Il y a une centaine d’années, une poignée de journalistes et d’universitaires américains inventaient les principes de la propagande moderne. Depuis, ils n’ont cessé d’inspirer les régimes autoritaires, les agences de publicité et les community managers.
David Colon
La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays », écrit Edward Bernays en 1928 dans son livre Propaganda. Ce neveu de Sigmund Freud est le plus célèbre représentant de cette génération d’hommes du début du XXe siècle qui ont fait profession d’influencer les conduites des masses et inventé un nouveau métier, dont l’intitulé prend des formes très variées – conseiller en relations publiques, publicitaire, consultant en communication, propagandiste – mais dont les meilleurs représentants méritent le titre de « maîtres de la manipulation ». Agissant tantôt dans l’ombre, tantôt en pleine lumière, ils font et défont des élections, bâtissent des succès commerciaux, mettent en fiction le réel, fabriquent le consentement ou le dissentiment.
Cet art de fabriquer à grande échelle des opinions et des comportements est né aux États-Unis à la fin du XIXe siècle, dans le contexte de l’essor du suffrage, de la presse et des syndicats. Les élites économiques se trouvaient en effet confrontées au défi nouveau d’une opinion publique dont les méthodes ancestrales – l’influence, la corruption de la presse – ne suffisaient plus à assurer la docilité, et dont le poids auprès des pouvoirs publics pouvait menacer les intérêts. Les « relations publiques » apparaissent ainsi dans le secteur ferroviaire, confronté à une nouvelle génération de journalistes professionnels aguerris, à une opinion hostile et à un Congrès enclin à adopter des mesures de régulation. En 1906, un ancien journaliste financier, Ivy Lee, décide de mettre son expérience au service de cette industrie. En l’espace de dix ans, il créera de toutes pièces la propagande d’entreprise. La même année, lorsqu’un accident de train coûte la vie à cinquante-trois passagers à Atlantic City, il invente pour le compte de l’exploitant la communication de crise moderne et ses principes intangibles (réactivité, empathie, transparence et engagement), ainsi que le communiqué de presse, le lobbying moderne et la communication interne. En 1914, Ivy Lee défend avec succès devant le tribunal de l’opinion son client, l’industriel John D. Rockefeller, accusé d’avoir ordonné le massacre de treize de ses ouvriers dans la ville minière de Ludlow (Colorado), ainsi que onze femmes et deux enfants. À coups de communiqués mensongers, le conseiller discrédite les victimes et gagne le surnom de « poison de l’opinion publique ».
« Vendre la guerre »
L’art de la persuasion des
masses a pour creuset les démocraties car à la différence des régimes
autoritaires, il n’y est pas possible en principe d’agir sur les conduites par
la contrainte. La démonstration la plus flagrante en a été donnée en 1917,
lorsque le Président Woodrow Wilson a engagé les États-Unis dans la guerre en
Europe quelques mois à peine après avoir été élu sur la promesse de ne pas le
faire. Il fait alors face à une opinion publique d’autant plus hostile que son
pays se tient volontairement à l’écart des affaires européennes depuis près
d’un siècle. Wilson charge alors l’un de ses conseillers, un proche
collaborateur, de « vendre la guerre » à ses administrés. Placé à la tête d’un organe
officiel, le Comité d’information publique, ce haut fonctionnaire, nommé George
Creel a autorité sur l’ensemble des moyens de communication publique du
gouvernement fédéral, chose tout à fait inédite jusqu’à nos jours en
démocratie. Plus inédit encore, il dirige son action de propagande en direction
tant des opinions publiques des pays alliés et des pays neutres que de sa
propre population. Disposant d’un très vaste budget, il recourt à tous les
moyens de communication modernes, à commencer par la radio. Il crée le cinéma
de propagande, et parvient à saturer l’espace informationnel des Américains
d’un discours et d’images favorables à la guerre. Certaines des affiches
réalisées à cette occasion, comme « I want you for US Army », sont devenues des
icônes de la modernité. Creel cible en particulier les immigrés allemands et
austro-hongrois, qui représentent une part non négligeable des troupes et
devaient donc combattre en France leurs propres compatriotes.
Le Comité d’information
publique cesse toute action sur le sol américain le lendemain même de
l’Armistice, soit le 12 novembre 1918, laissant le champ libre à un autre
maître de la manipulation, Albert Lasker, un publicitaire d’origine allemande
très hostile à la guerre, qui mettra son approche scientifique de la persuasion
au service du Parti républicain et de Woodrow Wilson, en dirigeant en secret la
campagne présidentielle de celui-ci en 1920 contre l’engagement du candidat à
tenir les États-Unis à l’écart de la Société des nations (SDN).
La fabrique du consentement
Parallèlement, nos publicistes
vont étendre leur activité au secteur privé, se mettant notamment au service
d’entreprises de grande consommation qui se sont retrouvées avec de
gigantesques stocks sur les bras une fois la guerre terminée. Bernays, Lee et
Lasker rivalisent d’ingéniosité non seulement pour étendre le marché de leurs
clients, mais surtout pour créer des besoins nouveaux ou d’autres habitudes de
consommation. Bernays invente ainsi la tradition du petit-déjeuner copieux
(« américain ») pour le compte d’un marchand de bacon, tandis que Lee se fait
dans le monde entier l’ambassadeur officieux du capitalisme américain et que
Lasker popularise aux USA le mouchoir jetable, qui vient d’être inventé sous le
nom de Kleenex. Tous trois sont recrutés par American Tobacco pour encourager
la consommation des cigarettes auprès des femmes américaines. Pour ces maîtres
de la manipulation, la « fabrique du consentement », selon la formule imaginée
par le journaliste Walter Lippmann en 1922, est une nécessité incontournable,
tant dans le domaine économique, où il s’agit d’obtenir l’adhésion à la
consommation de masse, que dans le domaine politique, pour contenir les revendications
sociales, syndicales et politiques. Se développe alors une véritable ingénierie
du consentement, confortée dans les années 1930 par l’essor des sondages, des
études de marché et la création par l’universitaire Harold Lasswell d’une
chaire de recherche sur la propagande à la bibliothèque du Congrès.
En matière de persuasion et de
manipulation des masses, les États-Unis sont alors « l’atelier du monde ». Ils
exportent volontiers leur art dans d’autres pays démocratiques, comme la
France, où Marcel Bleustein-Blanchet adapte les techniques de la publicité
radiophonique, avant de faire de même avec les sondages et la publicité
scientifique. Mais ils influencent aussi les régimes autoritaires et
totalitaires. Tandis que les Soviétiques perfectionnent l’art du cinéma de
propagande et inventent l’Agit-prop (propagande d’agitation), Adolf Hitler,
dans Mein Kampf, attribue une part de la victoire alliée de 1918 à la
propagande « psychologiquement rationnelle » des Alliés, fondée sur une
« brillante connaissance (…) de la psychologie des foules ». En conséquence, il
conçoit des outils de « viol psychologique des foules » (selon le titre d’un
ouvrage du savant russe Serge Tchakhotine paru en 1939), qui reposent sur le
conditionnement des masses, à travers notamment les défilés au flambeau, les
symboles, les slogans ou le recours aux chants. Joseph Goebbels, de son côté,
s’inspire de la publicité scientifique américaine, qui le fascine, pour
concevoir ses campagnes. Il lit également Bernays puis, une fois parvenu au
pouvoir, recrute Ivy Lee pour organiser une campagne d’influence aux
États-Unis. Tchakhotine, de son côté, a tenté en vain de persuader le Parti
social-démocrate allemand d’adopter à grande échelle en 1932 des techniques de
propagande inspirées de la psychologie des foules. Par principe, en effet, les
forces démocratiques rechignent souvent à recourir à la manipulation. En 1956
par exemple, le candidat du Parti démocrate à la présidentielle américaine,
Adlai Stevenson, refuse obstinément de recourir aux spots télévisés parce qu’il
ne se résout pas à être « vendu comme du dentifrice », alors même que ce sont
des spots qui ont déjà contribué à sa défaite quatre ans auparavant face à
Dwight Eisenhower, dont la campagne a été conçue par l’un des plus célèbres Mad
Men de Madison Avenue, Rosser Reeves. Son successeur démocrate, John Fitzgerald
Kennedy, n’aura pas ces scrupules en 1960.
Agir sur l’architecture des
choix des individus
Entre-temps, une révolution
s’est produite dans l’art de la persuasion publicitaire, avec le développement
rapide de deux grandes approches : la persuasion visible et la persuasion
invisible. La première correspond à la publicité scientifique, poussée à son
paroxysme par l’Américain David Ogilvy, fondateur de l’agence éponyme (qui eut
notamment pour clients Coca-Cola, IBM et American Express), dont le mantra
d’Ogilvy était le test systématique de tous les aspects d’une campagne, et par
son compatriote Rosser Reeves, le prince de la « vente dure » et de la « vente
unique », consistant à associer une promesse unique à un produit et à la
répéter à l’infini auprès des cibles. La persuasion invisible a quant à elle
été rendue célèbre par Ernest Dichter, un psychologue d’origine autrichienne
spécialisé dans la recherche des motivations inconscientes de l’acte d’achat,
par une démarche qui relève autant de l’ethnologie que de la psychanalyse. Il
est à l’origine des Focus Group, ces panels de consommateur dont le
comportement ou la réaction face à des publicités est soigneusement scruté, et conçoit
un nouveau type de marketing qui repose sur ce qu’il nomme « la stratégie du
désir », que l’on peut résumer par l’une de ses formules les plus célèbres :
« Aux femmes, ne vendez pas de chaussures, vendez-leur de jolis pieds ! »
Dichter s’est employé tout au long de sa carrière à lever de façon systématique
les inhibitions des consommateurs : il est l’inventeur du cycle de vie
symbolique des produits, et l’ingénieur du plaisir de jeter des objets pour en
acheter de nouveaux. Cet architecte de la consommation de masse a
particulièrement ciblé les femmes. L’essayiste américaine Betty Friedan lui
attribue dans La Femme mystifiée (1963) la responsabilité de l’apparition des
« femmes au foyer désespérées » (Desperate Housewives), car il s’est employé à
persuader les Américaines de la classe moyenne que leur sentiment
d’accomplissement pouvait résider dans l’accomplissement de tâches ménagères.
Dichter, enfin, illustre mieux que tout autre ingénieur du consentement le rôle
déterminant joué par la psychologie dans le développement d’outils de
manipulation de masse. Toutes les formes de psychologie, de la psychologie
sociale au neuromarketing en passant par le comportementalisme, la psychologie
évolutionniste ou la psychanalyse, ont été mises au service de l’élaboration ou
du perfectionnement de méthodes de persuasion le plus souvent inconscientes.
Sur la longue durée, les progrès les plus importants ont été accomplis par les
économistes comportementaux, qui, autour du prix Nobel d’économie 2017 Richard
Thaler, se sont employés à identifier les biais psychologiques affectant les
décisions des agents économiques, avant de concevoir un outil de manipulation,
le nudge (mot anglais désignant « coup de coude »), à la fois respectueux du
libre arbitre de ses cibles et ouvertement paternaliste. En effet, en agissant
sur l’architecture des choix des individus, en tenant compte des biais
cognitifs, les nudgeurs persuadent leurs cibles d’adopter d’eux-mêmes le
comportement voulu. Il suffit par exemple de dessiner des ronds sur les quais
de gare pour encourager les usagers à respecter la distanciation en période de
covid.
L’ère de la propagande
totale
Plus la connaissance des
mobiles des décisions humaines progresse et plus les outils de persuasion se
perfectionnent. La propagande, en effet, est une science appliquée, qui évolue
continuellement en appliquant des principes scientifiques à des objectifs
pratiques. Ce progrès était incrémental au XXe siècle, il est désormais
exponentiel, depuis l’essor des outils numériques et la révolution du web des
données : ordinateurs connectés, smartphones et objets connectés ont
démultiplié les traces numériques et avec elles, les possibilités d’analyse
prédictive des comportements humains.
Au début des années 2000, le
sociologue américian Brian J. Fogg a inventé la « technologie persuasive » en
appliquant les principes de la psychologie sociale à l’interaction entre les
humains et la machine. Lui-même et ses nombreux élèves de l’université Stanford
ont conçu des interfaces numériques délibérément addictives et manipulatrices,
au service de la croissance exponentielle de ceux qui sont devenus les « géants
du numérique ». Fils de psychiatre et ancien étudiant en psychologie à
l’université Harvard, le milliardaire Mark Zuckerberg a conçu avec Facebook une
arme de manipulation massive, capable de modéliser, de prédire et d’influencer
les attitudes et les comportements de ses quelque trois milliards
d’utilisateurs. Ses outils publicitaires combinent pour la première fois tous
les acquis de la persuasion de masse, fusionnant la « persuasion visible » avec
la « persuasion cachée », et associent les trois grandes approches de
l’intelligence artificielle : l’approche inductive, par l’analyse prédictive
des données des internautes par inférence statistique ; l’approche déductive,
par les expériences menées sur les utilisateurs ; l’apprentissage profond, qui
permet notamment d’identifier l’état émotionnel ou psychologique de ces
derniers. Ils sont très prisés des propagandistes du XXIe siècle, particulièrement
des « ingénieurs du chaos », à commencer par le richissime activiste
conservateur Steve Bannon qui, avec son site web Breitbart et les outils
numériques développés par la société britannique Cambridge Analytica, a joué un
rôle déterminant dans le Brexit et l’élection de Donald Trump. Il a continué
depuis à recourir aux outils de Facebook pour recruter, encadrer et manipuler
une armée de militants nourris aux théories du complot et qui ont été capables
en 2021 d’envahir le Capitole ou d’attendre par centaines à Dallas le retour de
John Fitzgerald Kennedy Jr., mort il y a vingt-deux ans.
La propagande du XXe siècle
reposait essentiellement sur la fabrique du consentement. Celle du XXe siècle
vise d’abord à fabriquer le dissentiment, ce que facilitent des outils
publicitaires qui, pour maximiser le profit de leurs propriétaires, favorisent
de facto la diffusion virale des contenus les plus extrêmes. La persuasion de
masse du siècle passé était pour l’essentiel verticale et l’apanage de l’État,
des services de renseignement et des industries les plus prospères. Celle de
l’ère numérique s’est horizontalisée et démocratisée, plaçant les internautes
au contact direct d’un nombre toujours plus important de sources non filtrées
de manipulations. Selon un récent rapport du Center for countering digital
hate, par exemple, 69 % du contenu climatosceptique sur Facebook émane de dix
éditeurs de contenus marginaux, à commencer par Breitbart. Enfin, notre
exposition quotidienne aux écrans connectés nous a fait entrer à notre insu
dans l’ère de la propagande totale, à laquelle il devient difficile d’échapper.
Le 21 avril dernier, la Commission européenne a dévoilé son projet de règlement
européen sur l’intelligence artificielle, qui prévoit l’interdiction en 2024
des « systèmes ou applications d’intelligence artificielle qui manipulent le
comportement humain pour priver les utilisateurs de leur libre arbitre ». Les
géants du numérique ont riposté par la plus grande campagne de relations
publiques de leur histoire. La bataille qui s’engage à Bruxelles n’est rien de
moins que celle du droit à nous manipuler. Nul, par conséquent, ne peut ni ne
doit y rester indifférent.
Titre et Texte: David Colon,
Front Populaire, n° 8, Printemps 2022
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