Romain Marsily
L’enfer est souvent pavé de bonnes intentions. L’examen par le Parlement européen, dans la quasi-indifférence générale, du « European Media Freedom Act » (acte européen sur la liberté des médias) pensé par la Commission Von der Leyen apparaît comme une énième illustration de ce principe.
De prime abord, les intentions
apparaissent fort louables. La révolution numérique ne cesse de bouleverser le
secteur des médias, et donne à des problématiques vieilles comme le monde –
ingérences des pouvoirs, déstabilisation provenant de puissances étrangères,
désinformations et manipulations en tout genre – une nocivité décuplée à l’ère
numérique, quand les flux de contenus circulent de manière instantanée à une
échelle massive et mondiale. Et nous ne sommes qu’à la préhistoire de
l’Intelligence Artificielle qui va apporter tout autant son lot
d’exceptionnelles opportunités pour la création de menaces pour notre capacité
à distinguer le vrai du faux, le réel du fantasmé, l’information de la
manipulation.
Par ailleurs, il apparaît
incontestable que le climat ne cesse de se dégrader pour les journalistes, et
plus généralement pour ceux qui font de la transmission de l’information leur
vocation.
Partout, l’accaparement d’une
vaste majorité des revenus publicitaires par quelques plateformes a affaibli le
modèle économique des éditeurs et paupérisé tout une profession, pourtant si
nécessaire à la démocratie. Pire encore, l’algorithmisation de la distribution
des contenus favorise tout ce qui clive, qui clinque et fait cliquer, ce qui
constitue une pression de plus pour les contenus de qualité qui doivent se
battre pour la visibilité comme pour la rentabilité.
Enfin, plus localement, et
principalement en Hongrie et en Pologne, la concentration des médias dans les
mains de proches du pouvoir constitue un risque majeur pour le pluralisme des
points de vue.
La liberté de la presse demeure ainsi un combat, y compris sur le sol européen.
Pour le mener, encore faut-il
bien percevoir les menaces, qui ne sont pas nécessairement celles qui
provoquent le plus d’indignation. Or, la principale menace actuelle est celle
de l’excès de régulation, qui comme toujours étouffe plus qu’il ne protège. Le
Media Freedom Act en est un exemple flagrant.
Un Media Freedom Act bien
mal nommé
Si ce règlement européen
présente quelques mesures positives afin de garantir la sécurité des
journalistes, il n’apporte que peu d’améliorations, notamment par rapport au
droit français, déjà très en pointe depuis la vieille mais solide Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
Et ce d’autant plus que la
mesure concrète la plus protectrice envers les journalistes, qui prévoyait,
dans le projet initial de la Commission, l’interdiction de toute utilisation de
logiciel espion à leur encontre et celle de leurs familles, a été remise en
cause par les États, et n’est pas encore acquise. Cette mesure a été
réintroduite par les parlementaires européens. Les trois institutions
européennes que sont la Commission, le Conseil et le Parlement vont désormais
statuer en réunion trilogue, dans un sens que l’on peut espérer le plus
favorable aux libertés individuelles, à la protection des journalistes et de leurs
sources.
En attendant que soit
confirmée la seule nouvelle mesure qui constituait une avancée libérale,
demeure le reste du texte qui introduit une nouveauté inquiétante pour le
liberté de la presse : l’European board for media services, le Conseil européen
des services de média.
Ce nouveau super régulateur au
niveau européen aura pour but de faire respecter la bonne application des
règlements de la Commission concernant les médias et la presse. Vaste
programme.
Une autorité administrative
supposée indépendante au niveau supranational pourra donc soumettre la presse à
la tutelle d’une régulation que son statut et sa capacité à s’autoréguler lui
évitaient jusque-là. Il s’agirait d’un recul sans précédent et d’une menace
pour tous les éditeurs. En soumettant le directeur de la publication à une
autorité administrative, et non pas à un juge statuant sur la responsabilité
pénale de celui-ci, la Commission s’attaque involontairement par ricochet à un
droit fondamental des citoyens, la liberté d’expression.
Le risque est d’autant plus
grand que le règlement tel que présenté par la Commission se veut très
pointilleux et normatif.
À titre d’exemples, le MFA
décrit ce que devra être, dans chacun des pays membres, la procédure de
nomination d’un dirigeant de l’audiovisuel public. Il introduit de nouvelles
obligations de transparence, qui, dans certains pays, pourraient paradoxalement
fragiliser certaines oppositions au pouvoir en place, en dévoilant le nom de
leurs soutiens et mécènes. Il s’immisce dans l’organisation interne de chaque
média en énonçant des exigences visant à garantir toute décision éditoriale
individuelle des journalistes, créant une inutile tension juridique et humaine
entre ceux-ci et leurs éditeurs, qui, au-delà de leur responsabilité pénale, sont
les garants de la ligne éditoriale et de la stratégie globale d’un titre de
presse.
Nous voyons le monstre de
bureaucratie et de contrôle que pourrait devenir cette nouvelle autorité sans
une définition beaucoup plus claire et limitée de ses missions, et sans des
garde-fous absents à ce stade.
La propension naturelle de
toute bureaucratie à créer de nouvelles normes et interdictions pour justifier
son existence, conjuguée à certaines postures idéologiques et démagogiques du
politique – et pas uniquement dans les démocraties dites illibérales – n’est
pas de nature à rassurer.
Dicter leur ligne aux
médias au nom du Bien ?
Récemment encore, en France,
un think tank, l’institut Rousseau composé de hauts fonctionnaires et
d’universitaires, personnes a priori peu loufoques, a rédigé pour
les députés une proposition de loi clé en main, ayant pour ambition d’imposer
aux médias leur ligne éditoriale.
Là encore au nom d’un objectif
louable bien qu’il ne soit en rien du ressort du politique – « améliorer
le traitement des enjeux écologiques dans les médias » – les
experts de l’Institut Rousseau suggèrent d’imposer des normes éditoriales,
fondées sur des quotas, contrôlées par l’autorité administrative.
Découvrant le concept de choix
éditoriaux et l’influence de la presse dans le débat démocratique, l’Institut
regrette que les médias traitent davantage de certaines thématiques plutôt que
d’autres, « favoris[ant] l’orientation des programmes électoraux et des
prises de positions et engagements politiques vers ces enjeux ». Régulons
donc tout ça.
L’environnement est un sujet
crucial ?
L’Institut propose qu’en
période électorale, un minimum de 20 % des contenus des médias soit consacré «
aux enjeux du dépassement des limites planétaires et de la raréfaction des
ressources », ou tout du moins « à une représentation des communications
traitant, de façon directe ou indirecte de ces enjeux. »
Et naturellement, outre le
quantitatif, ce traitement devra être aussi qualitatif, c’est à dire conforme à
ce qu’il faut penser, à la bonne opinion (par qui définie ?).
La proposition de loi le
précise bien :
« Ne pas publier ou
diffuser des prises de position qui contredisent, minimisent ou banalisent
l’existence des limites planétaires et de la raréfaction des ressources, de
leur origine anthropique et du risque avéré que ces crises représentent pour
l’habitabilité des écosystèmes. »
À l’autorité administrative,
l’ARCOM en l’occurence, de contrôler et sanctionner ces injonctions floues,
subjectives, et qui ne devraient rester que du ressort du débat intellectuel et
scientifique.
Il s’agirait là d’une volonté
d’ingérence autoritaire du politique dans la liberté éditoriale des médias,
déclenchant un infernal engrenage. Demain, suivant les mêmes logiques, un
exécutif d’extrême droite exigerait peut-être que 40 % du temps d’antenne soit
consacré à l’immigration illégale, ou un pouvoir La France Insoumise imposerait
50 % du temps à la défense du Hamas…
Au nom de la juste cause
écologique, des gens sérieux et supposés démocrates s’adonnent à une pulsion
totalitaire, certes peu surprenante lorsqu’on choisit de placer ses travaux
sous le patronage de Jean-Jacques Rousseau, mais tout de même inquiétante.
Il est fort probable qu’une
telle proposition inepte n’aboutisse pas, mais les velléités normatives et
puritaines, tant des États-nounous que des pouvoirs démagogues, tant des
thuriféraires de l’Empire du Bien que des ennemis de la liberté, font que ce
type de mesures législatives ou règlementaires n’est plus à exclure en Europe.
Or, nous comprenons bien, à travers cet exemple hypothétique mais concret, l’immense danger du principe-même de la soumission des médias à des autorités administratives, dès lors que celles-ci sont enjointes par la pouvoir politique à contrôler également leurs choix éditoriaux.
La presse doit rester une
exception
La presse, jusqu’à présent en
France, a échappé à ce contrôle administratif grâce à l’excellente loi libérale
et protectrice de 1881, qui consacre l’exclusivité du contrôle de la presse par
les juridictions et constitue donc une véritable garantie d’indépendance.
Ce que nous pensions acquis
est désormais remis en cause par le Media Freedom Act et la création de cette
inquiétante autorité de régulation au niveau européen. Les éditeurs français ne
s’y sont pas trompés : près de 300 d’entre eux, allant de la presse régionale à
la presse spécialisée, s’en sont vivement émus,
sans grande écoute.
Ainsi, pour protéger la
liberté de la presse, menacée dans certains pays, la Commission européenne a
créé un corpus qui pourrait par ses effets pervers l’entraver dans beaucoup
d’autres.
Le processus législatif de
l’Union européenne est cependant plus complexe et pertinent que ce à quoi ses
détracteurs le résument parfois. Le texte de la Commission a déjà été
légèrement amélioré par le Parlement, pour ce qui concerne la protection des
journalistes et les relations entre éditeurs et plateformes, afin de limiter
les censures a priori des premiers par les secondes. Les discussions vont se
poursuivre avec le Conseil, c’est-à-dire les gouvernements des pays de l’Union.
Il faut espérer que ces
échanges permettront d’obtenir un texte plus équilibré qui évite toute ingérence
de la Commission dans les politiques culturelles des États en la matière, et
qui, à l’inverse, se concentre sur ce pour quoi l’Union peut faire la force, à
savoir notamment les obligations imposées aux toutes-puissantes mais
incontournables plateformes. Et que ces débats conduiront également à un
règlement qui s’abstienne d’une vision trop stricte et idéologique de la libre
concurrence, empêchant tout poids lourd européen du secteur des médias
d’émerger au niveau mondial, alors que nous en avons tant besoin pour
notre soft power.
Tous ces enjeux seront à
surveiller attentivement dans les semaines qui viennent, sous peine de nous
retrouver avec une législation dangereuse pour les valeurs de la démocratie
libérale.
L’évolution de la presse et du
rapport à l’information demeure une question trop fondamentale pour être
laissée au seul niveau européen. Les États, chacun avec leurs traditions et
défis propres, doivent désormais pleinement s’en saisir.
En France, les états généraux du droit à l’information, qui viennent de débuter, peuvent
constituer une formidable occasion en ce sens, à condition de ne pas s’enfermer
dans une ornière idéologique ni corporatiste. Le risque n’est pas nul.
Titre et Texte: Romain Marsily,
Contrepoints,
11-10-2023
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