Olivier Bellamy
Sa valeur vient du fait qu’il n’était pas « un chef qui compose », mais « un compositeur qui dirige ». Si grandes qu’aient été les qualités d’un Arturo Toscanini ou d’un Herbert von Karajan, ces derniers n’ont pas ce sang du poète qui afflue dans les veines de Wilhelm Furtwängler ou de Leonard Bernstein. En fin de compte, le métier et la virtuosité des uns ne sera jamais aussi nécessaire que l’art organique des autres, « comme jailli des mains de la nature ».
Wilhelm Furtwängler by Emil Orlik |
Certes les œuvres de
Furtwängler ne se hissent pas au niveau de Brahms ou de Mahler, mais sans cette
intimité avec le langage orchestral son génie de la direction ne serait pas
aussi profond, sa sonorité aussi tellurique. Ce grand escogriffe qui agitait
les bras de manière désordonnée obtenait des résultats foudroyants avec les
plus grands orchestres comme avec les plus modestes. Ce romantique impénitent
pensait que la sincérité était le plus beau trait de noblesse de l’homme et que
l’essentiel de l’art se situait dans la sensibilité de l’âme, jamais dans la
raison ou la technique. Ainsi que Maria Callas, Yehudi Menuhin, Pablo Casals ou
Alfred Cortot, il fait partie de ces mythes qui appartiennent au phénomène
musical et se confondent avec son mystère.
Mais il est encore un point
qui demeure en suspens dans la mémoire collective: son attitude lors de
l’époque nazie. Toscanini est parti d’Italie, Furtwängler est resté en
Allemagne. L’un est devenu un héros. L’autre s’est sali les mains en résistant
de l’intérieur. Des livres, une pièce de théâtre, un film se sont penchés sur
l’énigme Furtwängler sans la résoudre totalement. Si le maestro a dit non une
fois pour toutes, les multiples « non ! » sous haute surveillance du Kapellmeister
s’apparentent-ils à un inéluctable oui ?
Durant toute la République de
Weimar, le plus grand chef allemand est une légende vivante. En 1922 – il
a 36 ans seulement –, on lui confie le destin de l’Orchestre
philharmonique de Berlin alors qu’il consacre le reste de son temps à celui de
Vienne. Dans cette terre de lettres et de musique, autant dire qu’il est le
second après Dieu. En 1932, Hitler souhaite le rencontrer pour qu’il vienne
diriger à Bayreuth. Sidéré par sa médiocrité, Furtwängler déclare: « Jamais ce
camelot chuintant ne jouera un rôle en Allemagne. » Un an plus tard, l’histoire
infirme sa prédiction. Furtwängler ignore les injonctions raciales du nouveau
pouvoir. Il continue de programmer Mendelssohn – « allemand avant d’être juif »
–, conserve Szymon Goldberg au poste de premier violon et protège ses musiciens
juifs. Hors de question que cette bande d’abrutis détruise son œuvre. Il écrit
une lettre ouverte à Goebbels en se demandant s’il souhaite détruire l’art
allemand.
Les tensions sont telles que Bruno Walter est contraint d’annuler sa venue. Furtwängler refuse de le remplacer. Intouchable et sûr de son bon droit, il invite Artur Schnabel et Yehudi Menuhin, qui déclinent sa proposition. En 1933, une nouvelle rencontre a lieu avec Hitler. On raconte que les deux hommes ont hurlé l’un sur l’autre pendant deux heures. S’opposant à la déprogrammation d’une œuvre de Paul Hindemith (compositeur non juif mais « dégénéré » pour Hitler), Furtwängler publie un article retentissant dans la presse. À Mannheim, il est invité au banquet des nazis après un concert et préfère dîner avec sa secrétaire et la mère de cette dernière, juives. L’affaire fait grand bruit.
La pression s’accentue sur le
chef d’orchestre, qui démissionne de tous ses postes officiels. Goebbels
réussit à le convaincre de rester en Allemagne ; il accepte à condition
qu’on le laisse à l’écart de la politique. Himmler et les idéologues du parti
nazi sont furieux de la liberté accordée à Furtwängler. Sa situation est
paradoxale : à l’extérieur de l’Allemmagne, on estime qu’il se commet avec
les nazis ; à l’intérieur, il est le héros des opposants sans se rendre
compte que son attitude leur offre une sécurité illusoire qui les met en péril.
Commence une dangereuse partie de cache-cache.
En 1935, Hitler fait une
apparition surprise à un concert de Furtwängler. Le chef tient sa baguette dans
la main droite pour éviter de faire le salut nazi, mais le Führer s’approche de
l’estrade et lui tend une main qu’il ne peut refuser. La photo fera le tour des
chancelleries. Le chef d’orchestre refuse une rente à vie, mais en 1936, il
accepte de diriger à Bayreuth. Hitler le somme de servir la propagande.
Furtwängler oppose une fin de non-recevoir. Hitler agite la menace d’un camp de
concentration. « Au moins, je serai en bonne compagnie », répond Furtwängler.
L’Orchestre philharmonique de Berlin ne peut empêcher le départ forcé des musiciens juifs. Furtwängler réussit à garder ses « demi-juifs ». En 1938, après l’Anschluss, il parvient à imposer cette même condition à l’Orchestre philharmonique de Vienne. Averti de l’imminence d’une rafle menaçant le grand violoniste Carl Flesch, il le sauve in extremis. En 1939, la France lui décerne la Légion d’honneur, prouvant par là qu’elle n’ignore rien de son combat de l’intérieur. Pendant la guerre, Furtwängler refusera de diriger en France « tant que le pays ne se sera pas libéré » (Paris sera la première ville étrangère à l’inviter après la guerre). Coincé, il ne peut échapper à un concert à Prague. Il y dirige Ma Vlast de Bedřich Smetana et la Symphonie du Nouveau Monde d’Antonín Dvořák en guise de provocation. En 1942, il est contraint d’accepter une Neuvième de Beethoven le jour de l’anniversaire de Hitler. Qu’importe, se dit-il, le message de Beethoven est à l’opposé de l’idéologie nazie.
Berlim, 1942 |
Après l’attentat raté contre
Hitler, Furtwängler refuse d’apposer sa signature sur une lettre de soutien dictée
à des artistes allemands. « Que deviennent les juifs déportés, et que se
passe-t-il dans les camps de concentration ? », demande publiquement le chef
d’orchestre. Avec le temps, ses insolences passent de plus en plus mal en haut
lieu. En décembre 1944, il est prévenu par le médecin de Himmler que la Gestapo
va recevoir l’ordre de l’arrêter. Il se cache. Le 7 février 1945, il passe la
frontière suisse. Un douanier allemand le reconnaît, mais le laisse passer.
Après le suicide de Hitler, la radio allemande diffuse l’Adagio de la Symphonie
n° 7 de Bruckner et la Marche funèbre de Siegfried de Wagner sous la
direction d’un fugitif nommé Furtwängler.
À l’extérieur, les attaques
contre le chef d’orchestre montent d’un cran. Notamment par la voix de Thomas
Mann. Furtwängler lui répond: « Ne pouvez-vous pas comprendre que jamais
Beethoven n’aura été plus nécessaire aux Allemands placés sous la terreur de
Himmler? Je ne regrette pas d’être resté avec eux. » Et d’ajouter: « Dehors, on
proteste, ce qui est à la portée de n’importe qui. » L’un des premiers à lui
tendre la main sera Yehudi Menuhin. Il évoque l’attitude de Furtwängler comme «
une Croix-Rouge spirituelle » en barbarie.
Lors de son procès, les
témoignages affluent qui font état de son aversion pour l’idéologie nazie. De
son courage, de sa grandeur d’âme. Des lettres de Goebbels attestent de l’émigration
intérieure de Furtwängler. Il est blanchi en 1946. Pourquoi est-il resté? «
Par amour de mon pays et de mon peuple », dit-il. Incapable de laisser son cher
Orchestre philharmonique de Berlin en d’autres mains, dira-t-on. Celles de
Karajan, notamment, qui s’en emparera après sa mort en 1954.
Chaque note enregistrée par
Wilhelm Furtwängler (1) reste un plaidoyer pour le génie universel allemand
forgé par Goethe, Beethoven, Schiller, Wagner, Nietzsche… Un monument sublime
et tragique, humain, trop humain, qui ne cesse de défier le temps.
Titre et Texte: Olivier Bellamy, revue des Deux Mondes, décembre 2021/janvier 2022
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