résulteraient en URSS. C’est pourquoi cette doctrine fut adoptée en 1952-1953 et prit le nom de doctrine Dulles (du nom du secrétaire d’État de l’époque, Foster Dulles) ou de « promenade au bord du gouffre ». Ce qui donna à cette stratégie un caractère crédible fut le fait que les États-Unis avaient développé une gamme très complète d’armes nucléaires. En 1955, suivant les estimations, ce pays disposait de 2 110 à 2 760 armes nucléaires, avec les moyens de les transporter sur grande distance – bombardiers B-36, B-50 et B-47. L’Union soviétique avait, vraisemblablement, moins de 300 têtes nucléaires et ses vecteurs ne pouvaient que marginalement atteindre le territoire américain. Cependant, cette supériorité écrasante des États-Unis ne devait guère durer. Dès 1962, si les États-Unis détenaient environ 27 000 têtes nucléaires, l’Union soviétique avait entre 3 000 à 7 200 têtes et surtout, des moyens crédibles d’atteindre les États-Unis – bombardiers Tu-20/95, missiles R7a/SS-6, la semiorka utilisée aussi pour lancer le premier Spoutnik, missiles SS-N-4 et SS-N-5 sur sous-marins, missiles de croisière SS-N-3C sur sous-marins et croiseurs. Le risque pour les États-Unis de subir des représailles dévastatrices les conduisit à la doctrine dite de la « riposte graduée », appelée aussi doctrine McNamara, du nom du secrétaire d’État qui la fit adopter à la suite de la crise de Cuba.
Dissuasion nucléaire et géostratégie : les véritables raisons de la paix
Si les États-Unis ont été un temps les garants de la paix en Europe, la vérité conduit à dire que ce ne fut pas par amour de la paix. Leur intervention dans la guerre civile grecque le montre bien. Mais, avec l’émergence progressive de la guerre froide, les États-Unis avaient compris qu’il fallait conserver l’Europe, du moins celle qui comptait, autrement dit l’Europe occidentale, prospère et en paix. Le plan Marshall (1948-1951), puis le soutien aux premières institutions européennes furent en réalité des mesures prises dans le cadre d’un affrontement global avec l’Union soviétique. Ces mesures firent beaucoup pour le développement économique. Elles contribuèrent à créer une atmosphère de paix au sein des pays de l’Europe occidentale. Ceci fut cependant la conséquence d’une action engendrée par des considérations qui n’avaient rien à voir avec la paix. Il s’agissait de reconstruire le plus vite possible des économies européennes dans une logique d’affrontement potentiel avec l’URSS. Le basculement doctrinal américain, qui fut évoqué dès les années 1956-57, soit bien avant qu’il ne devienne une réalité, ouvrait la porte à un possible « découplage » vis-à-vis de l’Europe. Ce fut la raison principale de la décision du général de Gaulle de développer une dissuasion française, d’abord basée sur un bombardier moyen, le Mirage IV, puis sur des missiles terrestres (au plateau d’Albion) et enfin, à partir du début des années 1970, sur sous-marins nucléaires. La force de frappe française a souvent été moquée, en raison de sa faible taille en comparaison des arsenaux immenses des États-Unis et de l’URSS. Pourtant, avec la mise en service du Redoutable, à la fin de 1971, la France avait acquis une capacité dite de « frappe en second ». Cela garantissait qu’une attaque nucléaire contre le territoire national ne pourrait supprimer le risque, pour l’agresseur, d’être frappé à son tour. Les Soviétiques en prirent bonne note et, dès la seconde moitié des années 1970, cherchèrent à éviter le passage à une guerre nucléaire en Europe. On peut ainsi affirmer que la doctrine gaullienne de la dissuasion a été un facteur de paix important au moment où les États-Unis, à travers la doctrine de la riposte graduée ou flexible, pouvaient laisser craindre un désengagement en Europe.
L’incapacité européenne : l’exemple des Balkans
On le constate, la CEE n’a
joué aucun rôle dans la création et le maintien de la paix en Europe, qui est
essentiellement le résultat de la dissuasion nucléaire et de la constitution
par la France de moyens crédibles de cette dissuasion. Le rôle de l’Union
européenne, qui succéda à la CEE, apparaît à la fois nul et ambigu sur la
question de la paix. En effet, l’UE fut confrontée à la crise provoquée par
l’éclatement de la Yougoslavie. On peut même dire qu’elle encouragea cette
crise et la guerre qui en découla, en étant incapable d’adopter rapidement une
attitude commune quant à la décision de la Slovénie et de la Croatie à faire
sécession. L’attitude du gouvernement allemand fut d’une extrême ambiguïté.
Mais surtout, l’UE fut incapable de porter une proposition de paix. La crise
induite par la désintégration de la Yougoslavie a permis aux États-Unis
d’instrumentaliser à nouveau leur supériorité militaire. La transformation de
l’OTAN en instrument du projet politique américain dans les Balkans, via le
mandat confié par l’ONU dans le cadre de la crise en Bosnie et au Kosovo et le
rôle de Washington dans les accords de Dayton, sont autant d’éléments
éclairants. C’est par la valorisation de leurs compétences militaires que les
États-Unis en vinrent à s’affirmer comme l’acteur décisif dans la crise des
Balkans. Ils en évincèrent les Européens, réduits dès lors au rang de
supplétifs et de variable d’ajustement financier. Les principaux pays européens
en tirèrent, d’une certaine manière, les conséquences. La quasi-concomitance du
traité de Maastricht et de la capitulation politique européenne face aux
États-Unis dans la crise yougoslave le montre.
Au moment même où l’Union européenne prétendait s’affirmer comme projet central, elle abdiquait ses responsabilités quant à la sécurité d’une partie de l’Europe et s’en remettait de fait aux États-Unis. Il faut aussi parler de la guerre contre la Serbie à l’occasion de la crise du Kosovo. Si le gouvernement yougoslave entretenait au Kosovo une scandaleuse situation de ségrégation ethnique, les exactions les plus dramatiques perpétrées contre la population albanophone du Kosovo n’ont réellement commencé qu’avec les bombardements de l’OTAN. Ceci est attesté par une note confidentielle du ministère de la Défense allemand, analysée par Jürgen Elsässer (1). La population albanophone du Kosovo était certainement opprimée ; néanmoins elle n’était nullement en danger immédiat de mort, et certainement pas au point de justifier une action militaire immédiate. Les massacres intercommunautaires ne se sont pas arrêtés avec le départ des troupes serbes, mais ont continué après le 12 juin 1999. En l’espace d’un mois, plus d’un millier de Serbes et de Roms ont ainsi « disparu » du territoire pourtant sous contrôle des forces de l’ONU (2). Les enlèvements, assassinats et de manière générale les actes de violence en bandes organisées commis par les milices de l’UCK se sont étendus à d’autres populations pendant l’été 1999. Ont ainsi été visés les musulmans parlant d’autres langues que l’albanais et les minorités croate et turque présentes au Kosovo. Ces exactions ont conduit plus de 150 000 personnes à fuir, soit vers la Serbie soit vers la Macédoine, dans les six semaines qui suivirent le déploiement des troupes de la KFOR au Kosovo (3).
La paix, résultat de politiques nationales
L’incapacité de l’Union européenne à promouvoir la paix à ses frontières est donc manifeste. Les institutions européennes, que ce soit la CEE ou l’UE, n’ont jamais été capables d’impulser un processus de paix ou de maintenir la paix à leur périphérie. Il faut dire, en toute honnêteté, qu’elles n’ont pas été faites pour cela. Mais si elles ne furent pas facteur de paix sur leurs bordures, ont-elles pu maintenir la paix dans leur cœur ? On a vu ce qu’il fallait en penser pour la période des années 1945 à 1991. Si les pays de la CEE ont été en paix entre eux, ils ne le doivent pas à des institutions, mais à des politiques nationales, politiques voulues soit à l’extérieur, on l’a vu avec les États-Unis, soit à l’intérieur, avec en particulier la réconciliation franco-allemande. Cette dernière n’est nullement un « projet » ni même un résultat des institutions européennes. Les premiers signes de rapprochement entre la France et l’Allemagne datent de l’immédiat après-guerre. En quête de techniques militaires modernes, la France fit appel, comme les États-Unis et l’URSS d’ailleurs, aux savants et techniciens allemands laissés sans emploi par la démilitarisation initiale de l’Allemagne fédérale. Une coopération technique se mit en place qui, lors du réarmement de l’Allemagne, donna lieu – on l’oublie trop souvent – à la construction sous licence de matériels français outre-Rhin. Cette coopération se développa avec des projets communs, comme l’avion de transport Transall. L’Allemagne fédérale, par ailleurs, se reconstruisait économiquement rapidement, bénéficiant de l’aide indirecte fournie par les dépenses militaires américaines sur son sol. La décision de formaliser ce rapprochement et de tourner définitivement la page des conflits entre les deux nations fut prise symétriquement par le général de Gaulle et le chancelier Konrad Adenauer. Non que des arrière-pensées n’aient été présentes, d’un côté comme de l’autre. On sait que pour de Gaulle, l’idée était de détacher l’Allemagne de son protecteur américain, ce sur quoi il échoua. Mais le traité de l’Élysée de 1963 fut incontestablement un moment important. Néanmoins, il fut le fruit de la rencontre de deux politiques nationales, nullement des institutions européennes de l’époque. Le développement de la force de dissuasion nucléaire française rendait, de plus, impossible le retour d’un affrontement militaire entre la France et ses voisins. Cette dissuasion fut l’un des grands vecteurs de paix en Europe dans les années 70 et 80.
Les institutions européennes productrices de conflits ?
Pourtant, si les institutions européennes n’ont pas été un facteur de paix en Europe, elles ont contribué à réactiver des antagonismes oubliés. C’est particulièrement vrai pour l’Union européenne. La domination d’une idéologie de la concurrence à tout prix au sein des institutions européennes date de l’acte unique, en 1986. Mais cette idéologie s’est surtout développée avec l’UE. Le libéralisme exacerbé en ce qui concerne les échanges, l’absence de contrôle des institutions européennes sur des politiques de « passager clandestin » en son sein, comme dans le cas de l’Allemagne de 1996 à 2010, ont contribué à faire ressurgir d'anciens antagonismes. L’attitude de l’Allemagne et son comportement envers la Grèce (2015) et l’Italie sont des cas d’école de politiques extrêmement brutales, mais passant par l’intermédiaire de mesures non militaires, de mesures économiques et financières. L’attitude de l’UE face à la Pologne ou la Hongrie ces dernières années, les affrontements sur la politique de l’énergie et, là encore, le comportement de l’Allemagne sur ces problèmes et sa mise en cause ouverte des intérêts nationaux de la France, en sont d’autres exemples. Il faut donc reconnaître que les institutions européennes, loin de fournir un cadre permettant à ces comportements non agressifs et non dominants de surgir, favorisent au contraire l’expression de politiques et de comportements qui, au XIXe siècle, auraient sûrement conduit à des conflits militaires. Enfin, l’engagement de l’Union européenne dans le soutien aux positions les plus belliqueuses dans le conflit qui oppose l’Ukraine à la Russie depuis février 2022, mais aussi son rôle trouble dans les événements de 2013-2014, qui constituèrent les prémisses de ce conflit, ceci venant s’additionner à son incapacité à formuler une politique faisant de la paix un objectif central, apporte un sinistre démenti à cette affirmation digne de la plus orwellienne des propagandes : « L’Europe, c’est la paix ». Le rôle des institutions européennes dans l’exacerbation de crises – que ce soit au sein de son périmètre ou sur sa périphérie, un rôle qui avait commencé lors de la désintégration de la Yougoslavie et qui se poursuit désormais sur le sol martyrisé de l’Ukraine – est la meilleure des démonstrations de cette inversion de sens qui semble affecter le discours européiste, que ce soit sur la prospérité, sur la liberté et, bien entendu, sur la paix.
Notes
1. Elsässer J., La RFA dans la
guerre du Kosovo, chronique d’une manipulation, éd. L’Harmattan, 2002, p.
48-51.
2. Human Rights Watch, Under
Orders – War Crimes in Kosovo, Genève, 2001, rapport consultable et
téléchargeable sur http://www.hrw.org/reports/2001/Kosovo, chap. 17.
3. Human Rights Watch, ibid. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) considère que 150 000 personnes ont fui ver la Serbie et 30 000 vers la Macédoine après le 12 juin 1999 (UNHCR Refugees Daily, 23/05/2000).
Titre et Texte: Jacques
Sapir, Front
Populaire, nº 13, Juin-Juillet-Août 2023
Eu diria os EUA, e a cabresto a União Europeia/OTAN
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