Une démocratie n’est riche que si les
vraies questions peuvent être discutées
Stéphane Germain
Avec son débit de
mitraillette, le Québécois Mathieu Bock-Côté étrille régulièrement les apôtres
du catéchisme multiculturaliste. Dans L’Empire du politiquement correct,
il dénonce ces progressistes qui tentent de museler de débat public et
psychiatrisent leurs adversaires. Rafraîchissant.
Bien connu du public français,
Mathieu Bock-Côté fait régulièrement chanter sur nos ondes son accent
québécois. S’il le double d’un débit de mitraillette, c’est pour mieux
dessouder, sans jamais se départir de son agréable courtoisie, la religion du
multiculturalisme. Canadien, il observe en éclaireur la transformation de son
pays natal en prototype d’une « superpuissance morale »
postnationale. Amoureux de la France, il la connaît assez pour déceler chez
nous – et plus globalement en Europe – les signes d’une tectonique commune aux
deux rives de l’Atlantique. Celles-ci subissent, avec des variations
régionales, le joug de L’Empire du politiquement correct –
titre de son nouvel essai (Le Cerf, 2019) – dont le tandem Trudeau-Macron campe
les suzerains locaux. Ses détracteurs ne manqueront pas de qualifier cette
notion d’empire de fantasmagorique, mais ce sont également ceux qui pensent que
l’ensemble des médias « mainstream », des élites économiques et de la
plupart des gouvernements pèse moins lourd que Zemmour, Finkielkraut et
consorts. Les séides de l’Empire se sentent assiégés dès que l’un ou l’autre
s’exprime.
Religion diversitaire
Sauf à n’avoir lu que Modes
et Travaux depuis trente ans, on ne dira pas qu’on découvre l’emprise
du politiquement correct à cette occasion. MBC revisite toutefois le sujet en
posant une question percutante : « La démocratie sans le
progressisme est-elle encore démocratique ? » Les réactions
des médias à l’élection de Donald Trump dévoilent la réponse. Sans modification
majeure de nos institutions, et surtout sans le consentement éclairé des
citoyens, démocratie et progressisme deviennent insidieusement synonymes. Petit
problème toutefois, selon ces critères, Winston Churchill ou le général de
Gaulle seraient aujourd’hui à classer parmi « les démocrates
illibéraux les plus infréquentables ».
Au cœur du progressisme « censé
déployer ses effets jusqu’à la fin des temps », on trouve la « religion
diversitaire » et son culte, ainsi que son corollaire, la
relégation aux marges de ceux qui ne le partagent pas. Tracer clairement la
ligne entre les dévots et les infidèles constitue au demeurant la fonction
principale du politiquement correct. Cette police de la pensée a intégré les
méthodes du Parti communiste, comme la psychiatrisation de ses opposants
enfermés dans la « cage aux phobes » chère à
Philippe Muray.
Le politiquement correct
limite les thèmes abordables
Ainsi, les citoyens « n’ont
plus le choix » comme le chante le dernier clip européen du
président Macron. C’est « lui ou le Diable ». Bock-Côté
souligne que ce chantage est largement à l’origine de la montée des populismes.
Toutefois, la droite, conservatrice ou populiste, n’accepte plus le rôle
d’antidémocrate auquel l’Empire l’assigne. Une démocratie est riche quand les
vraies questions peuvent être discutées. Or, le politiquement correct vise
justement à limiter les thèmes abordables – qu’on songe aux différentes
apoplexies déclenchées par Sarkozy à l’occasion du débat sur l’identité
nationale. À l’instar d’Ingrid Riocreux, Bock-Côté consacre une partie de son ouvrage
à la sémantique de la disqualification. Si à propos d’un homme de lettres on
commence à parler de dérapage ou de dérive, il ne sera bientôt plus un
« intellectuel » (de gauche, donc gentil), mais un polémiste, un être
sulfureux et malade.
Bock-Côté identifie la
continuité historique et le suffrage universel comme les principales victimes
des décrets impériaux. Le passé se révélant prédiversitaire, il est
nécessairement mauvais (sauf s’il s’agit bien sûr de glorifier des tirailleurs
sénégalais). On doit s’attacher à l’oublier ou à le « déconstruire »
– mission dévolue en priorité à l’Éducation nationale et d’ailleurs
pratiquement accomplie. La majorité ne saurait prendre aucune décision heurtant
telle ou telle minorité ethnique : « Le multiculturalisme
rend scandaleux le principe majoritaire. » Sous cet éclairage, on
comprend mieux la défiance de nos gouvernants à l’égard du référendum, ainsi
que le poids pris par la Commission de Bruxelles et la Justice, notamment le
Conseil constitutionnel, le Conseil d’État, le Défenseur des droits ou la CEDH,
toutes institutions aussi dévouées à l’Empire que non élues. La légitimité du
Droit l’a, pour l’instant du moins, emporté sur celle des urnes, corsetant
l’action politique dans une camisole de bons sentiments et de pieux mensonges.
Le réel s’obstine, le
« progressisme » se radicalise
Faisant écho aux écrits de
Pierre Manent sur l’impossibilité de faire émerger l’intérêt général sous le
régime de l’extension infinie des droits individuels ou communautaires,
Bock-Côté nous appelle à « restaurer les conditions de l’action
politique » – en clair, à accepter d’aborder les sujets qui
fâchent.
C’est bien sûr là que le bât
blesse. Cette restauration ne lui paraît possible que par l’émergence d’un
Churchill 2.0 ou par clonage du général de Gaulle, deux hommes qui se sont
illustrés dans un contexte historique – la guerre – qui ne correspond pas
exactement au retour d’un « débat apaisé » que le
Québécois appelle pourtant de ses vœux. Si l’on convient avec lui que ces deux
figures seraient situées aujourd’hui, par Le Monde, à la droite de
Viktor Orban, on voit mal comment l’Empire pourrait faire allégeance, dans le
calme, à ce nouvel homme providentiel.
Surtout que notre auteur
n’hésite pas à aggraver son cas en invoquant la légitimité de la transmission
au sein d’une nation fière de ses racines. Lorsque, enfin, il milite pour le retour
de la transcendance, la perspective d’un compromis avec les progressistes
s’éloigne à mesure que Dieu se rapproche. D’ailleurs, lucide, il convient
que « plus le réel s’obstine, plus le progressisme se
radicalise ». C’est que la religion diversitaire poursuit, selon une
chimère, « la privatisation des identités » au sein
d’une nation acculturée. Les thuriféraires de Trudeau ou Macron ne veulent plus
voir que des individus détachés des mythes religieux et historiques, tout en
affichant une grande tolérance pour ceux (pardon, celles et ceux) qui
souhaitent faire groupe autour d’une culture et de ses coutumes, à la condition
expresse que ces communautés ne soient pas blanches… Sur l’avenir de la
démocratie – que le politiquement correct coupe de ses racines
gréco-judéo-chrétiennes au risque de la tuer –, Bock-Côté alterne entre retour
aux catacombes et espoir. Il place le sien dans la jeune génération
conservatrice, qui « pleure moins la fin d’un monde qu’elle
n’aspire en rebâtir un », incarnée, par exemple, par Eugénie Bastié
dont il cite la cinglante réplique à Jacques Attali : « Le
vieux monde est de retour. » Il salue ce néoconservatisme
juvénile comme « une forme de scepticisme devant la démesure d’une
modernité devenue folle ».
Ces futurs bâtisseurs devront
toutefois se colleter aux tenants racistes des luttes intersectionnelles ou aux
moustachus qui affirment, sans rire, ne pas être un homme. Ces avant-gardes
impériales ne sont pas moins jeunes que les pousses conservatrices. MBC relève
au demeurant le succès depuis cinquante ans de toutes les idées folles des
campus américains, d’abord risibles et apparemment inoffensives du fait même de
leur extravagance. La matrice des « gender studies », des ateliers
« non racisés » ou de l’antispécisme paraît encore trop fertile pour
partager l’optimisme du plus parisien des Québécois.
Mais après tout, celui-ci
n’est peut-être qu’une ruse pour aller débiter des horreurs dans les studios de
Radio France.
Stéphane Germain, Causeur, nº 69, juin
2019
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