Grâce à l’idéologie néolibérale qui règne partout en Occident, les grands groupes capitalistes et la finance n’ont jamais eu autant de pouvoir qu’aujourd’hui. Si l’on ne s’attaque pas à ce problème de fond, il est vain d’espérer que la démocratie survive, s’inquiète le président du mouvement République souveraine, qui plaide pour une troisième voie gaullienne.
Georges Kuzmanovic
Depuis quelques semaines, la
démocratie est sur toutes les lèvres. Dans les pages internationales des
journaux, la guerre en l’Ukraine a fait ressurgir la rhétorique de
l’affrontement entre monde libre et monde totalitaire, le bloc démocratique
occidental étant désormais en conflit ouvert avec le dictateur Poutine et ses
alliés autoritaires chinois et biélorusses. Sur le plan intérieur, en France,
l'élection présidentielle a ravivé ou tenté de raviver, comme tous les cinq
ans, la mystique du vote, acte démocratique par excellence.
Pourtant, jamais la démocratie
n'a semblé plus exsangue. À l'échelle du monde, le concept est écorné par les
guerres américaines qui ont semé la destruction aux quatre coins de la planète,
sous prétexte d'y apporter la liberté, et par des décennies de libre-échange
qui ont perpétué, en toute mauvaise foi, le rapport colonial aux pays du
tiers-monde. On en mesure la conséquence lorsqu'on voit le discrédit dont pâtit
désormais l'Occident sur le continent africain. La montée du vote populiste et
protestataire dans un nombre croissant de pays européens (Hongrie, Autriche,
Pologne), mais aussi aux États-Unis où Donald Trump est en train de doubler Joe
Biden dans les sondages, atteste, elle aussi, du fléchissement de la capacité
mobilisatrice de l'idée de démocratie. À l'échelle nationale également, la
flamme démocratique ne cesse de s'essouffler : après avoir battu des
records aux élections régionales et municipales, l'abstention est en hausse
même pour la présidentielle, reine des scrutins.
Fatigue démocratique
Le malaise est profond et n’échappe à personne. Les livres et les articles se multiplient sur la « fatigue démocratique » et les moyens de lutter contre elle1. En France, on dénonce habituellement le fonctionnement de la Ve République – trop présidentielle sinon monarchique, elle dévitaliserait la démocratie en décourageant la participation citoyenne – et la déconnexion des élites politiques, formées dans le moule de l’ENA, des « vraies gens ». Pour y remédier, on propose une kyrielle de mesures : réformer le fonctionnement des institutions, voire passer à une VIe République. Des forces politiques comme La France insoumise ou son récent avatar, la Nouvelle Union populaire, écologiste et sociale (NUPES), font de cette revendication leur marque de fabrique ; améliorer la représentativité des élus, par exemple en introduisant la proportionnelle aux élections législatives ; renforcer la participation des citoyens à la vie politique, par exemple au travers du référendum d’initiative citoyenne (RIC) ; revenir au septennat ; limiter l’exercice de l’autorité présidentielle à un mandat unique… Certains, comme moi, critiquent également le transfert de souveraineté vers les institutions supranationales, notamment l’Union européenne, qui prive le peuple des moyens de contrôler son destin et en déduisent qu’il faut réformer le fonctionnement communautaire ou quitter l’Union.
Certaines de ces propositions
sont salutaires, mais elles risquent de ne pas suffire à redonner vie au projet
démocratique. On le constate d’ailleurs : en dehors de quelques segments
militants, elles ne mobilisent guère. Toutes visent à guérir une démocratie qui
serait malade, à en corriger les imperfections. Mais y a-t-il encore un malade
à guérir, un objet à rafistoler ? Autrement dit, sommes-nous toujours en
démocratie ?
La démocratie, pouvoir du
peuple, suppose la possibilité pour le collectif citoyen de choisir son destin.
Cette possibilité, ce pouvoir, nos concitoyens ont aujourd’hui l’impression de
les avoir perdus – de là le « à quoi bon ? » qui préside à
l’abstention massive lors des élections. Qu’on leur parle des modes de scrutin
ou de la répartition des pouvoirs entre le législatif et l’exécutif, ils
sentent, sans toujours le formuler clairement, qu’il s’agit là de problèmes
secondaires, et que tous ces réarrangements institutionnels ne leur rendront
pas la main.
Chercher les clés sous le
lampadaire
L’ennui, avec toutes ces
propositions de rafistolage démocratique, c’est qu’elles ne concernent que le
système politique. Mais la crise est beaucoup plus grave qu’un simple
dysfonctionnement institutionnel. Lorsqu’on s’intéresse à la vie publique, on
perd souvent de vue que ce qu’il s’y passe est aujourd’hui fortement influencé,
sinon déterminé, par des acteurs qui n’appartiennent pas, formellement parlant,
à la sphère politique. Je veux parler des entreprises multinationales et des
institutions financières, qui sont largement autonomisées par rapport aux
États.
Dans le monde occidental, le
« désencastrement » de l’économie vis-à-vis de la politique2 est
aujourd’hui à son apogée. Ainsi, les garde-fous que le politique a su,
historiquement, imposer aux puissances économiques – par exemple, la
loi antitrust votée aux États-Unis à la fin du XIXe siècle – se
révèlent aujourd’hui au-delà des capacités des États. N’oublions pas que,
prises ensemble, les entreprises Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft
(les fameux GAFAM) dépassent désormais, en valorisation boursière cumulée, la
somme des PIB du Japon et de l’Allemagne. Cette puissance financière, qui
n’avait historiquement jamais été atteinte par un acteur privé, donne aux
multinationales une force de frappe incomparable avec les autres entités en
présence (partis politiques, syndicats, associations citoyennes, organisations
internationales) leur permettant de peser lourdement sur la prise de décision
politique, voire de s’arroger désormais des droits traditionnellement
considérés comme l’apanage régalien des États souverains. La fondation du
milliardaire Bill Gates, qui a investi trois fois plus de fonds dans la gestion
de la crise du Covid-19 que l’État français, pilote ainsi en grande partie les
politiques mondiales de santé. Google, de son côté, fournit aux enseignants de
nombreux pays des supports pédagogiques clés en main. L’entreprise Meta (qui
possède Facebook) a quant à elle récemment tenté de mettre en circulation sa
propre monnaie, le diem (anciennement libra3). Les entreprises du numérique ne
se contentent pas de concurrencer les États ; dans certains domaines,
elles les dépassent. Ainsi, alors que le premier amendement de la constitution
américaine consacre la libre expression des opinions quelles qu’elles soient,
les dirigeants de Twitter ont pu censurer sur leur plateforme un Président des
États-Unis en exercice, Donald Trump, au prétexte qu’il avait pris des
positions contrevenant aux « standards de la communauté ».
Le dépérissement organisé
de l’État
L’existence de ces mastodontes de plus en plus puissants, dotés de moyens jadis réservés aux pouvoirs publics et échappant complètement au contrôle populaire, représente un défi historique majeur pour les pays démocratiques. En effet, il s’agit là d’un transfert de souveraineté, c’est-à-dire de la capacité de décision, plus profond encore que celui qui fait abdiquer aux États une partie de leurs prérogatives au profit des institutions supranationales. Mais en réalité, ces deux niveaux d’aliénation sont liés car les institutions supranationales – issues des traités de libre-échange et des traités européens – sont précisément calibrées pour favoriser le pouvoir des grands acteurs économiques au détriment de celui des populations. Elles représentent le cadre qui permet d’opérer le transfert de souveraineté vers les acteurs privés.
Sous ce rapport, les pays
européens, dont la France, sont les plus mal lotis. En effet, les États-Unis
sont la nation souveraine la plus puissante de la planète, possédant le plus
important complexe militaro-industriel et émettant la monnaie hégémonique
mondiale. Cette combinaison a conduit historiquement à une intrication très
forte entre le pouvoir fédéral et les entreprises américaines. Il est certain
que la démocratie ne s’en est pas trouvée renforcée. Il suffit de penser à la
corruption légalisée que représente le financement officiel des partis
politiques et des candidats à la présidence par les fonds privés, mais au
moins, les pouvoirs publics ont-ils gardé une partie des leviers leur
permettant de contrôler peu ou prou les acteurs privés. Dans les pays émergents
tels que la Russie ou la Chine, l’État assume sans complexe un rôle autoritaire
lui conférant, là aussi, un degré relativement important de contrôle sur
l’économie. En revanche, les pays européens intégrés dans l’Union européenne
n’ont aucune latitude d’action. Profondément néolibérale dans sa conception,
l’Union représente le parfait vecteur soumettant les pays membres à la logique
du marché et aux intérêts des grands groupes, et les privant de toute capacité
d’y opposer des lois nationales, c’est-à-dire de faire vivre la démocratie4.
Nous assistons donc, tout particulièrement au sein de l’Union européenne, à un
dépérissement organisé de l’État.
Les supplétifs du capital
Fortes de leur poids
exceptionnel qui leur permet, en faisant planer la menace d’un désengagement
des capitaux ou de délocalisations, de faire plier les États récalcitrants –
souvenons-nous du tragique épisode de 1983 où, devant le chantage des marchés
financiers, François Mitterrand fut contraint d’abandonner sa politique de
nationalisations et d’opérer un tournant libéral – les grandes sociétés
financières et les multinationales orientent les politiques publiques dans un
sens qui leur est favorable, d’une manière parfaitement a-démocratique, sinon
antidémocratique. Ils hâtent les privatisations, s’opposent aux monopoles
publics et exigent des assouplissements du Code du travail et de la législation
sociale. Ainsi, en France, mais aussi dans les autres démocraties occidentales,
de plus en plus de droits acquis dans l’affrontement démocratique, à l’époque
de l’État-providence, sont petit à petit rognés, voire supprimés. Sensible dans
l’ensemble de la société, ce processus est particulièrement patent au sein même
de ces grandes entreprises qui représentent sur le plan interne de véritables
dictatures protégées de la contestation par la peur du chômage et une
législation de moins en moins soucieuse des salariés.
Dans leur effort de
concentration du pouvoir, les grands acteurs économiques sont aidés par une classe
politique qui apparaît de plus en plus comme une armée de supplétifs du
capital, tant son autonomie est réduite. Le rejet teinté de mépris que nos
concitoyens manifestent à l’égard des politiques – « tous pourris ! » – repose
malheureusement sur des réalités objectives : le peu de pouvoir propre dont
disposent aujourd’hui les élus, l’absence de réels moyens de régulation des
multinationales et surtout, le conflit d’intérêts endémique qui rend le
personnel politique perméable aux revendications des nouveaux maîtres du jeu.
Le pantouflage et les allers-retours incessants des mêmes personnages entre
l’engagement politique national, les responsabilités au sein de l’Union
européenne et les postes de dirigeants dans les grandes entreprises dessinent
un système où la sphère publique sert à renforcer la puissance de la sphère
privée.
« Réencastrer » l’économie
De ce système, Emmanuel Macron
est le parangon. Passé par le monde de la finance, appuyé par les intérêts
privés à un niveau sans précédent, il a appliqué une politique qui a fait
s’envoler les profits des patrons et des actionnaires du CAC 40. Si on mesurait
le succès d’un pays à l’aune de celui de ses milliardaires, on pourrait dire
que nous avons à l’heure actuelle le dirigeant le plus performant de notre
histoire. Cette « efficacité » vient de ce qu’il applique la politique conforme
aux intérêts de l’acteur le plus puissant en présence, le capital transnational
– et contraire à ceux du peuple français – politique qui se présente, plus que
jamais, comme la seule possible. « Il n'y a pas d’alternative », disait
Margaret Thatcher : voici résumée l’entreprise de destruction de la démocratie
que nous vivons.
Pour renverser la tendance, le
chemin est ardu. En effet, vu le rôle de vecteur du pouvoir des acteurs privés
que joue la construction européenne, il faut, pour commencer, s’affranchir de
la tutelle de cette entité supranationale à laquelle notre pays est subordonné.
Une fois qu’on retrouve la possibilité d’imposer, dans notre pays, des lois
nationales, procédant de la volonté des citoyens, il faut en user pour redonner
à l'activité économique un cadre collectif qui la « réencastre » dans la
société et lui interdise de s'émanciper totalement de la poursuite de l'intérêt
général.
Pour ce faire, entre les multiples
folies dont le XXe siècle a été riche, un chemin apparaît possible ; une
solution qui, depuis longtemps, cherche à se frayer un chemin entre le modèle
des économies administrées d’État et celui du capitalisme sauvage. Parmi les
réflexions et expériences qui ont visé à concilier les mérites de l'économie de
marché et la nécessité de lui conserver une dimension démocratique, les plus
abouties sont sans doute l'autogestion yougoslave, qui se proposait de tempérer
le système socialiste, et l’idée de « participation » chère au général de
Gaulle, qui ambitionnait de civiliser le système capitaliste.
L’expérience de l’autogestion
en Yougoslavie représente un essai concret, sur quarante ans, entre 1950 et
1990, d’une troisième voie entre communisme et capitalisme. Rejetant
l’hypercentralisme étatique propre au système soviétique, où les moyens de
production appartenaient intégralement à l’État, l’autogestion consiste à
confier la propriété et la direction des entreprises aux travailleurs
eux-mêmes, organisés en conseils ouvriers, dans une forme de propriété
partagée. Antithèse de la planification de type soviétique, hyperdétaillée et
centralisée, l’autogestion conduit à une forme de décentralisation. On peut à
son propos parler d’un succès économique puisque, entre les années 1950 et les
années 1970, le taux de croissance yougoslave dépasse tant celui de l’URSS que
ceux des pays capitalistes de l’Europe de l’Ouest.
Pour une réforme «
pancapitaliste »
De l’autre côté du spectre
politique, la « participation » promue par de Gaulle semble le mieux
correspondre à l’esprit français, mais la proximité entre ce concept et
l’autogestion à la yougoslave est frappante. Rejetant le salariat en tant que
forme dominante de la relation de travail, de Gaulle se méfiait tout autant de
la solution communiste reposant sur l’abolition de la propriété privée des
moyens de production. Comme les non-alignés, il cherchait à dépasser les
insuffisances et les écueils du capitalisme et du communisme dans le cadre
d’une troisième voie émancipatrice. Alors que les deux grandes doctrines qui
animaient les camps adverses de la guerre froide prenaient clairement parti,
l’une pour le capital, l’autre pour le travail, l’idée de participation
consiste à réconcilier les deux grâce au partage tant de la propriété des
entreprises que des responsabilités liées à leur direction. Plutôt que
d’arracher la propriété au capital pour la confier aux travailleurs, il s’agit
de l’élargir à l’ensemble des acteurs de l’entreprise, d’où le terme «
pancapitalisme » attaché à ce projet5. De Gaulle, qui s’intéresse au concept de
participation très tôt, dès son séjour à Londres, ne cessera de promouvoir
cette idée, qu’il croyait capable de régénérer le pays et les institutions
françaises. Il envisage d’en faire le thème central du référendum de 1969, qui
devait affirmer le soutien des Français à sa politique, avant d’en être
dissuadé par les juristes. Le référendum, centré sur la régionalisation (le
volet institutionnel de la participation) est perdu, de Gaulle se retire du
pouvoir et l’idée de participation quitte le champ des possibles. Mais elle
est, à l’égal de l’autogestion yougoslave, à ranger parmi les projets
politiques tendant à créer une société où les travailleurs maîtrisent leur
outil de travail et contrôlent le fruit de leurs efforts.
C’est du côté de ces
théorisations qu’il faut chercher les remèdes permettant de redonner vie à la
démocratie, en France et ailleurs. Si la démocratie peut revivre, c’est
uniquement à travers la réappropriation, par les citoyens du pays, de la
souveraineté nationale et populaire, par l’émancipation de la sphère politique
de la tutelle des puissances économiques et par l’extension du principe de
gestion démocratique aux entreprises qui, avant d’être des lieux de profit pour
quelques-uns, sont un lieu de travail pour la majorité. Autrement dit, la
démocratie ne peut revivre qu’en s’étendant.
Si on n’y parvient pas, si on
abandonne l’espoir de récupérer et d’étendre les moyens d’agir, la démocratie
telle qu’on l’a connue, et qu’on reconnaît de moins en moins, ne sera plus.
Elle sera remplacée par une forme politique nouvelle, non pas un fascisme (ne galvaudons
pas ce mot), mais un régime hybride fondé sur la domination des grands acteurs
privés transnationaux, entités néoféodales sans attache territoriale, qui
réduira les États à un rôle de subordonnés gestionnaires. Dans ce monde,
l’oligarchie cessera d’être une approximation pour devenir une définition
exacte, et la démocratie ira rejoindre le cimetière des régimes politiques
disparus.
Notes :
1 - Voir par exemple, sur le
déclin de l’idée démocratique à l’échelle mondiale, The Retreat of Western Liberalism
(éd. Grove Press, New York, 2018) du très consensuel Edward Luce.
2 - Polanyi Karl, La Grande
Transformation (éd. Gallimard, 1983).
3 - Guion Anne, «
L’État-nation, un modèle de plus en plus contesté », Le Monde hors-série,
L’Histoire de l’Occident. Chocs et métamorphoses, 2021, p. 152-153.
4 - Pour une présentation
synthétique de cette question, voir David Cayla et Coralie Delaume, 10
questions + 1 sur l’Union européenne (éd. Michalon, 2019).
5 - Loichot Marcel, La Réforme
pancapitaliste, éd. Robert Laffont, 1966.
Titre et Texte: Georges Kuzmanovic,
Front Populaire, nº 9, été 2022
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