L'aveuglement des élites juives américaines progressistes face à Israël
Charles Rojzman
De gauche à droite, Lincoln Restler, le rabbin Moshe Indig et Zohran Mamdani pendant la campagne municipale à New York, 2 novembre 2025. RS.
Le fait qu’en 2025, près de 30% des Juifs new-yorkais aient voté pour un candidat musulman ouvertement antisioniste n’est pas seulement un événement électoral : c’est un symptôme historique. Il marque la dislocation d’un lien de conscience qui unissait depuis plus de soixante-dix ans la diaspora juive américaine à Israël, et au-delà, la rupture entre la mémoire du tragique et la morale contemporaine.
Car ce geste politique n’est
pas un accident. Il est l’expression d’un déplacement profond : la substitution
du devoir de lucidité par l’exigence de pureté morale. Là où la fidélité à
Israël incarnait jadis la conscience d’un peuple ayant tiré les leçons du mal
absolu, s’impose aujourd’hui une nouvelle religion sécularisée — celle de la
compassion abstraite, de la repentance universelle, et du refus du tragique.
Dans l’Amérique progressiste,
le Juif éclairé se veut désormais plus moral que fidèle, plus universel que
particulier. Il craint d’être confondu avec la force qu’il condamne ; il se
veut au-dessus des nations et des conflits, comme si la mémoire du mal pouvait
justifier la fuite devant le réel. Mais cette fuite n’est pas la paix de
l’esprit : elle est une abdication du sens.
Car Israël n’est pas seulement un État : il est le symbole d’un monde où l’histoire n’a pas abdiqué. Sa simple existence rappelle que la survie suppose le courage, la frontière, la force, et la responsabilité. Et c’est précisément cela que rejettent ces électeurs new-yorkais — non pas Israël en tant que tel, mais ce que son existence continue d’affirmer contre l’air du temps : que la liberté est tragique, que la paix se conquiert, et que l’identité ne se négocie pas.
Leur choix révèle une fracture
bien plus vaste : celle d’une civilisation qui, croyant se purifier par la
morale, s’aveugle sur les conditions de sa survie. C’est cette cécité des «
demi-sachants », selon le mot de Jacques Ellul, que ce texte explore : celle
des élites juives progressistes, cultivées mais désorientées, moralisatrices
mais sans mémoire, qui confondent l’universalisme avec le déni du réel.
Le paradoxe des consciences
indignées
Comment comprendre qu’une part
significative — près de 40 % selon certains sondages — des Juifs américains se
disent « choqués » par ce qu’ils appellent les « crimes de guerre » de l’armée
israélienne à Gaza, et que certains osent même employer le mot de « génocide »
? Comment expliquer que, dans ce peuple dont la mémoire est saturée du mot
Shoah, on en vienne à l’utiliser contre l’État d’Israël lui-même?
Ce paradoxe n’est pas
accidentel. Il révèle une faille de civilisation : celle d’un Occident arrivé à
ce point d’épuisement où la morale a remplacé la pensée, où la compassion tient
lieu de jugement, et où la mémoire des crimes passés empêche de comprendre les
périls présents. Ces Juifs américains, héritiers d’un monde saturé de bonne
conscience, sont les enfants d’une culture qui croit penser mais ne sait plus
voir.
Le règne des demi-sachants
Jacques Ellul appelait demi-sachants ces
êtres qui croient savoir parce qu’ils ont lu, entendu, débattu, mais dont la
connaissance ne déborde pas les frontières mentales que leur époque a tracées
pour eux. Ils parlent avec assurance, mais leur intelligence s’est laissée
confisquer par l’air du temps.
La majorité des élites juives
américaines appartient à cette catégorie : cultivées, informées, mais
prisonnières d’un paradigme moral où le monde n’existe plus que sous la forme
du bien et du mal, du dominant et du dominé. Leur rapport à Israël s’inscrit
dans ce schéma : elles voient en lui la puissance arrogante, et en l’autre, la
victime rédemptrice. Ce qu’elles jugent, en réalité, ce n’est pas Israël, mais
leur propre impuissance à penser hors des catégories de la morale progressiste.
L’universalisme devenu
idéologie
L’universalisme, jadis
grandeur de l’Occident, s’est retourné contre lui. Né du christianisme et des
Lumières, il portait en lui la promesse d’une humanité réconciliée dans la
raison et la liberté. Mais détaché de ses racines historiques, il s’est transformé
en idéologie : une religion séculière qui prétend abolir la tragédie.
Dans cet universalisme dévoyé,
Israël fait figure de scandale. Car il rappelle que la survie d’un peuple
suppose la force, la frontière, le conflit, et que la liberté n’est pas un état
de grâce mais une conquête. Ce rappel du tragique choque des consciences
dressées à croire que la paix est le nom de la morale.
En ce sens, Israël n’est pas
seulement jugé : il est excommunié.
Le manichéisme progressiste
Le monde contemporain se pense
à travers la figure du « dominé ». C’est là le fruit d’une longue
déchristianisation : l’Occident n’a pas cessé d’être chrétien, il a seulement
remplacé Dieu par la Victime. La compassion s’est faite dogme, et la morale, instrument
de domination symbolique.
Ainsi, tout conflit est réduit
à une opposition simple : le fort a tort, le faible a raison. Dans cette
logique, l’État juif ne peut qu’incarner le mal. Sa puissance militaire, son
attachement à la souveraineté, sa fidélité à l’idée de peuple heurtent une
culture occidentale qui ne supporte plus ni la hiérarchie, ni la frontière, ni
la virilité.
Mais cette culture morale et
abstraite, tournée contre la réalité, n’a pas seulement faussé le regard sur
Israël : elle a désarmé tout un continent face au danger d’une islamisation
rampante, longtemps sous-estimée. En refusant de nommer la violence issue d’un
islam politique conquérant, en niant la logique d’emprise qui traverse certains
courants religieux, l’Occident s’est condamné à l’aveuglement. Et les élites
juives progressistes, par peur d’être confondues avec leurs adversaires
idéologiques, se sont souvent faites complices de ce déni. Elles ont préféré
accuser Israël plutôt que de reconnaître que la haine qui s’y déchaîne est la
même qui grandit sur leurs propres terres.
Ce manichéisme satisfait les
âmes fatiguées : il leur offre la paix du jugement moral. Il dispense de la
complexité, il abolit la responsabilité. Il permet de condamner sans
comprendre, d’aimer sans agir, de croire sans penser.
Le divorce entre le peuple
et les élites
Mais ce discours n’a pas
conquis tout le monde. Il s’est imposé dans les universités, les rédactions,
les institutions culturelles, mais il n’a pas pénétré jusqu’au fond des
peuples. Ceux-ci continuent, confusément, à sentir ce que leurs élites refusent
de penser : que la civilisation n’est pas immortelle, que la paix n’est pas
naturelle, que la violence, si elle n’est pas contenue, finit toujours par
revenir. Ce peuple, qu’on dit « populiste », sait d’instinct ce que les
demi-sachants ont oublié : que le monde n’est pas un espace moral, mais un
champ de forces. Que la survie n’est pas un scandale, mais un devoir. Que la
peur n’est pas un crime, mais une émotion civilisatrice.
Culpabilité post-Shoah et
effacement identitaire
Chez les Juifs américains,
cette fracture se double d’une blessure particulière : la culpabilité
post-Shoah. L’horreur de l’extermination a laissé une empreinte telle qu’elle a
engendré une méfiance métaphysique envers toute forme de puissance juive. Israël,
en assumant sa souveraineté, rompt ce pacte implicite avec la faiblesse. Il
scandalise les héritiers de la victime parce qu’il lui substitue le sujet.
Là où l’Europe juive avait
appris à se taire pour survivre, Israël a appris à frapper pour vivre. Et cette
mutation anthropologique est insupportable à ceux qui ont fait de la souffrance
une identité. La culpabilité post-Shoah, au lieu d’engendrer la vigilance, a
engendré la fuite devant la réalité. On confond aujourd’hui fidélité à la
mémoire et refus du présent. Ce n’est pas l’État d’Israël que ces Juifs
rejettent, mais la métamorphose du Juif qu’il incarne : de témoin à acteur, de
victime à combattant.
Israël, miroir du monde
déchiré
Israël est devenu, pour
l’Occident, un miroir. Ce petit pays, constamment sommé de justifier son
existence, reflète l’état d’une civilisation qui ne sait plus pourquoi elle
existe. Sa guerre permanente est l’image renversée de notre paix épuisée. Sa
détermination à vivre, malgré la haine, révèle notre résignation à mourir, par
lassitude.
Israël rappelle à l’Occident
ce qu’il fut : une civilisation du risque, de la volonté, de la continuité. Et
c’est précisément ce rappel que l’Occident ne supporte plus. Il veut croire que
l’histoire est finie, que la morale a remplacé le tragique, que la parole
suffit à conjurer la guerre. Israël dément cette illusion. Son existence même
prouve que la violence n’a pas disparu, qu’elle demeure au cœur du monde, et
qu’elle exige d’être comprise, non niée.
C’est pourquoi l’hostilité
envers Israël déborde largement le champ politique. Elle est d’ordre
métaphysique : Israël incarne, à sa manière, la survivance de l’histoire dans
un monde qui voulait en finir avec elle.
L’Occident regarde Israël
comme on regarde un miroir où se reflète ce que l’on ne veut plus voir de soi :
la nécessité du courage, la brutalité du réel, la persistance du mal. Sa
condamnation d’Israël est une tentative de se purifier de sa propre impuissance.
La leçon d’Israël
Ce que nous enseigne Israël, à
travers la haine qu’il suscite, c’est qu’aucune société ne se maintient sans
conscience de son tragique. La paix n’est pas un état naturel, mais un effort
constant. La morale n’est pas un substitut à la politique, et la compassion ne
saurait tenir lieu de clairvoyance.
Il y a, dans le rapport de
l’Occident à Israël, quelque chose d’un drame de la modernité : la fuite devant
le réel, la peur de la puissance, la honte d’exister. Israël, par sa simple
présence, contredit cette honte. Il dit : nous voulons vivre. Et ce vouloir-vivre,
au lieu d’être admiré, est haï, parce qu’il rappelle ce que nous avons perdu —
le sens de la continuité, le courage du particulier, la fidélité à soi-même.
Israël n’est pas seulement une
nation ; il est devenu le test spirituel du monde moderne. L’aimer, c’est
encore croire à l’histoire. Le haïr, c’est déjà vouloir en sortir.
Titre et Texte: Charles Rojzman, CAUSEUR, 11-11-2025
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