Depuis le début de la guerre russo-ukrainienne, et pour la première fois depuis bien longtemps, l'Histoire a repris ses droits, affirme Régis de Castelnau. Pour lui, pas de doute : le règne sans partage de l'Occident sur le monde touche à sa fin
Nous
avions dit dans ces colonnes qu’il était possible que l’intervention
militaire du 24 février 2022 enclenche un processus pouvant mettre fin à la
domination multiséculaire de l’Occident sur le monde. Les événements qui se
déroulent depuis quatre mois semblent confirmer cette hypothèse, et en tout cas
c’est manifestement la voie que la Russie et les pays « du Sud » ont décidé
d’emprunter.
L’Histoire change par bonds, et c’est
irréversible
L’aspect militaire de la guerre en Ukraine, sans être secondaire, apparaît comme un élément parmi d’autres de cette soudaine accélération de l’Histoire. Nous assistons en parallèle de la conduite méthodique par la Russie de son « opération spéciale » à la recomposition géostratégique de la planète où l’Occident, isolé, affronte le reste du monde. Ce qui est impressionnant, c’est que l’enjeu de cet affrontement est très clair. Nous avons d’une part une puissance, les États-Unis, qui se considère exceptionnelle et destinée à conduire le monde en organisant sa globalisation comme forme moderne de sa domination. Son système économique est celui du néolibéralisme financier assis sur sa monnaie, son système politique celui de la démocratie représentative abâtardie en oligarchie voire ploutocratie aujourd’hui, son outil juridique le fameux « ordre international fondé sur les règles » qu’il est le seul à connaître et produit en fonction de ses besoins, et son moyen principal la violence militaire. En face, les pays qui représentent l’énorme majorité de la population mondiale, ne veulent plus de cette hégémonie, aspirent à une organisation multipolaire d’États-nations territoriaux, régulée par le droit international issu du dispositif juridique mis en place à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Et dont les économies rejettent le néolibéralisme au profit de schémas où l’État garde sa place.
Les deux systèmes sont incompatibles.
Arrêtons-nous quelques instants sur une anecdote qui renvoie à cette différence
fondamentale et à l’incompatibilité qui en découle. Deux événements se sont
télescopés au début de l’année 2021. Dans le tumulte qui a suivi le scrutin
présidentiel américain de novembre précédent, Donald Trump a mis en cause la
légitimité démocratique de l’élection en invoquant des fraudes. Son compte
Twitter rassemblant près de 90.000.000 « followers » a été, d’autorité,
supprimé par Jack Dorsey, le milliardaire propriétaire du réseau et partisan de
Joe Biden. Au même moment, Jack Ma, milliardaire chinois propriétaire du site
de vente en ligne Alibaba s’est livré publiquement à une critique virulente du
régime chinois. Il a été immédiatement «
exfiltré » du monde des affaires, et prié, s’il souhaitait conserver
une partie de son immense fortune, de bien vouloir se taire. Par conséquent, en
Amérique, ce sont les milliardaires qui ont le pouvoir de retirer la parole au
Président en exercice, en Chine, c’est le contraire…
Il est manifeste aujourd’hui que la
Russie, soutenue par la Chine, a décidé avec sa guerre en Ukraine d’initier le
processus destiné à mettre fin à l’hégémonie américaine sur le monde. Le
social-démocrate britannique Tony Blair, complice des crimes de guerre
américains en Irak et quintessence de ce que l’Occident produit de plus cynique
et corrompu, reconnaissait récemment : « Nous arrivons à la fin de la
domination politique et économique de l'Occident. Le monde va être au moins
bipolaire et peut-être multipolaire ». Eh oui…
Il est parfois possible d’importer des
concepts de sciences dures dans les sciences dites molles, en l’occurrence les
sciences humaines. Pour appréhender la révolution qui vient de commencer, et en
particulier cette accélération de l’Histoire, on peut s’inspirer du concept
introduit par Stephen Jay Gould dans la théorie de l’Évolution, celui « des
équilibres ponctués ». Par opposition à une vision gradualiste lente, le savant
américain considérait que l’Évolution progressait par bonds succédant à de
longues périodes de stabilité. C’est un peu la même chose en Histoire, comme le
démontre par exemple la Révolution française qui commença avec la première
réunion des États généraux le 5 mai 1789. Sept jours plus tard, les
institutions d’un royaume quasi millénaire étaient à terre et un bouleversement
fulgurant allait secouer toute l’Europe.
L’invasion du 24 février en Ukraine a
bien évidemment servi de catalyseur à la mise en mouvement d’éléments
préexistants qui, finalement, ne demandaient qu’à bouger. L’Occident domine le
monde depuis un demi-millénaire, il a conduit la deuxième mondialisation du XVe
siècle avec la conquête de la planète, la troisième avec la Révolution
industrielle et impériale du XIXe siècle, et la contemporaine comme la forme
moderne de sa domination. Comme le dit Tony Blair – et pas seulement lui – il
est possible et peut-être probable que cette phase se termine.
Juste un autre petit détour par les
sciences dures avec le deuxième principe de la thermodynamique qui établit
l'irréversibilité des phénomènes physiques. Il en est de même en Histoire, et
il n’y aura pas de retour à la situation antérieure au 24 février 2022.
Le problème est que cette accélération
et le principe d’irréversibilité sont contre-intuitifs, car pour les
appréhender, il faut accepter la fin du monde ancien, renoncer à ses
convictions rassurantes, et gérer l’anxiété de l’imprévisibilité de ce qui
vient. Parce qu’il faut être clair, quiconque prétend savoir quel sera l’état de
notre maison humaine dans trente ans est un charlatan. Y compris que parmi les
hypothèses qui ont actuellement court, celle de la destruction nucléaire n’est
pas la moins probable. Mais on sait en tout cas que l’on ne reviendra pas au 23
février 2022.
Examinons trois domaines où l’impact
de cette révolution et son étonnante rapidité se fait sentir. C’est tout
d’abord la brutale inversion des rapports de force mondiaux, quand l’Occident
bardé de son arrogance et de sa conviction d’incarner la « communauté internationale
», ne mesure pas que c’est lui-même qui est désormais isolé. Il y a ensuite la
« panique cognitive » qui a saisi les élites occidentales,
panique qui se manifeste par un refus furieux du réel. Et enfin les
conséquences sociales et politiques que ne vont pas manquer de provoquer les
décisions économiques délirantes mises en œuvre pour provoquer « l’effondrement
de l’économie russe », selon l’expression de Bruno Le Maire,
l’incapable puéril qui sert malheureusement de ministre de l’Économie à la
France.
Isolement de l’Occident
La réaction à l’invasion russe a été
immédiate surtout dans l’Union européenne qui, sous l’égide d’Ursula von der
Leyen s’attribuant des compétences qui n’étaient pas les siennes, a adopté un
train complet de sanctions de toutes natures. Première erreur, puisque aucune
modulation postérieure n’était possible qui n’apparaisse pas comme un recul, et
qu’à l’évidence cette réaction ne pouvait que rebuter, même les pays du Sud
favorables à l’Occident. La condamnation de l’invasion a été adoptée à l’ONU,
mais sur la base du droit international, précisément celui que les États-Unis
ne veulent plus appliquer au profit de leur conception de « l’ordre
international selon les règles ». Concernant les sanctions, la grande majorité
des pays a regardé ailleurs. Les dirigeants occidentaux ont pourtant multiplié
les déplacements pour les amener à obéir. Ils se sont fait claquer la porte au
nez plus ou moins poliment. Dernier exemple pathétique avec le désastre Biden
en Arabie Saoudite. On peut aussi citer la liste absolument ridicule des 40
pays (sur 195) qui se sont prononcés pour des « poursuites pénales
contre la Russie », où figurent triomphalement les principautés de
Monaco, Andorre et San Marin. On imagine la terreur de Vladimir Poutine.
Le problème, c’est que le refus massif
de la part de pays représentant près de 90 % de la population mondiale
d’appliquer les sanctions se combine avec des réticences et des comportements à
la carte de la part des pays occidentaux. Comme avec totale duplicité les
États-Unis qui les ont levées sur les engrais russes considérés comme
indispensable, où le pétrole dont les importations ont été massivement
augmentées…
Mais surtout, beaucoup de grands pays
ont parfaitement vu l’ouverture que fournissait l’initiative russe. Et s’y sont
engouffrés, comme l’a montré le parallèle – consternant pour les Occidentaux –
des réunions du G7 et des BRICS. L’organisation qui rassemble la Russie, la
Chine, l’Inde le Brésil et l’Afrique du Sud représente près de 3,5 milliards
d’habitants, contre 750 millions pour les pays du G7. Dont les dirigeants
ridicules (et pour certains en sursis) se sont comportés en bras de chemise
comme des galopins de cour d’école devant les caméras. Pendant que ceux des
BRICS manifestaient ostensiblement leur solidarité avec Vladimir Poutine. Avant
de recevoir les candidatures empressées de plusieurs autres grands pays. Les
médias du système français se sont par ailleurs bien gardés de faire écho à la
catastrophe politique du « Sommet des Amériques » organisé en
Californie par Biden. Sommet largement boycotté par l’Amérique latine et en
particulier par le Mexique, grand voisin des USA. Que dire également du G20
organisé en Indonésie où les Occidentaux se sont fait en général sévèrement
rembarrer, comme Anthony Blinken le secrétaire d’État américain par son
homologue chinois ou le pitoyable Josep Borrell qui représentait l’UE ? On
retiendra de ce dernier une extraordinaire réflexion : « Certains
diplomates du G20 sont plus préoccupés par les conséquences de la guerre pour
leur pays que par le fait de s'en prendre au coupable présumé. » Vous
vous rendez compte, ces gens pensent à leur intérêt national au lieu de
défendre le nôtre !
La liste de tous ces exemples qui
donnent une idée de la rapidité d’un monde qui change s’allonge tous les jours.
On citera celui-là pour terminer qui raconte en creux le processus de la chute
du dollar. D'ici novembre, les cinq plus grandes économies d'Asie du Sud-Est
(les Philippines, la Malaisie, l'Indonésie, Singapour et la Thaïlande)
signeront un accord sur l'intégration de leurs systèmes de paiement mobile.
Cela rendra les transferts transfrontaliers beaucoup plus efficaces, et ce sans
utiliser le dollar.
Panique cognitive
Plutôt que de psychiatriser Vladimir
Poutine et de s’inventer un monde qui n’existe pas, il vaudrait mieux écouter
ce qu’il dit et essayer de comprendre le basculement qui vient de s’opérer. Le
problème est que les élites au pouvoir dans le bloc occidental sont devenues
incapables d’appréhender le réel, et en sont réduites à tanguer sur un sol qui
se dérobe sous leurs pieds. Parler du caractère suicidaire de la stratégie de
l’UE vis-à-vis de la Russie est devenu un lieu commun banal. Nous sommes
complètement à sa merci, elle qui pourrait tout à fait couper nos
approvisionnements énergétiques au seuil de l’hiver. Provoquant instantanément
l’effondrement économique de l’Europe. Sans parler bien sûr de l’arme
alimentaire, et des autres matières premières indispensables. La seule chose
qui nous en protégerait serait justement la construction de ce nouvel ordre
international multipolaire dont la Russie est un des acteurs principaux. Ordre
qu’elle entend préserver en ménageant ses grands partenaires. Jusqu’à présent,
elle a respecté ses engagements internationaux, y compris vis-à-vis d’un
Occident qui lui a pourtant déclaré la guerre. Pas pour des raisons morales
évidemment, mais parce que c’est son intérêt. Et sûrement pas non plus par
bienveillance vis-à-vis de l’Occident dont elle se moque désormais et dont elle
sait que la rupture avec lui est irréversible.
Quant aux élites au pouvoir, il ne
s’agit pas seulement de ces très médiocres dirigeants de rencontre qui sont à
la tête des États, mais également de l’ensemble du dispositif institutionnel.
Et en particulier l’alliance frauduleuse entre l’oligarchie et le système
médiatique à base de journalistes dévoyés, d’experts stipendiés, et de gradés
incompétents. On ne reviendra pas sur l’ineptie des « narratifs »,
en particulier militaires, qui nous ont été servis depuis cinq mois, si ce
n’est pour préciser qu’il s’agit autant de propagande que d’auto-intoxication.
Dans ce domaine, la France a été particulièrement lamentable, les médias se
contentant de reproduire servilement et exclusivement les discours ukrainiens,
même les plus grotesques. Mais, ce qui est tout à fait étonnant c’est le
spectacle de cette presse-système que l’on sent de loin en loin fléchir et
commencer, face à l’évidence du réel, à nuancer sa présentation. Pour se
reprendre très rapidement et revenir au bout de quelques jours à un descriptif
dont la principale, sinon essentielle motivation n’est pas de dire la vérité,
ni même de poursuivre sa propagande, mais finalement de se rassurer.
Malheureusement, la défaite de l’Occident commence à prendre tournure, et pas
seulement sur le terrain militaire en Ukraine. C’est la raison pour laquelle le
terme de « panique cognitive », fruit d’un changement majeur
du monde qui leur est insupportable, semble s’imposer pour caractériser leur
attitude.
J’invite, sans qu’il faille y voir le
moindre point Godwin, à la lecture du journal de Joseph Goebbels et en
particulier la partie qui concerne la dernière année du IIIe Reich. Comme la
majorité du peuple allemand, alors qu’il est un professionnel de la propagande
et qu’il est aux premières loges pour accéder au réel, il refuse celui-ci de
manière pathétique et suicidaire. Jusqu’à la catastrophe finale.
Veillée d’arme
La France a connu un épisode politique
bizarre, avec une réélection d’Emmanuel Macron assez confortable, suivie d’une
handicapante défaite de la Macronie aux législatives qui a pour effet de la
ligoter. Ses marges de manœuvre sont très faibles, et la façon qu’a Emmanuel
Macron de gouverner, si tant est que l’on puisse qualifier ainsi sa méthode
consistant exclusivement à se mettre en scène, le conduit directement à
l’impuissance. Il y a bien sûr la situation économique, due notamment à la
crise du Covid, à la récession et à l’inflation, que l’effet boomerang des
stupides sanctions anti-russes va considérablement aggraver. Une partie des
versements Covid par la BCE est subordonnée à la mise en œuvre de la réforme
des retraites et à la finalisation de la privatisation/destruction des services
publics. La combinaison des crises économiques et politiques peut, de ce point
de vue, confronter Emmanuel Macron à une situation inextricable. Et cet été
caniculaire commence à ressembler à une veillée d’armes politique et sociale.
Face à ces perspectives dangereuses,
quand l’hypothèse d’un conflit nucléaire ne peut pas être écartée de façon
désinvolte, répétons encore une fois, que plutôt que de traiter Vladimir
Poutine de fou ou de prétendre qu’il développe une collection de cancers, il
aurait mieux valu l’écouter. Par exemple ce qu’il dit à propos des « élites »
occidentales :
« Ils auraient dû comprendre
qu’ils ont déjà perdu dès le début de notre opération militaire spéciale, car
son début signifie le début d’une rupture radicale de l’ordre mondial à
l’américaine. C’est le début de la transition de l’égocentrisme américain
libéral-mondialiste vers un monde véritablement multipolaire – un monde fondé
non pas sur des règles égoïstes inventées par quelqu’un pour lui-même, derrière
lesquelles il n’y a que le désir d’hégémonie – [……] Et nous, nous devons
comprendre que ce processus ne peut plus être arrêté ».
Bienvenue dans le Nouveau Monde.
Titre et Texte: Régis de Castelnau,
Front Populaire, 19-7-2022
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