Valérie Toranian
La Russie veut-elle vaincre « l’ennemi » sans combattre ? Soumettre l’Ukraine sans que ses troupes, occupées à des manœuvres militaires autour de l’Ukraine, n’en franchissent les frontières ? Au VIe siècle avant J.-C., le général chinois Sun Tzu écrivait, dans son Art de la guerre, que la plus belle des victoires consistait à « soumettre l’ennemi sans combat ». Est-ce l’objectif du Kremlin ? VladimirPoutine, maître des horloges et du tensiomètre mondial, souffle le chaud et le froid, alterne escalade et désescalade, paroles rassurantes et déclarations menaçantes. Le monde entier est suspendu à ses lèvres et à ses ultimatums. Depuis trente ans, l’avancée vers l’Est de l’OTAN l’obsède, l’indépendance de l’Ukraine l’horripile, le désir des Ukrainiens de se rapprocher de l’Occident et de l’Europe et leur volonté de rentrer dans l’OTAN sont vécus par l’ancien dirigeant du KGB comme un affront et une « spoliation », un affaiblissement de sa sphère d’influence. Ira-t-il jusqu’à la guerre ? Nul ne le sait et peut-être pas le président russe lui-même.
EmmanuelMacron multiplie les efforts diplomatiques pour tenter d’enrayer
l’escalade et éviter ce qui serait le plus grand conflit en Europe depuis la
Seconde Guerre mondiale. On doit l’en féliciter et on ne peut qu’espérer que
ses initiatives soient couronnées de succès. Il faut tout faire pour sauver la paix.
Car, de fait, la guerre a déjà
commencé. Une informational warfare, une guerre de l’information,
de la pression, de l’intox, de l’intimidation. Une guerre des nerfs dont
l’objectif est de faire penser que le pire est imminent pour obtenir des
concessions. Une guerre où le diplomatique et le militaire sont totalement
enchevêtrés, les échauffourées entre séparatistes pro-russes et armée régulière
ukrainienne dans le Donbass servent à faire monter les tensions : ainsi Poutine
n’a pas peur de parler de « génocide des populations russophones », ce qui est
évidemment absurde, et organise leur rapatriement pour alimenter la guerre des
images et justifier son agenda du pire. « Pour les pays occidentaux, la
diplomatie doit être un substitut à la pression militaire ; pour la Russie, il
faut les combiner en permanence pour créer un état d’anxiété stratégique. La
Russie utilise tous les moyens, pour forcer l’Occident à redéfinir la “sécurité
européenne” en prenant acte du nouveau rapport de forces », explique Thomas Gomart, directeur de l’Institut français desrelations internationales (IFRI).
« Avec le fiasco du retrait précipité des troupes
américaines en août dernier, l’Amérique a envoyé un message terrible à ses
alliés : game over, ne comptez plus sur nous. Message reçu par
Poutine qui n’attendait que ce signal pour avancer ses pions sur l’échiquier
ukrainien. »
Une guerre psychologique,
enfin, où ce qui est dit est immédiatement démonétisé. Lundi 21 février, à
l’aube, l’Élysée affirmait qu’Emmanuel Macron avait obtenu l’organisation d’un sommet entre Biden et Poutine à Paris. Quelques
heures plus tard, le porte-parole du Kremlin déclarait que l’organisation d’un
tel sommet était « prématurée ». Et la présidence française était obligée de
reculer et de nuancer parlant d’un sommet « possible ».
Depuis la fin de la guerre froide, le monde a changé et les conflits, loin d’avoir disparu avec la fin de l’opposition Est-Ouest, se sont multipliés : ex-Yougoslavie, Afghanistan, Haut-Karabakh, Syrie, Libye, Irak, Sahel, Yémen…. Plus que la fin de la guerre froide, ce qui modifie en profondeur les relations internationales c’est la volonté américaine, depuis Obama, puis Trump, et maintenant Biden, de ne plus être le gendarme du monde. Les Américains veulent se désengager des zones de conflits d’Europe orientale et du Moyen-Orient pour se concentrer sur un défi jugé plus important, celui qui les oppose à la Chine.
Avec le fiasco du retrait précipité des troupes américaines en
août dernier, l’Amérique a envoyé un message terrible à ses alliés : game
over, ne comptez plus sur nous. Message reçu par Poutine qui n’attendait
que ce signal pour avancer ses pions sur l’échiquier ukrainien. N’avait-il pas
déclaré en juillet 2021 que l’Ukraine et la Russie « ne formaient qu’une seule
nation » ? Erdoğan aussi ne cessait de répéter que l’Azerbaïdjan
et la Turquie ne formaient qu’un seul peuple : il a fini par soutenir et
encadrer l’agression militaire contre les Arméniens du Haut-Karabakh, obstacle
à cette « continuité » du peuple turcophone, en équipant l’armée azérie de
drones et en envoyant des mercenaires djihadistes payés par ses soins. Ne
jamais sous-estimer la parole d’un autocrate rêvant de restaurer la grandeur perdue d’un empire…
Joe Biden crie au loup,
affirme qu’il possède les renseignements prouvant l’imminence de l’intervention
russe. Mais son armée est-elle capable de s’aligner en face de celle des Russes
pour l’intimider et lui imposer de renoncer à son éventuel projet ? Non. Aucun
Américain n’est prêt à mourir pour l’Ukraine. Et si les peuples européens
jugent important de voler au secours de l’Ukraine (1), ils ne sont pas
prêts à supporter les conséquences négatives pour eux-mêmes d’une telle
solidarité. Punir les Russes, oui. Mais pas au risque d’en subir les
conséquences…
« Dans les nouvelles guerres hybrides, se combinent
intimidation stratégique, cyberattaques, opérations armées impliquant aussi des
unités spéciales et des mercenaires, et manœuvres de désinformation tous
azimuts. »
Les Russes sont-ils prêts,
eux, à mourir pour l’Ukraine ? Pas si sûr. Poutine sait qu’en cas d’invasion,
il a en face de lui un peuple ukrainien dont il a ressoudé le nationalisme et
une armée courageuse, motivée. De plus, celle-ci est particulièrement bien
équipée pour résister et contre-attaquer. Notamment grâce aux drones Bayraktar, fournis par la Turquie à l’Ukraine et qui ont
fait la preuve de leur puissance dévastatrice lors de la guerre du
Haut-Karabakh en octobre 2020. Une usine destinée à produire des drones
turcs d’une génération encore supérieure est en cours de construction dans la
région de Kiev. La Russie est-elle prête à s’embourber pour des années en
Ukraine comme elle l’avait fait en Afghanistan ? Peu probable. Mais Moscou ne
relâchera pas sa pression. Dans les nouvelles guerres hybrides, se combinent
intimidation stratégique, cyberattaques, opérations armées impliquant aussi des
unités spéciales et des mercenaires, et manœuvres de désinformation tous azimuts.
Le nouvel ordre mondial c’est
la fin de l’illusion de la paix perpétuelle auxquelles nos générations, nées
après la Seconde Guerre mondiale en Europe, s’étaient confortablement et
naïvement habituées. Mais la crise ukrainienne pourrait aussi avoir des
conséquences inattendues. La menace russe risque de faire renaître l’OTAN de
ses cendres. Alors que l’organisation n’avait plus de raison d’être depuis la
disparition de la guerre froide, Poutine vient de la faire renaître de sa «
mort cérébrale ». Mais cette renaissance pourrait être un mirage. Les
républiques orientales de l’Union européenne, fort attachées à l’OTAN, se
rendent compte que le soutien des États-Unis, en cas d’attaque russe, est tout
sauf garanti. Une cruelle désillusion. Verront-elles d’un meilleur œil la
concrétisation d’une défense européenne qu’elles boudaient jusque-là ? Poutine
a réussi à cimenter l’Europe autour d’une même inquiétude. Si jamais cette
crise servait de prise de conscience et aboutissait à la mise en œuvre réelle
d’une défense commune, le bénéfice pour l’Europe serait inespéré. Mais une
inquiétude ne fonde pas une stratégie. Et pour le moment, la seule loi qui
prévaut est plus que jamais celle du plus fort. Être dans son bon droit ne
compte pas. Notre futur est entre les mains de ceux qui sont en position
de force. Autant en tirer les leçons le plus vite possible. Et agir, tant qu’il
est encore temps.
1 Sondage de l’ECFR, conduit
par by Datapraxis, AnalitiQs et Dynata dans sept États membres de l’UE –
Finlande, France, Allemagne, Italie, Pologne, Roumanie et Suède – https://ecfr.eu/publication/the-crisis-of-european-security-what-europeans-think-about-the-war-in-ukraine/
Titre et Texte: Valérie Toranian,
Directrice de la Revue des Deux Mondes, lundi, 21-2-2022
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