Réélu avec un score confortable en avril dernier, Emmanuel Macron n’est en réalité soutenu que par une minorité de Français. Barbara Lefebvre analyse cette situation intenable, qui ne peut selon elle que conduire à un réveil politique du peuple.
Malgré un quinquennat de crises en tous genres (affaires politico-judiciaires étouffées, mouvement des Gilets jaunes, manifestations contre la réforme des retraites, crise sanitaire, guerre russo-ukrainienne) qui a épuisé les forces de la nation, a monté les Français les uns contre les autres et a exacerbé des peurs construites par la machine communicante macroniste, le fait qu’un peuple-électeur adresse plus de 60% des suffrages vers des candidats antisystème (de gauche et de droite) interroge. Peut-on vraiment parler de citoyens dépolitisés ? N’ont-ils pas exprimé au contraire une aspiration au changement qui est le signe d’une grande vitalité démocratique, d'une espérance politique de changement radical ? C’est d’ailleurs ce que semblent avoir compris Marine Le Pen (qui parlait au soir du 24 avril dernier « d’éclatante victoire ») et Jean-Luc Mélenchon (qui pense se hisser jusqu’à Matignon grâce aux législatives). L’une et l’autre sont en réalité les vainqueurs de cette élection présidentielle. Même si les postures antifascistes de La France insoumise interdisent encore pour l’instant que leurs électeurs respectifs, aux intérêts de classe pourtant communs, fassent bloc au second tour (nos compatriotes des outre-mer faisant tout de même exception à ce phénomène).
« Il n’y a pas
d’alternative », a-t-on entendu maintes fois au cours d’un quinquennat qui
aura revitalisé comme jamais le funeste slogan thatchérien, et qui pendant
l’entre-deux-tours, aura prévalu sous la forme « pas d’alternative démocratique
à Macron ». Tandis que Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon ont fait, à eux
seuls, 45% des voix au premier tour, le parti unique des Raisonnables aura
répété durant toute cette pseudo-campagne qu’il n’y avait pas d'autre voie
possible que l'économie financiarisée, le mondialisme, le libre-échange, le
moins-disant social, la flexibilité pour toujours plus d’emplois précaires, le
consumérisme, la fast-fashion et les fast-foods. Au second tour, le RN a de
nouveau été transformé en ennemi de la République. À l’instar de Vladimir
Poutine qui voit des nazis partout en Ukraine, Emmanuel Macron et ses aides de
camp écolo, socialistes, républicains, insoumis, communistes, ont vu des nazis
dans les isoloirs où on osait voter Marine Le Pen… Mais que Mélenchon et ses
troupes ne s’y trompent pas : s’ils avaient été en tête à l'issue du
premier tour, ils seraient devenus dans la minute les forces extrémistes à
abattre au nom des « valeurs de la République », ils auraient été
« la lèpre populiste », comme les qualifiait Emmanuel Macron dès
2017, ils auraient subi le rouleau compresseur de la diabolisation médiatique.
Soumission et protection
Voilà donc comment, à coups de
leçons de maintien, les élites essaient de dépolitiser les couches populaires.
Pas besoin en revanche de se donner cette peine avec les étudiants, qui
semblent spontanément obsédés par les questions sociétales et les minorités,
aux dépens des enjeux politiques rassembleurs, c’est-à-dire ceux qui concernent
l’ensemble des catégories sociales. Même l’enjeu climatique, qui devrait
traverser et unir l’ensemble des Français, se voit accaparé dans son expression
politique militante par des fils et filles de bourgeois urbains diplômés qui
l’utilisent pour bâtir leur domination morale sur ces ploucs qui « fument
des clopes, roulent au diesel, bouffent de la viande » et votent Le Pen.
Pour dépolitiser une question sociale, économique ou culturelle, le
progressisme néolibéral de l'extrême centre cherche sans cesse à neutraliser la
tension entre les classes sociales en segmentant le plus possible le peuple en
clientèles corporatistes ou communautaristes. Il va également s’ingénier à
individualiser les enjeux politiques pour faire obstacle à toute coagulation
collective qui structurerait une contestation idéologique puissante. Enfin, il
crée les conditions de peurs collectives, d’anxiété systémique, pour infuser
dans la société l’idée que la seule attente qui vaille à l’égard des dirigeants
est la protection. Comme jadis le paysan ou le vassal vis-à-vis de son seigneur,
le citoyen demande protection à son monarque-président, qui la lui concède en
échange de corvées, de taxes, d’obligations diverses et surtout de sa
soumission à l’ordre établi.
La quasi-disparition des
contrepouvoirs dans la République hyperpersonnifiée du quinquennat macronien
est une grave menace pour la démocratie. Il n’y a plus rien à attendre des
forces syndicales à l’échelle nationale, rien non plus du côté de la gauche et
la droite dites « de gouvernement » qui ont abandonné le peuple il y
a trente ans. Dès 2004, le journaliste Éric Conan a décrit dans La Gauche sans
le peuple (éd. Fayard) la sécession des élites de gauche et analysé
l’inévitable transfert des classes populaires vers le vote Le Pen. Dans Marianne,
le séguiniste Arnaud Teyssier a analysé récemment de façon tout aussi limpide
la déroute de la droite classique : « La droite a totalement perdu le
peuple, en tout cas une partie de la société qui ne se résumait pas à la
bourgeoisie urbaine, alors que le grand projet du gaullisme a toujours été de
rassembler bien au-delà de ces frontières (…). Pendant toutes les années 1990,
Philippe Séguin a tonné, littéralement, contre cette conversion erratique et
suicidaire, soutenant qu’il fallait arrêter de dégaulliser la droite et le RPR,
préserver la dimension sociale, rassembleuse et patriote du gaullisme, sans
bien entendu renoncer aux réformes de structure qui ont toujours été au cœur de
la Ve République. Sinon, il n'y aurait plus de rassemblement, mais seulement
une droite classique qui tendrait inéluctablement à se confondre avec le
centre. C’est très exactement ce qui s’est produit avec la création de l’UMP,
puis de LR, qui ont fini par se fondre dans un ensemble informe, au centre de
la politique française. » Qui peut s’étonner dès lors de voir le PS et LR
aspirés par la centrifugeuse macronienne ? Et Teyssier de poursuivre,
toujours dans Marianne : « La prédiction de Séguin s’est accomplie,
lui qui annonçait dès 1991 (vous apprécierez la précision jusque dans les
chiffres) : “Un jour, le front républicain mettra Le Pen à 40 %.” En
expliquant que les partis, en ne proposant qu’une seule et même politique
économique, sociale, européenne, et en rejetant leur propre électorat en
déperdition au nom d'arguments moraux ronflants et sonores, allaient perdre le
peuple et la droite authentiquement de tradition gaullienne. » La messe
est dite.
Agiter la peur
Emmanuel Macron n’est pas un
accident de l’Histoire, il est le résultat logique de la recomposition d’une
société de castes, du rétablissement d’une nouvelle société d’ordres (le clergé
en moins, sauf à considérer que les vigies de la morale bien-pensante sont nos
nouveaux curés et déroulent leurs homélies sous forme de tweets ou de
chroniques télé-radio sans contradicteurs). Le macronisme révèle au grand jour
le projet giscardien, mitterrandien puis chiraquien d’abandon de la
souveraineté nationale au profit de la souveraineté européenne et de l’économie
financiarisée. Jusqu’en 2007, l’alternance droite-gauche se faisait au rythme
des cohabitations : Mitterrand-Chirac (1986-1988), Mitterrand-Balladur
(1993-1995), Chirac-Jospin (1997-2002) ; l’inefficacité de la dyarchie au
sommet de l’État n'a pas consolidé la confiance des Français dans la puissance
publique, mais au moins le septennat de la Ve République, avec sa
potentielle cohabitation à mi-mandat, garantissait-il une apparence minimale de
représentativité. Quant au second mandat sans ambition de Jacques Chirac
(2002-2007), il restera dans l'Histoire avec la pire trahison démocratique qui
soit : le non-respect de la voix du peuple souverain lors de la
consultation sur la Constitution européenne au référendum de 2005. Avec
l'instauration du quinquennat en 2002 et l'alignement du scrutin législatif
immédiatement après l'élection présidentielle donnant au monarque républicain
une majorité durant tout son mandat, le dernier souffle d’une respiration
démocratique – aussi insatisfaisante fut-elle – a disparu.
C'est donc entre 2007 et 2017
que les Français ont véritablement pu juger la droite et la gauche, seules au
pouvoir ; d'abord avec Nicolas Sarkozy puis avec François Hollande. Et
c'est ainsi que l'on comprend l'enracinement et l'aggravation de la défiance
des Français : après l’outrage fait au « non » du référendum de
2005, les mandats UMPS furent équitablement marqués par des polémiques futiles,
des affaires politico-judiciaires, un fiasco économique commun sur fond de
désindustrialisation, un européisme béat sous la botte allemande, une
immigration de masse sans politique d'intégration, une course fatale à la
métropolisation et à la tertiarisation, une peopolisation indigne de la vie
politique, une gouvernance clientéliste, un chômage endémique sur fond
d’ubérisation et de précarité de l’emploi et, pour finir, le terrorisme
djihadiste, conséquence de l’incubation islamiste en France au cours des
dernières décennies. Dans ce contexte, l'élection du progressisme jeune et
fringant incarné par Emmanuel Macron en 2017 n'a finalement rien d’un hasard.
Bénéficiant d’une double-fenêtre d'opportunité politique en février 2017
(l'impossibilité pour François Hollande de se représenter d'une part, les
affaires judiciaires de François Fillon d'autre part), inconnu de l'immense
majorité des Français bien qu'il ait été secrétaire général adjoint de l'Élysée
puis ministre de l'Économie, Macron s'est présenté comme l'homme de la rupture
avec le système, de la disruption, de la « Révolution » (pour
reprendre le titre de son unique ouvrage). Il déclarait ainsi en 2016 dans le
journal Sud-Ouest : « Je ne fais pas partie de cette caste politique
et je m'en félicite ; nos concitoyens sont las de cette caste. » En
2022, après avoir vu Emmanuel Macron et ses camarades progressistes à l'œuvre,
beaucoup de désillusionnés rient jaune… En se trouvant par deux fois face à
Marine Le Pen, il aura eu la tâche facile pour se faire élire puisqu'il pouvait
compter sur la totalité du système politico-médiatique pour lancer l’opération
Castor : « Faites barrage ». Pas besoin de programme, pas besoin
de campagne pour convaincre, il a suffi d'agiter les peurs et son comparse
« moi ou le chaos », de convoquer « les heures sombres de notre
Histoire ». Certes, au fil des années, la rengaine est usée et les castors
moins nombreux. L’abstention + le vote blanc + le vote nul atteignent 36%.
Toutefois, l'organisation du scrutin permet au chef de l’État d'être réélu
triomphalement avec 38,5% du corps électoral (58,6% des votes exprimés). Entre
2017 et 2022, il a perdu 2 millions de voix avec 18,7 millions
d'électeurs (sur 35 millions de votants), quand Marine Le Pen en gagne
2,7 millions avec 13,3 millions d’électeurs. La dynamique n’est
plus chez Macron. Depuis 2017, les Français ont compris qu’il était la synthèse
de Chirac, Sarkozy et Hollande, l’incarnation décomplexée du néolibéralisme
mondialisé.
Emmanuel Macron ne changera
pas. Pas davantage que les couches populaires qui l’exècrent et n’en
« démordront pas », comme l’a clairement analysé Christophe
Guilluy : « Le point commun de ces contestations est toujours le même,
aux accents gilet-jaunesques : la France qui gagne moins de
2 000 € par mois ne veut plus du modèle économique néolibéral. Les
tentatives de remèdes proposées par le gouvernement ont donné l’impression que
les révoltes avaient disparu. Mais nous assistons toujours à la révolte des
premiers de cordée qu’on a encensés pendant la crise sanitaire, et des Gilets
jaunes. Car rien n’a disparu depuis, précisément, les Gilets jaunes. Le
diagnostic des gens ordinaires est solide, bétonné, et ils n’en démordront
pas(1). »
Le consentement du peuple souverain
à être gouverné par ceux qui sont désignés démocratiquement est de plus en plus
fragile, et les pouvoirs publics ont conscience que le non-consentement peut
s’exprimer désormais dans des termes puissamment contestataires, voire
insurrectionnels. En ce sens, la séquence des Gilets jaunes n’aura été qu’un
amuse-bouche.
Convergence et
structuration
L'action politique citoyenne
ne se réduit pas à la participation électorale telle qu'elle est codifiée par
les élites politico-médiatiques, moins encore par les « grands
débats » organisés sur ordre de l'exécutif pour créer un outil de
communication au seul bénéfice d’un interminable monologue présidentiel. Hormis
les modalités traditionnelles de l’expression politique du peuple souverain (le
militantisme partisan et le vote, tous deux en recul), il existe de nouvelles
formes d’expression en cours de structuration. Les mouvements citoyens n’auront
de portée qu’au prix d’une convergence élargie et une structuration partisane
par la base, ce qui pose la difficile question de la désignation du leader. Le
rôle de ces mouvements consistera principalement à organiser le
non-consentement populaire, en particulier vis-à-vis de l’impôt qui est au
fondement du système dirigeant. Sans le pouvoir de lever l’impôt, l’État n’est
presque plus rien. Ces mouvements peuvent désormais se libérer des canaux
médiatiques traditionnels en s’appuyant sur les nouveaux outils numériques qui
permettent de militer et agir sur le terrain différemment. Bien entendu, ces
mouvements citoyens éparpillés et relativement isolés semblent aujourd’hui
désuets face au régime du parti de l’ordre. Ce dernier n’est pas solide mais
pachydermique, et c’est là une nuance importante : sa lourdeur
impressionne, certes, mais un essaim d’abeilles en colère peut produire un
bourdonnement de nature à faire fuir un troupeau d’éléphants. Tandis que
certains s’imaginent gouverner paisiblement un peuple français apathique,
fataliste, ne peut-on au contraire imaginer, au regard des mouvements surgis de
la « France périphérique » et des derniers scrutins, qu’est en train
de se lever une force populaire attachée à la promesse d’équité républicaine,
corrigeant les injustices sociales, qui créerait la possibilité d’une nouvelle
abolition des privilèges ?
La dépolitisation espérée par
les élites pour gouverner des citoyens aussi anomiques que possible a eu pour
préalable la destruction minutieuse du système scolaire républicain, en
séparant physiquement par la carte scolaire, et intellectuellement par
l'instauration d'une exigence à géométrie variable vis-à-vis de l'acquisition
des savoirs selon les origines sociales et culturelles. La destruction de
l'Éducation nationale est allée de pair avec celle du métier d'enseignant, tant
dans la qualité de sa formation que dans sa reconnaissance sociale. Cette
destruction était indispensable à l'établissement de la domination du bloc
élitaire, qui croit avoir triomphé puisque le dernier espace social républicain
où des individus d'origines et de classes différentes pouvaient se côtoyer, se
politiser ensemble pour former le corps civique, a disparu. C’est le fondement
même de la promesse républicaine qui a été détruit et qu’Emmanuel Macron se
promet d’achever par sa politique de « libération des énergies »
(plus de contractuels, moins d’enseignants formés) et de gestion managériale
des établissements scolaires !
Une révolution sur le modèle
de 1848, fondée sur l’union des oppositions (qui se garderaient de laisser le
loup la torpiller de l’intérieur pour instaurer sa future dictature plébiscitaire)
au parti de l'ordre du roi citoyen Louis-Philippe Macron, serait susceptible de
rétablir les fondements de la démocratie et de la République libre et
souveraine. Nous sommes, en effet, dans une situation historique et politique
proche du crépuscule de la monarchie de Juillet : un vaste groupe social
(classes populaires, employés, salariés ubérisés) dans l'insécurité budgétaire
et en situation de paupérisation, une petite bourgeoisie déclassée et exclue
d'un système politique accaparé par les élites libérales bourgeoises des
métropoles, une part significative de la jeunesse diplômée qui rejette le
modèle consumériste et productiviste accélérateur du désastre environnemental.
L’usure des structures sociales et politiques établies depuis bientôt quarante
ans en France explique la profondeur de la défiance française, et ne peut que
conduire à une explosion contestataire, dans la mesure où le pouvoir en place
n’a que l’autoritarisme et la restriction des libertés publiques à proposer,
comme on l’a vu avec les Gilets jaunes puis la gestion de la politique
vaccinale. La défiance n’est donc pas tant porteuse de dépolitisation que d’une
rage politique qui n’a pas encore trouvé son vecteur d’expression. Nos élites
dirigeantes dansent sur un volcan, mais une fois encore, elles sont trop
grisées par leur petite victoire pour apercevoir la grande défaite qui va les
balayer…
Titre et Texte: Barbara
Lefebvre, Front Populaire, nº 9, été 2022
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