Valérie Toranian
Dans leur analyse sur les causes de l’abstention aux élections régionales et départementales de juin 2021 (66,7 % !), les sociologues Jérôme Fourquet et Jérémie Peltier concluaient que la désaffection n’était pas seulement provoquée par la pandémie, le mode de scrutin, le redécoupage régional, les listes dans lesquelles les électeurs ne se « retrouvaient pas ». La cause de l’abstention massive était aussi, selon eux, une « crise de foi républicaine ». Le vote par correspondance, le vote électronique, la lutte contre la « mal-inscription » sur les listes, évoqués pour remédier à un système jugé obsolète, ne modifieraient l’abstention qu’à la marge. L’individualisme roi, le consumérisme, le repli sur le foyer (largement conforté par la pandémie) ont remplacé un mode de vie aux connexions sociales et culturelles multiples et surtout physiques. Cette « vie d’avant » favorisait le partage, les rencontres, la discussion, la transmission de pratiques culturelles, religieuses, politiques qui structuraient les catégories et le vote. On se rendait aux urnes en famille.
Ces rituels sont en voie
d’extinction. Nous sommes désormais des individus obsédés par notre identité,
nos particularismes, encouragés à nous épanouir et à faire valoir notre
unicité. Le collectif ? Même la gauche n’y croit plus, obsédée qu’elle est par
les combats sociétaux et identitaires. Dans la conclusion de leur étude, Jérôme
Fourquet et Jérémie Peltier écrivaient : « À l’instar de copropriétaires peu
investis, les Français délèguent massivement leur pouvoir à des syndics de
copropriétés pour gérer les affaires courantes et s’abstiennent donc lors des
élections intermédiaires. La dépolitisation, engendrée par l’avènement du “en
même temps” et l’affadissement du clivage gauche-droite, a renforcé cette
tendance, les citoyens-électeurs ne daignant désormais sortir de leur cocon que
tous les cinq ans pour désigner le patron du syndic de copropriété. » Les
Français ne s’intéresseraient qu’à l’élection présidentielle, acmé de la vie
politique du pays. À en croire les sondages sur le taux d’abstention prévu au
premier tour de l’élection, rien de moins sûr. Près d’un tiers des inscrits n’iraient pas voter, comme ce
fut le cas au premier tour de la présidentielle de 2002. L’élection du « patron
du syndic de copropriété » ne susciterait plus l’enthousiasme.
« À quoi bon voter quand
l’élection est pliée ? Mais une élection n’est jamais pliée. Surtout lorsque
l’indécision et la volatilité atteignent des niveaux records : la
cristallisation (le choix définitif) s’opère non pas en janvier comme
c’était le cas auparavant mais le jour même du vote. »
À qui la faute ? Les explications sont multiples. Une campagne atone, rétrécie, remisée au second plan par la guerre en Ukraine, tronquée par l’absence de véritables débats entre les candidats et le président sortant. Une gauche qui ne présente aucune alternative de poids et qui risque de faire un score encore plus mauvais que Benoît Hamon en 2017 (6,3 %). Une candidate de la droite républicaine, Valérie Pécresse, qui n’aura pas su créer de dynamique, coincée entre le centre droit macronien et la droite populiste de Marine Le Pen et Éric Zemmour qui surplombe avec 31 % des intentions de vote. Le second tour entre le président sortant et une Marine Le Pen dédiabolisée par Éric Zemmour ne présente plus d’enjeu. Pour peu que le beau temps soit de la partie, le taux de participation risque de chuter au profit du barbecue. Dans ce scrutin, le fond (la désaffection profonde pour le politique) et le contexte (réédition du duel Macron-Le Pen, campagne sans intérêt…) cumulent leurs effets négatifs sur le taux de participation.
À quoi bon voter quand
l’élection est pliée ? Mais une élection n’est jamais pliée. Surtout lorsque
l’indécision et la volatilité atteignent des niveaux records : la
cristallisation (le choix définitif) s’opère non pas en janvier comme
c’était le cas auparavant mais le jour même du vote. Et la décision
d’aller ou pas voter est, elle-même, des plus volatiles. Quel effet aura par
exemple la polémique créée par le rapport du Sénat sur l’utilisation des
cabinets de conseil par l’État, 900 millions en 2021 dont 1 % environ à la firme McKinsey, qui n’a pas payé d’impôts en France
depuis dix ans et dont certains salariés ont travaillé bénévolement pour la
campagne 2017 d’Emmanuel Macron ? Un pétard mouillé ? Une
instrumentalisation hypocrite et malhonnête d’un rapport par l’opposition, qui
a elle aussi recours aux mêmes cabinets ? Un vrai scandale d’État parce que ces
pratiques soulignent le mépris de la macronie pour la haute fonction publique
et ses affinités avec les golden boys & girls des firmes de consultants ? Y
aura-t-il un effet McKinsey et lequel ? Encore plus d’abstention (« toutes ces
élites hors sol ne comprennent rien à mes problématiques et je me désintéresse
du vote ») ?
Encore plus de voix pour les
candidats populistes, qui dénoncent la compromission de l’exécutif avec des
firmes « américaines » impliquées dans des dossiers « stratégiques » (la
pandémie) dont elles « transmettraient les éléments à leur gouvernement » (Éric
Zemmour/ Jean-Luc Mélenchon) ? Il est certain que toute la clarté doit être
faite sur l’utilisation des fonds publics au profit de ces consultants. Mais on
s’étonne de voir à quel point l’utilisation supposée de nos données scandalisent
tous ceux qui, par ailleurs, abandonnent leur traçabilité, leur vie privée et
toutes leurs données aux GAFAM, auxquels ils se soumettent avec délice, alors
que le pouvoir de ces firmes « américaines » est bien plus exorbitant.
« La forte abstention qui se profile
et la cristallisation de l’intention de vote le jour même de l’élection
peuvent-ils créer la surprise le 10 avril ? »
L’abstentionniste moyen est un
jeune des classes populaires. Marine Le Pen a besoin des classes populaires.
Jeunes et moins jeunes. Si elles boudent les urnes comme ce fut le cas aux
régionales, son score peut en être impacté. Jean-Luc Mélenchon a besoin des
jeunes. Notamment des jeunes diplômés. S’ils se décident à voter, le candidat
de La France insoumise est leur premier choix. Voilà pourquoi le leader
d’extrême gauche ne ménage pas ses efforts dans les universités. Il y est
largement soutenu par le corps enseignant puisqu’une pétition signée par 800 universitaires appelle à voter pour
lui. (S’il fallait encore une preuve du parti pris idéologique de
l’université…) Emmanuel Macron a besoin des jeunes. Les 18-24 ans votent à 33 %
pour lui contre 22 % à Marine Le Pen. S’ils pensent que l’élection est pliée et
que Macron sera de toute façon au premier tour, ils peuvent se laisser tenter
par l’option barbecue/farniente. Pas idéal pour le président sortant. Mais le
socle très stable du vote sénior en faveur d’Emmanuel Macron compensera
largement cet éventuel décrochage. À l’instar de Valérie Pécresse, il a moins à
craindre de l’abstention que Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon. Aux élections
municipales de 2020, en pleine pandémie, le taux d’abstention a atteint 58 %.
Se sont déplacés les électeurs les plus motivés et… les moins sensibles au
Covid 19 ? Résultat, une vague écologiste sans précédent. Les candidats d’EELV,
y compris les plus radicaux, ont remporté des mairies de premier plan. Lyon,
Bordeaux, Strasbourg, Tours, Poitiers, Grenoble…
La forte abstention qui se
profile et la cristallisation de l’intention de vote le jour même de l’élection
peuvent-ils créer la surprise le 10 avril ?
Titre et Texte: Valérie Toranian,
Directrice de la Revue des Deux Mondes, lundi, 21-3-2022
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