Repas servis à la population russe à partir de trains alimentaires américains qui sauveront la vie de 30 millions de personnes. Photo: DR
Il y a un siècle, en 1921, la famine fait
vaciller le régime bolchevique. Mais l'Amérique capitaliste vient à son
secours, et elle réussit. Au nom de la charité chrétienne !
« J'ai des tas de cadavres
à moitié nus et congelés dans les positions les plus grotesques, avec des
signes d'avoir été la proie de chiens errants […] J'ai vu,
dans un orphelinat de Kazan, des enfants criblés de poux blottis les uns contre
les autres en masses compactes comme une colonie de phoques… » C'est
ce qu'écrit, fin 1921, dans une lettre à sa famille, William Shafroth, un
volontaire de l'American Relief Administration (Ara) - le service semi-officiel
américain chargé de l'aide d'urgence aux populations étrangères.
« Ara sauve la vie d'une
trentaine de millions d'âmes »
Pendant onze mois, de
septembre 1921 à août 1922, cet organisme maintient une mission en Russie :
près de 400 cadres américains et 120 000 assistants locaux gèrent 19 000
cuisines, assurent 11 millions de repas par jour et fournissent des semences
aux agriculteurs. L'un dans l'autre, l'Ara sauve la vie d'une trentaine de
millions d'âmes au moins, soit un cinquième de la population russe.
Il sauve aussi, par la même
occasion, le régime soviétique lui-même, qui était sur le point de s'effondrer.
C'est la première fois que l'Amérique vient en aide à des régimes qu'elle
combat, dans un esprit purement humanitaire. Ce ne sera pas la dernière.
La guerre mondiale, de 1914 à 1918, a été une apocalypse. Mais en Russie, une seconde apocalypse éclate en 1917 et va se terminer, après d'ultimes soubresauts, en 1923 : la révolution, avec ses corollaires - guerre civile, massacres, désorganisation totale de l'économie, sans parler des nouvelles épidémies, telles que le typhus et le choléra. Sur ces deux périodes, 2 millions de Russes périssent dans les combats, près d'un million sont exécutés ou massacrés, et 14 millions de civils meurent de faim ou de maladie.
En 1920, les bolcheviques ont
vaincu les armées blanches et reconquis la quasi-totalité de l'ancien empire,
mais ils sont confrontés à une jacquerie latente. Dans la région de Tambov, les
paysans se révoltent pendant l'été 1920 contre les réquisitions de vivres. Les
grèves et les manifestations se multiplient en janvier 1921 dans les grandes
villes, y compris Moscou et Petrograd, quand le gouvernement réduit d'un tiers
les rations journalières de pain.
Début mars 1921, les matelots
et les fusiliers de la flotte de la Baltique, à Kronstadt, qui avaient été
jusque-là l'avant-garde de la révolution, entrent en rébellion ouverte :
Trotski met trois semaines à réduire ce soulèvement, à coups de canon.
Lénine implore l'aide
internationale
Lénine en tire les conclusions,
le 12 mars, en annonçant l'abandon du “communisme de guerre” et la mise en
place d'une Nouvelle Politique économique (Nep) : rétablissement partiel de
l'entreprise privée, arrêt de la collectivisation agricole, appel aux
investissements étrangers. Parallèlement, il demande une « aide
internationale » pour combattre « la famine et les épidémies ».
Un recul tactique momentané. Tant mieux si « les capitalistes » croient
que le communisme va peu à peu desserrer son étreinte.
Sur l'injonction du Kremlin,
Maxime Gorki, “compagnon de route” qui ne cachait que peu ses critiques contre
le nouveau régime, publie, le 13 juillet 1921, une Lettre ouverte à
tous les Européens honnêtes et au peuple américain. Attribuant la situation
à des « difficultés climatiques » et « une mauvaise
récolte l'année précédente », l'écrivain conjure les Occidentaux de «
donner au peuple russe du pain et des médicaments ». Le patriarche Tikhon,
chef de l'Église orthodoxe russe, envoie une missive analogue au primat
anglican, l'archevêque de Cantorbéry, et à d'autres dirigeants religieux.
Hoover prend à coeur la
souffrances des Russes

Né en 1874 dans une famille de
quakers, ingénieur des mines, Hoover est un personnage plus grand que nature,
comme l'Amérique aime à en produire. Il a fait fortune en Australie puis en
Chine. En 1909, il séjourne en Russie : il y multiplie les investissements,
avant de se raviser, car « le pays pourrait bien finir par exploser ».
En 1914, à 40 ans, il s'est retiré des affaires et vit luxueusement au
Royaume-Uni avec sa famille.
Il rapatrie quelque 120 000
Américains surpris sur le territoire européen
Mais dès le début du conflit,
il se jette dans l'action humanitaire : « Une audace de pirate et un
sens tout américain de l'organisation au service de la charité pure », note
alors un diplomate britannique. Il se charge d'abord du rapatriement de 120 000
ressortissants américains surpris sur le vieux continent. Puis de l'aide
alimentaire à la Belgique et à la France du Nord, occupées par l'Allemagne.
Jouant de la neutralité de son pays, il nourrit 2,5 millions de civils pendant
deux ans et demi.
Au printemps 1917, l'Amérique
entre en guerre aux côtés des Alliés. Le président Wilson convoque Hoover à
Washington et lui demande de diriger l'administration de l'Alimentation. En
1919, il le renvoie en Europe, à la tête de l'Ara nouvellement créée, pour
distribuer une aide américaine à 32 pays. Y compris l'Allemagne vaincue.
Tel est l'homme qui tend la
main à Gorki. Trop bien informé des choses russes pour ne pas être radicalement
anticommuniste, mais persuadé que « le pain est la seule arme qui
arrête les armes ».
Un accord bilatéral est
paraphé le 20 août 2019. Les premiers volontaires américains arrivent par train
à Moscou le 27 août. Ce sont pour la plupart des jeunes gens de bonne famille,
mus par un esprit d'aventure ou par des sentiments religieux élevés. Il y a
aussi des soldats démobilisés, des intellectuels d'origine russe, des
journalistes, des cinéastes. Ils sont logés rue Spiridonovka, dans un ancien
palais ou plutôt « une véritable ruine où plus rien ne fonctionne, ni
eau courante ni chauffage ».
James Rives Childs, qui a
servi en France comme ambulancier puis comme officier d'état-major, note
: « Dans toute la ville, il n'y a pas un seul rire, pas un seul
sourire. »
La population ne cache pas son
admiration et sa gratitude
Un premier groupe de
volontaires se rend dans la principale zone de famine, près de la Volga : «
Pire que tout ce qu'on peut imaginer. Il faut acheminer l'aide le plus vite
possible. Des milliers d'enfants meurent tous les jours. » Les trains
spéciaux de l'Ara, chargés de victuailles, partent sans cesse de Moscou. Mais
ils sont souvent bloqués en rase campagne : défaillances techniques, ordres et
contre-ordres. Quand le convoi arrive enfin à Kazan ou à Samara, de nouveaux
obstacles surgissent. À peine des assistants russes ont-ils été recrutés, par
exemple, que la police politique, la Tchéka, les arrête…
Les Américains ne se
découragent pas. Ils travaillent dix-huit heures par jour, étendent leur action
à l'ensemble du pays. En décembre 1921, Childs parcourt à lui seul 700
kilomètres en traîneau, 250 en train ; il tient une cinquantaine de réunions
avec les responsables locaux, inspecte 33 cantines et 36 orphelinats. La
population ne cache pas sa gratitude ni les cadres communistes leur admiration.
Lénine finit par admettre : « Hoover est notre meilleure carte »,
surtout quand ce dernier arrache au Congrès une forte hausse de l'aide destinée
à la Russie : elle passe à 20 millions de dollars (en pouvoir d'achat, 286
millions de dollars actuels).
Idylle américano-russe ? On
n'en est pas loin. Mais elle ne peut durer. La mission de l'Ara prend fin à
l'été 1922 : ses structures sont reprises en main par le pouvoir bolchevique,
avec des personnels sélectionnés. Tant que dure la Nep, Hoover et ses équipes
sont persuadés qu'ils ont ouvert une brèche et que la Russie va se
“normaliser”.
« En 1927, Staline met fin à
l'expérience »
Mais cinq ans plus tard, en
1927, Staline met fin à l'expérience et relance la collectivisation. Dans ce
nouveau contexte, l'arme du pain sera cyniquement retournée contre des pans
entiers de la société : notamment en Ukraine, où le pouvoir organise une famine
en 1932-1933 afin de mettre au pas la paysannerie. La propagande présente
désormais l'Ara - que personne n'a oubliée - comme un « un complot
d'espions capitalistes ».
Hoover reste secrétaire au
Commerce jusqu'en 1928. Il passe donc pour l'un des artisans principaux de la
prospérité que connaissent alors les États-Unis, ce qui lui vaut logiquement
d'être élu président cette année-là. Las, il ne parvient pas à juguler la crise
économique foudroyante de 1929 : le voici déconsidéré, puis oublié. Jusqu'à ce
que les historiens, depuis une trentaine d'années, redécouvrent l'ensemble de
sa saga et notamment son action en faveur de la Russie. Ainsi que l'a noté
Keynes : « Jamais une opération de secours n'a été menée avec tant de
ténacité, ni de façon plus désintéressée. »
Titre et Texte: Michel Gurfinkiel, Valeurs Actuelles, 12-2-2021, 15h
Nenhum comentário:
Postar um comentário
Não publicamos comentários de anônimos/desconhecidos.
Por favor, se optar por "Anônimo", escreva o seu nome no final do comentário.
Não use CAIXA ALTA, (Não grite!), isto é, não escreva tudo em maiúsculas, escreva normalmente. Obrigado pela sua participação!
Volte sempre!
Abraços./-