Ana Pouvreau
La structure et les modes opératoires des
groupes criminels nigérians sont connus depuis plusieurs années des services de
police européens. Cependant, rien ne semble arrêter leur progression
fulgurante. Les profits considérables générés par le trafic de drogue et par la
traite des êtres humains leur ont permis de s’enraciner en Europe dans des
zones de non-droit de plus en plus vastes au point de menacer aujourd’hui
l’équilibre des pays d’accueil où ils ont pris pied.
L’alliance avec la mafia
italienne
Depuis l’indépendance du pays
en 1960, la mafia nigériane s’est progressivement implantée dans le trafic de
stupéfiants à l’échelle planétaire. Selon le criminologue Xavier Raufer, au
début des années 1980, les trafiquants nigérians se sont lancés dans le trafic
d’héroïne. À partir des années 1990, ils ont prospéré grâce au trafic de
cocaïne acheminée depuis le Brésil. Débarqués sur les côtes siciliennes dès les
années 2000, les gangs nigérians se sont mis à travailler en cheville avec la
mafia sicilienne – Cosa Nostra – qui leur a délégué, dans un premier temps, la
gestion du trafic de crack et d’héroïne. Cette collaboration s’explique
notamment par le fait qu’aucune organisation criminelle étrangère ne peut
prétendre exister en Italie sans la permission des clans historiques locaux,
comme l’a souvent rappelé Roberto Saviano, auteur de Gomorra et
spécialiste de la mafia. D’ailleurs, en tant que sous-traitant de la mafia, la
Black Axe a longtemps versé le pizzo (une somme d’argent
contre une protection) à Cosa Nostra. Dès 2016, des journalistes ont tenté en
vain d’alerter l’opinion publique sur l’implantation inquiétante de ces groupes
criminels en Sicile.
Une fois enracinée dans les
bas-fonds de Palerme (quartier de Ballaro), la Black Axe s’est considérablement développée dans le
secteur de la traite des êtres humains en exploitant des milliers d’Africaines
arrivées dans les embarcations de fortune des migrants. L’Organisation
internationale pour les migrations (OIM) soulignait en 2019 qu’entre 2014 et
2016, le nombre de femmes nigérianes arrivant en Italie était passé de
1 454 à plus de 11 000. Elle estimait que 80 % d’entre elles –
dont un nombre croissant de mineures – étaient susceptibles de finir dans des
réseaux de prostitution.
On a assisté, par la suite, à la progression fulgurante de la Black Axe du sud vers le nord de l’Italie par le biais de multiples alliances formées, comme en Sicile, avec des groupes mafieux italiens, qu’il s’agisse de la ‘Ndrangheta en Calabre ou de la Camorra à Naples. Les autorités italiennes se sont senties bientôt dépassées au vu du pourrissement systématique des territoires sur lesquels la Black Axe jetait son dévolu, comme en témoigne le cas de l’ancienne station balnéaire florissante qu’était autrefois la ville de Castel Volturno, le « Cannes de la Campanie ». Celle-ci est devenue un véritable coupe-gorge sous la domination conjointe de la Camorra (clan des Casalesi) et de la pègre nigériane. Aujourd’hui, la Black Axe sévit partout en Italie : à Palerme, Catane, Naples, Rome, Milan, Turin… Elle aurait récemment élargi son champ d’activité en se lançant dans le trafic d’organes prélevés dans des « cliniques de l’horreur » sur des migrants incapables de rembourser leur dette aux passeurs.
Désormais, ses activités ne se
cantonnent plus à la botte italienne. Elle a franchi les frontières
intra-européennes, étendant son emprise d’abord en Suisse, puis notamment en
Allemagne et en Suède, et évidemment au Royaume-Uni, pays qui abritait déjà une
importante communauté nigériane avant la crise migratoire. En Suède, la police
a constaté que la Black Axe s’était implantée non seulement à Stockholm, mais également
à Göteborg, Malmö et Uppsala. Au stade actuel, ce sont des dizaines de milliers
de femmes nigérianes – dont beaucoup de mineures – qui sont exploitées par la
Black Axe dans l’ensemble de l’UE.
Une structure pyramidale
d’une redoutable efficacité
Des opérations de la police
antimafia italienne, telles que l’opération Golden Eggs dès
2011, aboutissant à des témoignages de repentis nigérians, ont permis de mettre
en lumière, au fil des années, la structure de cette organisation tentaculaire.
Il y aurait ainsi un responsable de la Black Axe secondé par un adjoint pour
chaque pays d’implantation en Europe. Ceux-ci se réuniraient une fois par an
hors de l’UE, la plupart du temps aux États-Unis. Plus bas dans la hiérarchie,
des chefs locaux gèrent les activités de l’Organisation au sein des régions et
des grandes villes européennes. Ils exercent leur férule par le biais de tueurs
à gages (les bucha ou killers), qui torturent et
exécutent les individus censés représenter une menace pour l’Organisation, le
plus souvent à l’arme blanche (machettes et haches). En raison de l’ampleur de
la crise migratoire, la Black Axe disposerait désormais de membres affiliés
dans chaque grande ville de l’UE.
La Black Axe en France
Au début de la crise des
migrants, il paraissait peu probable que ces groupes criminels anglophones
jettent un jour leur dévolu sur la France. L’erreur a notamment consisté à
croire que, parce qu’ils constituaient la première communauté de demandeurs
d’asile en Italie avec près de 84 000 demandes en 2015, les Nigérians y
demeureraient en vertu du règlement de Dublin. Selon cette procédure, un seul
État européen est responsable de la demande d’asile d’une personne ressortissante
d’un État tiers. L’État responsable est en général le pays d’entrée du
demandeur d’asile, que cette entrée soit régulière ou clandestine. Il
s’agissait, en l’occurrence, de l’Italie, pour les ressortissants nigérians
enregistrés dès leur arrivée sur les côtes du pays par les autorités
italiennes.
La France compte désormais des
cohortes de femmes nigérianes réduites en esclavage par leurs compatriotes.
Elles arpentent les rues de Nice, Toulon, Marseille, Lyon, Poitiers ou Lille,
et hantent les bois parisiens. Fin novembre 2019, à Paris, au palais de justice
de l’île de la Cité, un procès inédit a révélé que des protagonistes d’un
réseau de prostitution nigériane n’hésitaient pas à forcer des mineures très
jeunes à se prostituer dans les bois de Vincennes et de Boulogne et dans le
quartier de Strasbourg Saint-Denis, dans des conditions particulièrement
effroyables. On découvrit que ce réseau de proxénétisme était géré d’une main
de fer par des femmes nigérianes. Elles étaient épaulées par des hommes de main
issus de gangs nigérians, en étroite collaboration avec des acteurs de la
traite des êtres humains restés au pays et une myriade de passeurs présents à
tous les points cruciaux des routes migratoires en provenance du continent
africain. Les enquêteurs constatèrent alors que, tout en consolidant jour après
jour leur joug criminel sur l’Hexagone,ces gangs réinvestissaient leurs juteux
profits au Nigeria, notamment dans la construction de quartiers résidentiels
entiers tels que celui de Small London à Uromi dans l’État d’Edo. En effet, la
majorité des femmes nigérianes qui se prostituent sur le sol européen sont
originaires de l’État nigérian d’Edo. Peuplé de 3,5 millions d’habitants, cet
État est le plus pauvre du pays, constituant ainsi un véritable réservoir de victimes
de la traite des êtres humains sur le continent africain.
L’asservissement des
victimes par le vaudou
À l’exception des
africanistes, peu de gens savaient que l’étrange état de soumission des
prostituées nigérianes était lié à la pratique institutionnalisée du vaudou
s’appuyant sur des rituels sanglants de magie noire – le juju –
toujours massivement en vigueur dans la société nigériane du xxie siècle.
Les tueurs de la Black Axe sont également partie prenante dans des rituels
vaudous d’intronisation, qui consistent à accepter de subir des sévices et à
boire leur propre sang.
Lorsqu’ils ont pris connaissance de ces particularismes sidérants, certains décideurs politiques européens ont consenti, il y a quelques années, à aborder ce sujet sensible lors de négociations avec le gouvernement nigérian sur la question migratoire. Comme geste de bonne volonté, le roi de l’État d’Edo, Oba Roi Ewuare II, en tant que chef suprême du Conseil des chefs coutumiers, a accepté en 2018 de condamner publiquement l’exploitation sexuelle des mineures par des réseaux criminels et de révoquer les serments de magie noire faits sous la contrainte par des milliers de filles nigérianes à des prêtres vaudous ! Cette stupéfiante cérémonie de révocation a été filmée par la télévision suisse.
Le Nigeria, réservoir
intarissable de victimes de la traite des êtres humains
Le Nigeria est actuellement le
premier pays d’émigration illégale en Afrique de l’Ouest. Le continent
africain, qui ne comptait que 100 millions d’âmes en 1900, a atteint le
milliard d’habitants en 2009 et devrait en compter deux milliards en 2050. Avec
plus de 200 millions d’habitants en 2020, le Nigeria est le pays le plus peuplé
d’Afrique et devrait dépasser les 400 millions d’habitants en 2050. Mosaïque
ethnique, culturelle et géographique, le pays connaît une véritable intrication
de problèmes. La corruption y règne depuis des décennies (le pays est tombé au
148e rang sur 180 selon Transparency International). Les
trafics en tous genres y prolifèrent pour s’étendre à toute l’Afrique de
l’Ouest, qui est devenue une plaque tournante du narcotrafic international. La
cocaïne en provenance d’Amérique du Sud passe par le port de la capitale
économique, Lagos, avant d’être acheminée vers le marché européen. On constate
que ce phénomène s’est considérablement aggravé avec la mondialisation des flux
de marchandises depuis deux décennies.
En outre, la prégnance de la
menace djihadiste dans cette confédération de 36 États – dont 10 au nord vivent
sous le régime de la charia – va vraisemblablement accroître les flux
migratoires. Théâtre d’innombrables exactions et atrocités, le Nigeria est
menacé d’éclatement par des groupes fondamentalistes musulmans qui réclament la
création d’un État islamiste dans le nord. De plus, le pays vient également de
dépasser l’Inde avec le triste record de 87 millions de personnes vivant dans
l’extrême pauvreté, c’est-à-dire vivant avec moins d’un euro par jour. À noter
également que 3,2 millions de Nigérians sont infectés par le virus VIH.
Enfin, force est de constater
que les mafias nigérianes ont largement profité du chaos qui a suivi
l’intervention militaire occidentale de 2011 en Libye et la chute de Kadhafi.
L’espace saharo-sahélien a été précipité dans une vertigineuse descente aux
enfers. C’est ainsi que, selon l’expression du spécialiste de l’Afrique,
Bernard Lugan, « l’entonnoir libyen » est devenu le
point de convergence des migrants africains. Les ports de Tripolitaine, d’où
partent chaque jour des milliers de clandestins en Méditerranée, sont tous sous
la coupe des trafiquants.
Dans ces conditions, force est
de constater que le manque d’anticipation des responsables européens et
l’absence d’une stratégie adaptée face à l’implantation de groupes criminels
tels que la Black Axe au sein de l’UE, auront indubitablement des conséquences
tragiques – et sans doute irréversibles – sur le tissu social et économique des
nations européennes.
Le fléau de la corruption
En dépit des statistiques
alarmantes concernant la pauvreté au Nigeria, un rapport de l’ONG Oxfam
International a estimé la richesse combinée des cinq Nigérians les plus riches
à près de 30 milliards de dollars (une somme qui pourrait théoriquement sortir
une large partie de la population de son état d’extrême dénuement). La plupart
des millionnaires nigérians ont fait fortune grâce au pétrole, au gaz, à
l’exploitation des ressources minières, mais également grâce au secteur
bancaire et à celui des téléphones portables. Le Nigeria est largement doté en
réserves d’hydrocarbures avec quelque 30 milliards de barils de brut et
plusieurs trillions de mètres cubes de gaz naturel, mais aussi en réserves
aurifères et diamantifères. Soucieux d’échapper à tout contrôle, les
millionnaires nigérians ont jeté leur dévolu sur Londres pour y investir
massivement leurs immenses fortunes, souvent après avoir utilisé des circuits
de blanchiment de l’argent. Dans le secteur de l’immobilier de luxe, ils sont à
la recherche de biens valant plusieurs dizaines de millions de livres sterling.
Depuis son arrivée au pouvoir en 2015, le président nigérian Muhammadu Buhari a
lancé des appels au gouvernement britannique et à la communauté internationale
afin de récupérer l’argent de la corruption réinvesti à l’étranger. En mai
2021, le Royaume-Uni a restitué 4,8 millions € saisis sur les comptes d’un
ancien gouverneur nigérian. Mais au même moment, le gendre du président a été
soupçonné d’avoir participé à une fraude immobilière colossale.
La Black Mafia Family
renaît de ses cendres
Des organisations criminelles
afro-américaines étendent leur emprise psychologique sur les sociétés
occidentales par le biais de productions audiovisuelles. Ce faisant, elles
favorisent la pénétration du tissu économique et social par des entités
mafieuses.
En témoigne la nouvelle
superproduction américaine intitulée : Black Mafia Family et
produite par le rappeur multimillionnaire Curtis Jackson alias « 50
cent », un ancien trafiquant de drogue reconverti dans l’industrie
musicale. Il est considéré comme l’une des figures du gangsta rap,
un sous-genre musical du hip-hop, apparu à la fin des années 1980, faisant
l’apologie de la violence, de la drogue, de la haine de la police, du
proxénétisme et de l’argent facile.
Cette série inédite retrace
l’histoire de la Black Mafia Family (BMF), une puissante organisation
criminelle noire fondée dans les années 1980 par les frères Flenory – Demetrius
(alias Big Meech) et Terry (alias Southwest T) – considérés comme les plus
grands narco-trafiquants de l’histoire des États-Unis. Pendant quinze ans, la
BMF a sévi sur tout le territoire américain et brassé des centaines de millions
de dollars. Les frères Flenory ont entamé leur carrière criminelle dans les
années 1980 au sein du quartier Southwest de Detroit, l’ancienne « Motor
City » florissante des États-Unis. Ils étaient alors surnommés les
« 50 Rock Boys » en référence aux sachets de crack vendus 50 dollars
aux toxicomanes dans les quartiers ravagés par la criminalité de cette
métropole.
Dans les années 1990, selon Mara
Shalhoup, auteure de BMF-The Rise and Fall of Big Meech and the
Black Mafia Family, les frères Flenory mettent sur pied deux centres de
trafic à Los Angeles et à Atlanta avec l’aide d’un puissant cartel mexicain.
C’est le début de leur expansion inédite. Afin de blanchir les millions de
dollars de la cocaïne, ils créent un label musical de hip-hop servant de façade
à leurs activités criminelles. C’est de cette époque que date l’étroite
imbrication entre l’industrie musicale et la pègre afro-américaine. Impliqués dans
des fusillades à Atlanta et dans des assassinats sordides, ils sont arrêtés en
2005 par la Drug Enforcement Agency (DEA), l’agence fédérale chargée de lutter
contre le trafic de drogue. Ils écopent tous deux de trente ans de prison en
2008. Cependant, en mai 2020, à la surprise générale, Southwest T est libéré
pour bonne conduite, tandis que la peine de Big Meech est réduite de plusieurs
années.
Dans la série TV, le fils de
Big Meech – Lil Meech – a obtenu le rôle principal. Il joue aux côtés du
célèbre rappeur Snoop Dog, un ancien repris de justice. Le producteur « 50
cent », anticipant les critiques à l’échelle mondiale, soutient dans les
médias que la série ne contribue nullement à glorifier le trafic de drogue et
la culture criminelle des gangs afro-américains, tout en sachant pertinemment
que ce blockbuster va toucher partout sur la planète un immense public déjà
gagné à sa cause.
Titre et Texte: Ana
Pouvreau *, revue CONFLITS, nº 37, Janvier-Février 2022
* Spécialiste des mondes
russe et turc, docteure ès lettres de l’université de Paris IV-Sorbonne et
diplômée de Boston University en relations internationales et études
stratégiques. Éditorialiste à l’Institut FMES (Toulon). Auteure de plusieurs
ouvrages de géostratégie. Auditrice de l’IHEDN.
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