Valérie Toranian
Chaque jour, deux milliards
d’abonnés Facebook échangent ou likent dans 101 langues différentes cent
milliards d’informations. En France, la presse écrite ne constitue plus que 15
% des sources d’information, contre 64 % pour l’information en ligne. 39 % des
Français s’informent sur les réseaux sociaux (48 % aux États-Unis, 77 % au
Kenya). Les applications et les réseaux sociaux détiennent désormais la clé
d’entrée dans les médias, et les Gafa et leurs homologues chinois, les BATX,
contrôlent plus de la moitié du marché publicitaire mondial.
Le nouvel ordre médiatique,
c’est d’abord cela. Des géants du numérique, porte d’entrée de l’information, à
qui nous confions allégrement toutes nos données, trop contents de bénéficier
du confort et des services qu’ils nous proposent. Dans son Histoires des
médias (1), dont les chiffres précédents sont extraits, Jacques Attali
propose rien de moins que de démanteler les Gafa, de sevrer nos cerveaux
addicts au mobile et de faire éclore une nouvelle forme de journalisme
d’excellence.
L’évolution des usages semble
hélas démentir violemment ces vœux pieux et tardifs. D’autant que la révolution
numérique est loin d’être la seule crise que traversent aujourd’hui les médias.
La presse a frôlé la mort. Meurtre ou suicide?, demande Étienne Gernelle.
Meurtre par les réseaux sociaux qui ont ruiné son modèle économique. Ou suicide
par trop de vanité, d’arrogance, de conformisme, de soumission au pouvoir ou à
l’air du temps, qui ont trop souvent ruiné son capital auprès des lecteurs?
La bonne nouvelle, pour le
patron du Point, est qu’après les errements du tout-gratuit, chacun sait
désormais que la vraie information se paye. La mauvaise nouvelle est que « la
hantise de contrarier le lecteur transforme beaucoup de journaux en
quasi-partis politiques, allergiques à la dissonance ».
Xavier Gorce, désavoué par la
direction du Monde à propos d’un dessin jugé politiquement incorrect, a
quitté la rédaction. Le quotidien a cédé à la pression des réseaux sociaux. Les
théories woke (vigilance extrême à la sensibilité de toutes les
minorités) et la cancel culture (élimination des discours qui dérangent)
triomphent désormais dans le service public audiovisuel et de nombreux médias.
Elles nous viennent des États-Unis.
Laure Mandeville en est une des meilleures spécialistes. Elle nous raconte comment un « abîme psychologique s’est creusé aux États-Unis entre les élites culturelles progressistes (incarnées par le New York Times) et un pays profond exaspéré d’être ringardisé ». « Ce discours balisé d’une presse qui s’idéologise va ouvrir la porte au geyser trumpien d’une parole décomplexée », écrit-elle. Le remaniement idéologique woke a des répercussions profondes sur l’information, souligne Brice Couturier. Pour ses militants, l’objectivité n’est qu’une « vue depuis nulle part », « potentiellement blessante », « une manière de nier la position de domination des Blancs, qui doit être interrogée ».
Faut-il pour autant regretter
le bon vieux temps? Rien de moins sûr. « Dans les années 1840, écrit
l’historien Pascal Ory nouvellement élu à l’Académie française, Balzac, revenu
déçu de ses expériences journalistiques, en est déjà à conclure par une
pirouette: “Si la presse n’existait pas, il faudrait ne pas l’inventer.” »
Jean-François Kahn, fondateur
de L’Événement du jeudi et de Marianne, publie prochainement ses Mémoires.
Il raconte dans la Revue des Deux Mondes cinquante ans de vie
journalistique française. Et remet les pendules à l’heure. « Aujourd’hui,
globalement, les journalistes sont plus libres, plus indépendants, plus
cultivés. Ils se posent des questions déontologiques qu’ils ne se posaient pas.
» On n’imagine plus un ministre de l’Intérieur dictant un article! Mais ce qui
est dangereux, pour Jean-François Kahn, c’est le manque de pluralisme et la
montée des radicalités de droite et de gauche. « Dans les tribunes libres des
journaux, les modérés, les sociaux-démocrates ne s’expriment plus. Certes, ils
sont très bas électoralement. Mais les gauchistes aussi et ça ne les empêche
pas de s’exprimer et d’être surreprésentés! »
Soumission à l’air du temps,
américanisation… et bientôt renoncement à notre liberté d’expression? Pour
Jacques de Saint Victor, la loi de 1881 qui posait un régime de liberté
encadrée (interdisant notamment la diffamation, l’injure et l’offense) a défini
« un équilibre chèrement acquis entre les lois, les mœurs et la liberté ». Mais
pour combien de temps encore « alors que viennent des sciences sociales
américaines des critiques de plus en plus virulentes contre notre liberté
d’expression, parfois associée à une forme de “racisme” »?
Héritage pourtant incomparable
que cette liberté d’expression pour laquelle même nos poètes se sont battus!
Ainsi, Alfred de Musset qui s’indignait dans la Revue des Deux Mondes en
1835 contre la loi scélérate de Louis-Philippe rétablissant la censure.
Laissons-lui le dernier mot.
« Une loi sur la
presse! ô peuple gobe-mouche!
La loi, pas vrai?
quel mot! comme il emplit la bouche!
Une loi
maternelle, et qui vous tend les bras!
Une loi (notez
bien) qui ne réprime pas,
Qui supprime! une
loi – comme Sainte-n’y-touche;
Une petite loi qui
marche à petits pas;
Une charmante loi,
pleine de convenance,
Qui couvre tous
les seins que l’on ne saurait voir… »
Titre et Texte: Valérie
Toranian, Revue des Deux Mondes,
avril 2021
1.
Jacques Attali, Histoires des médias. Des signaux de fumée aux réseaux sociaux,
et après, Fayard, 2021
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