Au-delà des questions géostratégiques et
morales, notre lecteur appelle les candidats qui aspirent à gouverner la France
à appréhender le conflit russo-ukrainien dans une perspective
civilisationnelle.
Daniel Arno
Il y a trente ans, la Russie s’est jetée dans nos bras. Elle souhaitait établir avec nous des rapports d’égalité, où les intérêts de chacun seraient respectés. À cette ouverture, nous avons répondu par le mépris, la trahison de la parole donnée, la négation de ces intérêts vitaux, et la démonstration que nous exploiterions chacune de ses faiblesses. Au moment où elle souhaitait établir des relations apaisées et équilibrées, nous l’avons convaincue que nous n’envisagerions que les rapports de force.
Monsieur le président,
mesdames et messieurs les candidats, ma femme est Russe d’origine ukrainienne.
La famille et les amis se répartissent des deux côtés de la ligne de front.
Autant dire, je vous écris depuis le cœur humain, battant, de ce conflit.
Contrairement à ce que voudraient nous faire croire nos idéologues de l’oubli
et de l’amnésie historique, la mémoire est vivante. Et, se déployant au cours
de l’Histoire, elle transforme les consciences. Il y a vingt ans, la population
russe nous considérait avec admiration. Je peux même dire qu’elle était
convaincue que nous étions supérieurs moralement et peut-être même
culturellement. Elle voulait nous rejoindre et nous ressembler. Depuis deux ans
j’ai commencé à entendre de plus en plus souvent ces propos : « De toute
manière ils nous haïssent. » Il a fallu vingt ans seulement pour réaliser ce
changement de perspective. Remarquable échec !
Monsieur le président, messieurs et mesdames les candidats, ceux qui personnalisent les processus de décision qui ont mené au déclenchement des hostilités, qui vous affirment que c’est le fait d’un homme seul, Vladimir Poutine, qui de plus serait paranoïaque, vous mentent. La décision du recours aux armes a été collégiale, même si Vladimir Poutine y a évidemment joué un rôle très important. Et l’état de l’opinion publique a été soigneusement pris en compte, soyez-en convaincus. Vous ne combattez pas un homme, mais un pays entier. Les Russes ne se lèveront pas contre leur pouvoir, car nous les avons convaincus que nous voulions la destruction de leur pays.
En 1997, Zbigniew Brzeziński,
ex-conseiller du président Carter, celui-là même qui avait été à l’origine de
l’armement des taliban pour entraîner l’URSS dans la guerre d’Afghanistan,
publiait Le grand échiquier. Il s’agit d’un livre programme,
émanant de ce qui restait alors la seule puissance globale du monde, et qui
décrit en détail les étapes de la destruction de la Russie, ainsi que la
justification de sa nécessité. Il lui faut contrôler l’hinterland, l’Eurasie,
afin de maintenir l’hégémonie américaine sur le monde. Rapidement, le programme
est mis en œuvre par l’élargissement de l’OTAN, en forçant la Russie,
terriblement affaiblie, à l’accepter. Et pourtant, dès ces années-là, elle la
percevait comme une menace directe. La Russie a alors voulu, jusqu’en 2007,
trouver avec les pays de l’OTAN, et la France et l’Allemagne en particulier,
les termes d’une alliance formelle qui la rassurerait face à ce qu’elle percevait
comme une menace existentielle. Défiance, manque de volonté d’aboutir,
influences extérieures, en tout cas ces efforts diplomatiques n’ont pas abouti.
Au contraire, l’OTAN s’est étendue jusqu’aux marches de la Russie, et ses armes
ont été disposées tout près de ses frontières.
Maintenant, souvenons-nous :
c’est vers nous, Français, que déjà, Staline se tourna pour refonder l’alliance
francorusse afin de contenir les visées allemandes, qui étaient clairement
exposées dans Mein Kampf. Nous avons tergiversé, le personnage nous
déplaisait, l’Union soviétique nous inquiétait. Nous avons eu le pacte
germano-soviétique, la guerre, et finalement l’alliance entre la Russie et les
puissances occidentales a eu lieu, car elle était inéluctable. Mais déjà, notre
continent était ravagé, et sorti du conflit considérablement affaibli.
Il ne s’agit évidemment pas de
mettre sur un plan d’égalité les deux auteurs et les deux ouvrages, ce serait
ridicule. D’un côté, un plan génocidaire délirant et détaillé, de l’autre un
traité de géopolitique prévoyant la destruction de l’État et la mise sous
tutelle des ressources russes. Mais pour n’importe quel lecteur russe, les
lignes de Brzezinski réveillent la peur de la crise systémique des années 90.
Nous, Français, ignorons ce qui se cache derrière cette expression. Laissez-moi
vous l’expliquer à partir des nombreux souvenirs que j’ai entendu depuis que je
vis parmi les Russes. Une crise systémique, c’est quand votre père vous appelle
pour vous dire : « Mon fils, pourrais-tu m’aider, je viens d’apprendre que ma
pension ne sera plus versée », et que vous devez répondre : « Non, je ne le
pourrais pas, car mon salaire ne sera plus versé non plus. » Une crise
systémique, c’est quand l’État déclare qu’il ne paiera plus la police, et que chaque
policier devient petit racketteur de quartier pour faire vivre sa famille. Une
crise systémique, c’est quand les enseignants viennent faire la classe sans
être payés, et qu’ils doivent en outre trouver de quoi nourrir ceux des
écoliers qui tombent de faim. C’est cela une crise systémique : le malheur, la
honte, et l’humiliation.
Alors, bien sûr, tous les
étudiants russes en première année de relations internationales lisent et
étudient l’ouvrage de Brzezinski. Forte de l’expérience passée, est-il surprenant
que la Russie prenne ce livre au sérieux ? Et alors que s’accomplit la première
étape qui y est décrite, à savoir la séparation totale de l’Ukraine et la
Russie, devons-nous nous étonner qu’elle ne voie pas l’ouvrage comme un simple
exercice rhétorique ? Peut-on vraiment parler de paranoïa ? Comme réagiraient
les États-Unis, si la Chine ou la Russie avait, par la voix d’un personnage
officiel, décrit un programme de destruction des États-Unis, et installait des
missiles à Mexico ? Nous le savons, car l’Histoire nous le dit, avec la crise
des missiles de Cuba !
À environ 70 ans de distance,
la Russie voit publier pour la seconde fois un livre expliquant les raisons et
les moyens de sa destruction. La Russie est venue chercher notre alliance
formelle, dans un jeu d’institutions et d’accords, pour circonvenir le danger
par la diplomatie. Nous lui avons fermé la porte. La guerre est maintenant en
Europe, et la Russie est allée chercher ses alliances avec la Chine, l’Iran, la
Syrie. L’Histoire ne nous apprend-elle donc rien ?
Monsieur le président,
mesdames et messieurs les candidats, je voudrais conclure en vous invitant à
réfléchir à l’échelle du temps long. La Russie appartient à la civilisation
européenne. Si elle s’est tournée vers nous en 1991, ce n’est pas un hasard.
C’est son tropisme profond. Nous sommes unis par quelques mots prononcés il y a
deux mille ans en Israël et qui ont ensemencé notre continent. En ces temps-là,
le territoire qui deviendra plus tard la Russie n’avait jamais été atteint par
Rome. Les populations qui l’habitaient étaient sur une trajectoire historique
qui divergeait de la nôtre. Puis il y eut le baptême de la Russie à Kiev. Et
elle nous a rejoints. Car ces mots qui venaient de ce petit pays de l’Est de la
Méditerranée entamaient le même changement des structures mentales qui étaient
déjà à l’œuvre depuis mille ans chez nous, dans ce qui avait été l’Empire
romain. Les prières et les textes sacrés se faisaient passeurs de cultures et
unifiaient notre continent en une civilisation.
Dans la lente maturation des
siècles, ces mots enracinés, à force d’être répétés, se sont transformés avec
la perte du sentiment religieux, la diffusion de la pensée rationnelle. Et ils
ressurgissent métamorphosés sous la plume de Victor Hugo et de Dostoïevski, par
exemple, Notre-Dame de Paris ou Les Misérables, répondant
à Crime et châtiment et Les frères Karamazov. Il
en est de même pour notre musique, notre peinture, notre cinéma…
Or, une civilisation se
nourrit de démographie, d’espace et de richesse. Avec la Russie, la
civilisation européenne s’étend des côtes de l’océan Atlantique, à celles du
Pacifique. Quelle étrange folie de refuser ce développement territorial.
Pourquoi nous séparer d’une vaste population qui a, de plus, prouvé sa
créativité artistique, scientifique, et technique ? Nous nous arrachons une
part essentielle de notre étendue géographique, et de notre génie scientifique
et artistique. De cette amputation, nous allons sortir considérablement
affaiblis. Regardons notre Histoire depuis le début de XX° siècle. Nous avons
émergé de chaque conflit toujours plus diminué. Si celui-ci perdure, notre
civilisation pourrait ne pas y survivre. Car se joue en ce moment la
persistance de tous les mécanismes qui ont permis que, pendant 80 ans, la guerre
ne ravage plus l’Europe. L’architecture des délicats équilibres économiques,
géopolitiques et institutionnels est en train de voler en éclat. Les premières
fissures sont apparues en Yougoslavie il y a vingt-cinq ans. Depuis, nous
n’avons fait que les élargir.
Monsieur le président, vous
ainsi que celui qui peut-être vous succédera avez rendez-vous avec l’Histoire.
Ce qui se joue en ce moment n’est ni plus ni moins que les valeurs que nous
transmettrons, et la langue que parleront nos petits-enfants. La France doit
reprendre le rang diplomatique qu’elle n’aurait jamais dû perdre, agir
souverainement, et cela avant qu’il ne soit trop tard. Car seul un compromis
diplomatique permettra de trouver l’équilibre entre les soucis de sécurité
historiques de la Russie et le souhait légitime de souveraineté de l’Ukraine.
Et je puis vous affirmer, tant je les connais bien, que si nous abordons
sincèrement les Russes, en leur montrant le respect qu’exige une grande nation
comme la leur, les blessures de l’histoire récente peuvent guérir, et la
confiance revenir en un temps raisonnable. D’ailleurs, à nouveau, prenons les
leçons de l’Histoire. Souvenons-nous de la modération de la Russie après la
défaite de Napoléon. Considérons comment la Russie a rapidement rétabli des
relations d’égale à égale avec l’Allemagne après 1945. Pourtant, dans les deux
cas, son territoire avait été ravagé.
Il y a urgence, car le conflit
qui se développe en Ukraine, s’il ne trouve pas de résolution rapide,
développera des métastases dans toute l’Europe, en la déstabilisant et
l’affaiblissant de manière critique. Quelle Europe léguerons-nous alors à nos
enfants ?
Titre et Texte: Daniel Arno,
Front
Populaire, 10-4-2022
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