segunda-feira, 28 de março de 2022

[L’édito de Valérie Toranian] Au Trocadéro, Éric Zemmour fait son Trump

Valérie Toranian

Éric Zemmour a-t-il laissé intentionnellement scander « Macron assassin » par la foule de ses supporters dimanche 27 mars, au rassemblement place du Trocadéro ? Sur son compte Twitter, le candidat de la Reconquête affirme : « Je n’ai pas entendu ce mot dont la presse parle et que je ne cautionne pas. » Ce à quoi Emmanuel Macron, qui n’a pas le temps de faire campagne mais tout de même celui de faire des blagounettes, a répondu qu’Éric Zemmour devrait se faire appareiller, les implants auditifs étant désormais totalement pris en charge grâce à une des mesures prises pendant son quinquennat. On ne saura pas si Éric Zemmour a, volontairement ou pas, laisser s’écouler douze secondes avant de reprendre la parole devant son public, cette « France silencieuse (apparemment, pas toujours…) qu’il défendra jusqu’au bout ». Il ne sera pas le premier à désapprouver, tout en les relativisant, des propos ou des actes discutables émanant des partisans les plus durs d’un mouvement.

Éric Zemmour lors du meeting au Trocadéro. Photo: ChristianLiewig/Abacapress.com

Le mouvement des « gilets jaunes » a-t-il volontairement laissé brûler les effigies d’Emmanuel Macron et de sa femme Brigitte ? A-t-il laissé faire ceux qui voulaient « aller au château », attaquer l’Élysée pour y déloger son locataire, ex-dirigeant de la banque Rothschild, suppôt du capitalisme mondial et « marionnette des Juifs » comme l’expliquaient des pancartes ? La France insoumise, signataire de l’appel à la manifestation contre l’islamophobie en 2019, a-t-elle entendu ou pas les cris d’Allahou Akbar scandés par une partie des manifestants ? A-t-elle vu ou feint de ne pas voir les étoiles jaunes collées sur la poitrine des militantes voilées, comparant scandaleusement leur sort à celui des Juifs pendant l’Occupation ? Le jeu des extrémistes consiste à laisser planer le doute, l’équivoque, l’ambiguïté. Attiser en faisant mine d’apaiser. Renvoyer dos-à-dos agresseur et agressé. Parler de « dictature » en France mais refuser d’employer le mot pour Poutine. Comprendre la colère du « peuple » qu’on ne saurait contredire puisqu’on passe son temps à flatter son ressentiment. Et prophétiser le pire à venir au cas où cette colère ne serait pas entendue car, en France, quand le peuple se révolte, nul ne sait jusqu’où la haine et la rage peuvent le mener.

« Comprendre la colère du « peuple » qu’on ne saurait contredire puisqu’on passe son temps à flatter son ressentiment. »

Les partisans d’Éric Zemmour n’ont pas besoin de mots d’ordre pour crier « Macron assassin ». Ils sont persuadés que c’est le reflet de la pensée de leur candidat ; qu’Éric Zemmour, au fond de lui, les comprend et les encourage. Le fait que leur chef ait écrit sur son compte Twitter qu’il « ne cautionnait pas » ces propos, ne les ébranle pas le moins du monde.

La foule qui a pris d’assaut le Capitole à Washington, le 6 janvier 2021, était persuadée d’agir « au nom » de Donald Trump. Elle a cru sincèrement aux harangues sur le complot contre la Constitution, aux truqueurs démocrates qui avaient volé l’élection que ne cessait de dénoncer le président sortant. Ne fallait-il pas tout faire pour empêcher ce « complot contre l’Amérique » ? Deux tiers des électeurs et sympathisants républicains sont encore aujourd’hui persuadés que l’élection leur a été volée. Dans son livre Le Chaos de la démocratie américaine (1), Ran Halévi veut comprendre ce que cette journée d’émeutes, dont on n’a pas fini de mesurer les séquelles au sein de la société américaine, peut nous apprendre sur nous-mêmes. Dans les débats télévisés de la campagne présidentielle, rappelle-t-il, Donald Trump refusa de désavouer les Proud Boys, un groupe de suprématistes violents parmi ses plus fidèles (et sonores) partisans. Il les encouragea même à « se tenir droits et à se tenir prêts ». Le lendemain, pour calmer le tollé qui suivit, il dira tout ignorer de ce groupe… en le condamnant à toutes fins utiles. Trois jours avant l’émeute, le chef des Proud Boys envoyait un message crypté à ses fidèles : « Et si on l’envahissait [le Capitole] ? »

Certes, la France n’est pas l’Amérique, Zemmour n’est pas Trump et le fait de scander pendant douze secondes « Macron assassin » ne transforme pas les partisans du candidat de la droite dure en populace suprématiste prête à attaquer le Parlement ou l’Élysée. Mais à la lecture de l’essai profond et subtil de Ran Halévi, on est frappé par la concordance des temps et des humeurs.

« Pour la gauche woke, comme pour les trumpo-populistes, « la simplification à l’extrême de la marche du monde est le seul mode possible de le penser », écrit Ran Halévi. »

L’historien éclaire les confluences entre populisme trumpiste et idéologie progressiste woke, cette gauche morale qui a abandonné son principe d’égalité pour le transformer en « impératif d’équité entre des communautés raciales, ethniques, sexuelles », au nom de la raison du plus faible (ou supposé comme tel). Dans les deux camps, on procède par « représentation belliqueuse de l’ordre des choses, guerre des droits et guerre des mémoires où chacun désigne à sa guise les dominants, les dominés, les élites de son choix et les boucs émissaires ». Pour la gauche woke, comme pour les trumpo-populistes, « la simplification à l’extrême de la marche du monde est le seul mode possible de le penser, écrit Ran Halévi. Avec pour chacun sa manière particulière de se mettre à l’abri de la réalité, son « narratif » propre ».

Le bloc irrationnel de la post-vérité, de la perméabilité aux théories du complot, nourri par le sentiment d’être les laissés-pour-compte d’un système au comble de l’arrogance et qui n’a plus aucune légitimité à leurs yeux, représente aujourd’hui la moitié de l’électorat français.

Emmanuel Macron a décidé de faire campagne le moins possible. Les Français l’ennuient : il préfère se concentrer sur son rôle de chef d’État qui œuvre pour la paix en Ukraine. Ses adversaires, populistes ou pas, dénoncent ce déni de vie démocratique, cette « campagne présidentielle volée » à cause de la guerre en Ukraine qui fait écran de fumée et amplifie les peurs. Le leitmotiv de la « campagne volée » ne peut qu’aboutir au sentiment d’une « victoire volée ». Quels en seront les effets dans les jours et les mois qui suivront le second tour de l’élection présidentielle ? La France n’est pas l’Amérique mais la crise démocratique n’est pas moins grave ici qu’au pays de Trump.

(1) Ran Halévi, Le Chaos de la démocratie américaine, éd. Gallimard, coll. Le Débat, 2022. 

Titre et Texte: Valérie Toranian, Directrice de la Revue des Deux Mondes, lundi, 21-3-2022 

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