segunda-feira, 28 de março de 2022

Penser Poutine

Nul ne ment autant qu'un homme indigné, disait Nietzsche. Et c'est peu de dire que les médias occidentaux s'indignent - puisqu'ils ne font presque rien d'autre -, depuis l'invasion du territoire ukrainien par les troupes russes. Poutine est-il fou ? Non, il a simplement sauté à pieds joints dans l'Histoire. Ce qui intime non pas de s'indigner, mais de réfléchir.


Le souverainiste que je suis ne peut que déplorer sans condition l’invasion de l’Ukraine, un pays libre et autonome, par la seule volonté de Poutine qui retourne le gant occidental en revendiquant à son tour, comme BHL et ses amis, un droit d’ingérence pour légitimer son impérialisme ! Toute la thématique souverainiste se trouve validée par ce qui advient. Car, qu’est-ce que le combat des Ukrainiens sinon celui d’un pays et d’un peuple qui ne veulent pas perdre leur souveraineté et ne souhaitent nullement leur vassalisation par la Russie de Poutine ?

Les Ukrainiens ont raison contre Poutine qu’il ne faut pas confondre avec le peuple russe - voire avec tout ce qui est russe : Dostoïevski ou Tchaïkovski stigmatisés, les footballeurs et les musiciens russes interdits de compétitions ou de concerts, les chats russes privés de concours félins, la vodka russe ou le bœuf Strogonoff frappés d’interdit, quels délires ! C’est fou comme les mondialistes sont devenus des xénophobes de la plus sale eau d’un seul coup d’un seul en associant dans une même haine tout ce qui est russe depuis le début de la Russie ! Au feu Tolstoï et Chostakovitch, Pouchkine et Eisenstein, au feu Pierre le Grand et Catherine de Russie, au feu l’Ermitage et la place Rouge ! Pourquoi pas même : haro sur le cornichon sucré ! Que va bien pouvoir manger la gauche caviar ?

Tous ceux qui haïssent le souverainisme en France au nom de la mondialisation heureuse se retrouvent clairement du côté du souverainisme quand il s’agit de l’Ukraine ! Éloge des frontières ukrainiennes, du drapeau ukrainien, des couleurs ukrainiennes, de la résistance ukrainienne, du patriotisme ukrainien, de l’armée ukrainienne, du peuple ukrainien, de l’armée ukrainienne ! Quel bonheur de voir cette clique, BHL en tête, ces Déroulède en jaune et bleu, valider le souverainisme et fustiger la vassalisation. [1]

Quelques crétins idéologues partisans de cette fameuse mondialisation heureuse s’accrochent encore aux thèses que Fukuyama développe dans La fin de l’histoire et le dernier homme pour affirmer que ce qui advient en Ukraine témoigne qu’Huntington a tort ! Faut-il être aveugle et vouloir désespérément le demeurer pour proclamer devant un champ de ruines où se mène une guerre de civilisation que la thèse du choc des civilisations s’avère nulle et non venue ? Serait-ce alors plutôt le spectacle de la fin de l’histoire avec la réalisation du libéralisme partout sur la planète auquel nous assistons ? Allons, soyons sérieux…

Pour penser ainsi, ou plutôt : pour ne pas penser ainsi, c’est-à-dire ne pas penser du tout, il faut bien proposer une thèse alternative. Laquelle ? Poutine est fou. Ce qui explique tout ! Il est paranoïaque, il se botoxe le visage, il craint le covid comme un enfant, il était un piètre agent du KGB, il est mégalomane, psychotique, paranoïaque, il est enfermé au Kremlin seul depuis des années, il ne voit que cinq ou six personnes - n’aurait-il pas par hasard les pieds un peu fourchus et les oreilles franchement pointues et poilues ?

J’avais lu en son temps l’excellent livre de Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Poutine, paru en 2015. Cet ouvrage montre bien qu’il existe une pensée Poutine qui ne relève aucunement du délire, de la folie ou d’une autre pathologie. Rappelons que la criminalisation par un pouvoir de ce qui lui résiste par la maladie mentale fut une grande spécialité soviétique…

J’ai relu il y a quelques jours ce livre plume à la main [2]. Il en ressort que Poutine offre comme cadeau de nouvel an des livres aux gens avec qui il travaille, qui plus est des livres de philosophie : Philosophie de l’inégalité de Berdiaev, La justification du bien de Soloviev, Nos missions d’Ilyine par exemple… Est-ce la façon d’un fou ? Je n’en suis pas bien sûr. C’est celle d’un homme qui fait de la politique, sait ce qu’il veut et va où il a décidé d’aller. Ce projet n’est pas neuf chez lui.

Certes Poutine n’est pas un philosophe professionnel et il fait un usage, disons éclectique et pragmatique de la philosophie russe. Il n’a pas fait d’études de philosophie à proprement parler, ce qui de toute façon ne garantirait de rien, mais des études de droit au cours desquelles il a lu Locke, Hobbes et Kant qu’il a souvent cité dans une première époque, celle dont on peut dire qu’elle était occidentaliste.

Hier et aujourd’hui, Poutine s’inscrit dans un très ancien débat russe  qui oppose les occidentalistes aux slavophiles [3]. Jadis en quête d’identité, les intellectuels, penseurs et philosophes russes estimaient qu’il fallait choisir entre se tourner vers l’est ou regarder vers l’ouest.

Les premiers, les slavophiles, font entrer la philosophie en Russie : ils sont influencés par Schelling et Hegel ; ils croient à la puissance de l’identité russe ; ils défendent l’existence d’un génie national propre ; ils donnent à la religion et aux valeurs de l’aristocratie une importance généalogique capitale ; ils critiquent l’individualisme, le mode de vie occidental ; ils célèbrent la communauté organique du peuple russe ; ils sont romantiques ; ils refusent de faire partie de l’Europe en estimant qu’ils ne sauraient être une partie de ce petit tout alors qu’ils sont géographiquement les plus importants ; ils s’opposent à l’Occident ; ils croient que les Slaves pourraient initier un nouvel ordre mondial alternatif au mode de vie occidental. N’y sommes-nous pas ?

Les seconds, les occidentalistes, regardent vers Paris qui passe pour la capitale des élégances européennes ; ils veulent abolir l’arbitraire impérial qui limite les libertés,   s’appuie sur la religion orthodoxe et défend un nationalisme impérieux ; ils lui préfèrent un socialisme français et sont influencés par Saint-Simon, Charles Fourier, Louis Blanc, Etienne Cabet, George Sand ; l’un d’entre eux, Herzen, fréquente Proudhon et correspond avec Bakounine ; ils défendent le matérialisme, donc l’athéisme.

On se doute, bien sûr, que les occidentalistes ont la faveur des intellectuels et les slavophiles celles du peuple. Poutine inscrit donc sa politique dans ce vieux combat idéologique, intellectuel, philosophique : il veut une Russie slavophile et combat une Ukraine occidentaliste. A leur manière, c’est du moins ce que pense Poutine, Lénine était occidentaliste, son marxisme hégélien témoigne, pendant que Staline était plus proche des slavophiles, sa grande guerre nationale contre le nazisme en fait foi.

Pour justifier la guerre impérialiste de Poutine contre l’Ukraine, les références faites à l’OTAN, à l’installation des missiles dans des pays frontaliers de la Russie qui, au temps de l’Union soviétique, en faisaient partie, à leur adhésion à l’OTAN, sont un leurre : il ne s’agit que de la partie émergée du problème, sa formulation médiatique.   Poutine ne saurait vraiment craindre les armes de l’OTAN basées sur les pays acquis à la cause occidentaliste depuis la fin de l’URSS, car l’armement russe peut, venu du ciel via les bombardiers et les chasseurs, ou des fonds marins, via les sous-marins, sinon de la terre à la frontière ouest de la Russie, le tout conduit via l’espace qu’il maîtrise, à quoi bon sinon  le tir contre un satellite il y a peu [4], riposter sans problème à des attaques venues de batteries de missiles situées sur les pays de l’ancienne URSS qui ont choisi l’ouest pour son mode de vie individualiste, hédoniste, consumériste, postchrétien [5].  C’est leur façon à eux, sans peut-être vraiment le savoir, de jouer la carte occidentaliste, ce que Poutine le slavophile ne peut pas supporter. Poutine pourra bien faire, il aura toujours une frontière commune avec l’Europe occidentaliste. Plus ou moins à l’est n’est pas le problème.

Le problème, c’est son désir impérialiste d’étendre son espace vital slavophile anti-occidentaliste. C’est désormais le nôtre aussi puisque la France prend position contre la Russie au nom de la décision de son chef de l’État, pourtant à une poignée de jours d’une élection qui décidera de sa reconduction ou non, d’engager notre pays dans la guerre sans consultation du Congrès.

Une fois de plus, le souverainiste que je suis voit dans ce conflit la validation de ses thèses : j’ai toujours dit que la jurisprudence Mitterrand qui, le 17 janvier 1995, annonce au Bundestag que « le nationalisme c’est la guerre », était fautive et délirante – c’était un propos électoraliste pour cet europhile paradoxalement devenu giscardien depuis son renoncement au socialisme en 1983. Ce n’est pas le nationalisme qui pose problème, mais l’impérialisme, ce qui n’est pas la même chose.

Une nation n’aspire pas de façon automatique à l’étendue de son espace vital - ce qui définit l’impérialisme, mais aussi le fascisme, qu’on se souvienne du Lebensraum nazi. La Première Guerre ne commence pas par hasard avec l’assassinat de l’archiduc de l’Empire austro-hongrois à Sarajevo. Cette guerre a fondamentalement opposé des   Empires qui luttaient pour l’extension de leur espace vital via le colonialisme. L’Autriche-Hongrie, le II° Reich de l’Allemagne, l’Empire français, l’Empire anglais, l’Empire ottoman, l’Empire russe, voilà les belligérants de l’époque. L’Alsace-Lorraine, c’est juste pour l’image d’Épinal localo-locale qui mobilise la troupe française d’un peuple qu’on envoie se faire trouer la peau pour sauver les Empires…

Poutine a hérité d’un pays qui fit peur au monde entier pendant des décennies et qui, après la chute de l’URSS, s’est retrouvé comme une friche industrielle traversée par les vents mauvais de l’histoire qui se faisait désormais sans lui. Le traumatisme de Poutine est là. Il l’a dit, on l’a beaucoup répété sans en tirer les conséquences pour l’avenir de l’Europe : la chute de l’URSS fut « la plus grande catastrophe géopolitique du XX° siècle ». Vingt-cinq millions de Russes ethniques se sont retrouvés en dehors de la frontière de la nouvelle Russie, soit l’équivalent d’un gros pays d’Europe éparpillé. Le destin de ces miettes structure notre avenir. Poutine souhaite les réunir. De ce fait, il russifie à tout va et affirme de l’Ukraine et de la Russie : « Nous sommes un seul et même peuple ». L’Ukraine n’est donc pas pour lui un État souverain, ce qu’il est pourtant, mais une partie de la Russie. Il ne veut pas perdre ces « russes »-là et souhaite les récupérer alors que l’OTAN entend bien les ancrer à l’ouest. Ce projet de reconquête impérialiste doublé d’un projet impérialiste américain d’étendre son influence dans ces mêmes pays grâce à l’OTAN, qu’on se souvienne des bombardements de la Serbie effectués par l’OTAN en 1999 durant la guerre du Kosovo (territoire toujours revendiqué par Belgrade), que Poutine a pris comme une offense, c’est ni plus ni moins un conflit de civilisation.

Dans son option géopolitique, Poutine pèse ses mots et ne parle ni des totalitarismes rouges et bruns, encore moins de la Shoah qui, à l’ouest, joue le rôle d’axe spirituel du monde post-nazi [6], mais de la seule chute de l’Empire soviétique. On ne peut plus slavophile comme lecture du monde au XX° siècle.

Personnellement, dans les années 90 du siècle dernier, cet ancien officier du KGB qu’est Poutine, dont le grand-père fut cuisinier chez Lénine puis chez Staline, est devenu chauffeur de taxi avec sa voiture personnelle pour vivre dans son pays en ruines.

La mainmise marxiste sur la philosophie de l’histoire a longtemps empêché de la penser en dehors de cette idéologie. C’est dommage, car, autre moteur que les masses, le ressentiment joue un rôle majeur dans la fabrication de l’Histoire [7]. Il est acquis désormais que l’humiliation du Traité de Versailles n’est pas pour peu dans le trajet  victorieux d’un certain Adolf Hitler et sur le déploiement européen de l’Histoire qui s’en est suivie jusqu’à aujourd’hui – Poutine parle encore des nazis en Ukraine ! On n’humilie pas impunément un homme ou un peuple.

J’ai l’âge de me souvenir avec quel mépris le président de la République François Mitterrand a accueilli les demandes d’aide de Gorbatchev qui voulait, avec Glasnost et Perestroïka, libéraliser l’URSS, la moderniser, autrement dit : l’ancrer dans le camp occidentaliste. C’était l’occasion adéquate de réaliser le fabuleux projet gaulliste d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural.   C’eut alors été une véritable Europe, géopolitique et géostratégique, civilisationnelle, ce que l’Europe déjà avachie qui deviendra celle de Maastricht ne pouvait accepter.

Je me rappelle également du cynisme avec lequel le même Mitterrand avait accueilli le putsch effectué par des communistes purs et durs en août 1991 avec l’arrestation de Gorbatchev mis en résidence surveillée. Mitterrand prenait fait et cause contre l’homme de la Perestroïka et pour les putschistes de l’URSS - ce Florentin pour les seules petites choses était incapable de penser le monde, que ce fut celui du pays qu’il dirigeait, mais également le restant de la planète. Gorbatchev fut ainsi vite fait sorti de l’Histoire. Ce fut un alcoolique notoire, corrompu, grossier, vulgaire, Boris Eltsine, qui prit la tête de cet Empire effondré. C’était l’homme ad hoc pour l’Europe franco-allemande qui mit la Russie au ban des peuples et des pays.

Je me souviens également d’un diner chez un ami éleveur de chevaux en Normandie. Il avait invité un couple de parisiens propriétaires d’une maison dans l’Orne. La discussion a dérapé rapidement avec la quadragénaire : elle travaillait au FMI et racontait comment elle arrivait dans les vastes entreprises soviétiques après la chute de l’URSS. Elle demandait le patron. C’était la plupart du temps le plus idéologique, le plus corrompu, le plus cynique, le plus opportuniste que son grenouillage dans le Parti avait installé à ce poste : patron d’une mine d’or, directeur d’un condominium, chef d’une immense aciérie. Pour une somme symbolique que lui rétrocédait cet apparatchik soviétique, elle lui délivrait un titre de propriété du bien en question. Elle a fait partie de cette équipe de soudards qui a vendu à l’encan l’ancien patrimoine industriel, les mines d’or et de charbon, les ressources du pays, à des privés en créant une mafia - les fameux oligarques dont la vulgarité est bien connue partout où l’on peut les voir en France…

C’est cette humiliation de la Russie signifiée par l’Europe de l’Ouest qu’il nomme « l’Occident » - lui et ses amis comme les Serbes - que Poutine a décidé de venger. Chacun jugera qu’il ne s’agit pas du projet d’un fou, mais d’un homme qui a la mémoire longue et mauvaise. C’est celui d’un fasciste impérialiste, je reviendrai sur cette expression plus loin, mais pas celui d’un fou. Poutine prépare cette revanche depuis des décennies. C’est donc très exactement le projet d’un chef de guerre qui a organisé depuis longtemps la bataille qu’il mène depuis un certain temps, mais qui se fait médiatiquement planétaire ces temps-ci. Depuis des années, il conduit une économie de guerre ce qu’aucun de nos économistes de salon n’a remarqué...

Rappelons que la guerre dans le Donbass dure depuis 2014, autrement dit depuis sept ans, et qu’elle n’a surpris que les abrutis qui se remplacent à la tête de l’État français et des instances européennes dont le métier consiste pourtant à regarder ces choses-là de près et à travailler à leur prévention. Cette guerre signale l’impéritie de l’Europe et non son triomphe comme il est parfois dit. Une fois de plus, les cerveaux de l’Europe maastrichtienne montrent leur inculture crasse, obsédés qu’ils sont par les seuls coffres-forts.

Poutine dit depuis vingt ans qu’il va faire ce qu’il fait actuellement  et les dirigeants français et européens regardent ailleurs tout aux projets minables de leurs carrières et de leurs réélections…

Les politiciens professionnels n’ont aucunement le sens de l’Histoire. Ils servent les intérêts du marché planétaire et croient que cela suffit pour écrire l’Histoire. Ils sont tellement incompétents et idéologisés que, devant les images mêmes de ce conflit qui oppose la Russie et l’Ukraine, j’y reviens, ils nient qu’Huntington ait raison ! Cette guerre serait donc le signe de la fin de l’histoire et du triomphe planétaire de l’idéologie libérale sur la totalité de la planète ? Les projets impérialistes de l’État islamique, ceux de Poutine, mais également ceux de la Chine, de la Turquie, sinon de l’Inde, prouvent que le choc des civilisations est plus que jamais d’actualité. N’oublions pas dans ce bal des maudits le projet de l’impérialisme maastrichtien arrimé à celui des États-Unis.

Les naïfs diront : mais l’Europe n’est-elle pas une seule et même civilisation ? Oui si l’on pense en termes de religion, elle est judéo-chrétienne. Mais non si l’on pense plus finement en termes théologiques : il y a dans cette même Europe, trois façons d’être chrétien : une catholique, une protestante, une orthodoxe. Ce sont trois façons d’être européens. Il y a des uniates en Ukraine, ils sont orthodoxes, mais ils reconnaissent l’autorité du pape ce qui en fait des occidentalistes, pendant que les orthodoxes russes constituent une église autocéphale, donc slavophile.

En pragmatique, Poutine a d’abord cherché comment relever la Russie après la chute de l’URSS. Dans son bureau de Saint-Pétersbourg, au début des années 90, il affiche un portait de Pierre Le Grand, un clair aveu d’occidentalisme. C’est l’époque où il cite Kant avec ferveur. Il souhaite alors « une unification juridique avec l’Europe ». Ni les États-Unis, ni l’OTAN, ni l’Occident ne sont alors des ennemis : il veut en faire des alliés. L’Europe s’est à nouveau moquée de cette sébile tendue.

Arrogante, cette Europe maastrichtienne demande qu’on partage ses valeurs. Quelles sont-elles ? Emmanuel Macron, récent président de cette Europe-là, a fait de l’avortement un marqueur civilisationnel occidentaliste [8]. Il a en effet souhaité, dès sa prise de fonction, inscrire le droit à l’avortement dans la charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne.

Poutine n’a pas souhaité remettre la Russie debout avec ces valeurs -là, celles de ce qu’il nomme l’Occident ! Il a renoncé à la voie occidentaliste parce qu’il ne veut pas occidentaliser la Russie, car il sait que russifier l’Europe maastrichtienne s’avère impensable dans le cadre légal.

Tenté par l’occidentalisme pour sauver la Russie, Poutine a vite compris que le pays ne serait sauvé que s’il renonçait à être lui-même, que s’il passait son identité, l’identité de son pays, par-dessus bord. S’il optait pour l’occidentalisme, alors il pourrait compter sur l’Europe maastrichtienne, sinon, non. Il n’a pas souhaité brader son pays à l’Europe maastrichtienne dont l’horizon consiste à abolir les pays, les peuples, les nations, les cultures, au profit d’un immense marché planétaire gouverné par l’État total d’un gouvernement universel dont le pilotage ne sera sûrement pas européen et encore moins russe. Les Américains y veillent : c’est leur projet [9]. Ça n’est évidemment pas celui de Poutine qui commence en Ukraine la guerre de civilisation afférente.

Revenu de cette stratégie occidentaliste, Poutine a changé de cap. Il est également passé de la paix perpétuelle de Kant à la guerre de Clausewitz. La slavophilie exige une bascule vers l’est de cette Russie partiellement européenne dans sa partie ouest - qu’on se souvienne : de l’Atlantique à l’Oural…

C’est désormais le projet eurasien qui l’intéresse. La résolution de la tension entre occidentalistes et slavophiles ne s’effectue plus de manière dialectique par une synthèse qui rendrait possible une dynamique occidentaliste et slavophile, mais par un mouvement slavophile oriental anti-occidentaliste. L’Occident, c’est-à-dire l’Europe de l’Ouest, est désormais clairement l’ennemi de Poutine.

En vertu de ce nouveau cap civilisationnel, Poutine a choisi la Chine comme amie. C’est une alliance de combat contre un ennemi commun : l’Occident. Mais cette union ne saurait durer au-delà du temps de l’adversaire partagé, car la Chine elle aussi a un projet impérial et impérialiste planétaire. Amis pour l’heure, ils auront pourtant à devenir et à être ennemis. Leurs projets impérialistes respectifs les y contraindront.

Poutine a longtemps préparé cette guerre en Ukraine. On sait qu’il a désindexé sa monnaie du dollar pour l’indexer sur l’or ce qui le rend inaccessible aux spéculations américaines donc européistes. On n’ignore pas non plus qu’il a préparé un débouché commercial chinois pour son gaz qui ne restera pas sans acheteur. Il a prévu le boycott international qui ne manquerait pas de surgir après son entrée en Ukraine, il l’a enjambé en se créant souverain, donc indépendant. Le pôle eurasien est donc tactique. A-t-il vocation à devenir civilisationnel ? Je crains que la slavophilie ne soit pas soluble dans le confucianisme, ni le marché libéral russe dans le communisme chinois.

Pour l’heure, on ne sait ce qui se trouve dans la tête de Poutine : après l’Ukraine, quels sont ses projets ? Un homme qui a clairement annoncé aspirer à restaurer la grandeur russe avec les valeurs du christianisme orthodoxe et qui a clairement choisi la force, la violence, la guerre pour réaliser son projet, devient un adversaire armé, casqué et botté de l’Occident comme il dit- pour ma part, je dirais : d’une Europe slavophile de l’est contre l’autre occidentaliste de l’ouest.

Comment nommer Poutine ? Démocrate autoritaire ? Dictateur ? Tyran ? Illibéral ? Je pose pour ma part qu’avec son entrée militaire dans l’Ukraine il incarne désormais le fasciste.

Un problème sémantique se pose avec ce mot et je le signale depuis des années. Staline a introduit l’usage du mot « fasciste » pour caractériser quiconque ne pensait pas comme lui. On voit bien que Poutine fait de même en traitant de « nazis » les Ukrainiens. Si un fasciste ou un nazi est juste une personne qu’on insulte, les mots ne veulent plus rien dire. J’ai moi-même si souvent fait les frais de cette insulte que la preuve est donnée que le mot se trouve désormais vidé de son sens, de sa substance. Chacun connait la fable d’Ésope qui met en scène un berger seul dans la montagne qui crie au loup si souvent et sans raison que le jour où les bêtes sont là, il voit périr son troupeau.

Et pourtant.

On doit pouvoir l’utiliser à nouveau dans son sens véritable. Historiquement, le fascisme est une idéologie qui méprise la démocratie parlementaire pour lui préférer le César qui tient le pouvoir dans ses seules mains au nom du peuple : qui dira que Poutine n’est pas César en Russie ? ; pour ce faire, il se passe d’élection ou il bourre les urnes : on sait que tel est le cas, que Medvedev a été son homme de paille pendant qu’il gouvernait alors que les textes ne le lui permettaient pas ; la loi et le droit, c’est lui, pas question dès lors qu’il existe une opposition : nul n’ignore qu’il emprisonne ses opposants ou les supprime en les empoisonnant ; il ne croit pas que la souveraineté populaire soit le moteur de l’histoire, mais, en bon hégélo-marxiste, il pense que seule la violence obtient cela, et que la guerre est une hygiène civilisationnelle : la Géorgie avant-hier, la Crimée hier, l’Ukraine aujourd’hui ; il crée un culte de lui-même sur le principe viriloïde, il est l’athlète, le héros, le soldat, le guerrier : qui ne l’a vu torse nu, à cheval, chassant à l’ours, à la pêche , en judoka, en pilote de bombardier, de moto, de camion ? ; il est sans femme et sans enfants, sans amis, sans vie privée, il a donné son corps et son existence à la patrie. Mais ce qui définit le plus le fasciste, au-delà du banal César, c’est la considération que la violence doit être mise au service non pas du nationalisme, mais d’un impérialisme qui exige l’extension du domaine vital d’un peuple. Avec l’Ukraine, Poutine franchit la barrière qui le fait entrer dans le mode fasciste. Et nous avec lui…

Car l’Europe maastrichtienne, entièrement préoccupée de fixer les prix du clou et du boulon, mais aussi et surtout  de permettre aux petites filles de huit ans de changer de sexe, de financer les gayprides et de célébrer le port du voile, de vendre des enfants et de louer des utérus, d’imposer l’écriture inclusive et de relayer la folie wokiste de la cancel culture américaine, a proclamé pendant des années qu’elle était le seul modèle de civilisation possible et, dixit Fukuyama, qu’il fallait travailler à uniformiser la planète pour en faire un vaste supermarché destiné à célébrer ces valeurs nihilistes, si je puis dire, destinées à faire place nette un jour pour le transhumanisme. Pendant qu’elle jouissait de sa puissance factice, cette Europe nihiliste ne voyait rien venir…

Pour finir, je voudrais rappeler l’anecdote rapportée par Julien Freund après sa soutenance de sa thèse en 1965. Au philosophe Jean Hippolyte qui s’offusque que Freund pense que l’opposition ami/ennemi est une catégorie majeure de la philosophie politique parce qu’elle structure le champ politique, Freund répond : « Vous pensez que c’est vous qui désignez l’ennemi, comme tous les pacifistes. Du moment que nous ne voulons pas d’ennemis, nous n’en aurons pas, raisonnez-vous. Or c’est l’ennemi qui nous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’amitiés. Du moment qu’il veut que vous soyez son ennemi, vous l’êtes. Et il vous empêchera même de cultiver votre jardin ».

Poutine a choisi que nous soyons ses ennemis, et il est bien décidé à nous empêcher de cultiver notre jardin.

L’Europe maastrichtienne intervient sans intervenir tout en intervenant - c’est la fameuse théorie du « en même temps » macronien. Officiellement, nous ne sommes pas en guerre, mais nous fournissons des armes antichars aux Ukrainiens, ce qui veut dire que nous sommes en guerre et pas seulement économique - ce dont Poutine se moque éperdument : la guerre économique ne gêne que son peuple et il n’a aucun souci de son peuple. S’il se rebellait, il le materait par la troupe.

Poutine ne va pas laisser en paix ceux qui luttent contre son projet d’annexer l’Ukraine. La France en fait désormais partie et avec elle l’Europe sans qu’aucune consultation électorale n’ait légitimé ces choix bellicistes et belliqueux qui engagent des peuples. Emmanuel Macron, qui n’a plus que quelques jours de légitimité à son quinquennat remis en jeu lors des prochaines élections présidentielles, agit lui aussi en César. Il n’hésite pas à faire du risque d’une Troisième Guerre mondiale un argument de campagne.

S’il est réélu, ses engagements personnels bellicistes et belliqueux vont coûter cher aux Français : hausse des prix des biens de première nécessité - pain, pâtes, farine -,  raréfaction des matières premières de l’industrie, fermetures d’usines, ravage de la filière agricole, essence inabordable, paupérisation généralisée, sans compter sur la possibilité non pas que des chars russes arrivent à Paris, mais que des hackers russes mènent à la France une cyberguerre qui pourrait paralyser tout ce qui fonctionne à l’électricité et toute l’informatique - du téléphone ou de l’ordinateur portable au pilotage de nos centrales nucléaires en passant par nos tours de contrôle aéroportuaires ou portuaires, sans oublier les voitures dotées d’ordinateurs dont elles dépendent. Et ce sans parler des hôpitaux, des prisons [10]

L’impéritie de tout ce personnel politique maastrichtien est donc visible dans les pleins phares braqués par Poutine sur l’Occident en général et sur l’Europe en particulier, donc, sur la France. Notre rogaton de force procède de l’impuissance de Poutine – une armée russe rebelle, sa population qui se soulève, un attentat qui ôte la vie du tyran, mais rien qui vienne de l’Europe décadente dont parlait Raymond Aron. Nous sommes donc à sa merci.

Il est bien évident que Poutine va nous empêcher de cultiver notre jardin. La question est : quand ?

[1] Pourquoi pas la même logique en France ? Souverainiste à Kiev mais vassalisé à Paris, voilà un vrai sujet - mais c’en est un autre…

[2] Mon texte n’engage que moi et ce ne sont pas les analyses de l’auteur que je reproduis.

[3] Alexandre Koyré, La philosophie et le problème national en Russie au début du XIXème siècle (1929), Idées Gallimard.

[4] Le lundi 15 novembre 2021, les Russes ont pulvérisé une ancienne station soviétique qui datait de 1982. Aucun chef de l’Etat européen n’a voulu voir dans cet acte l’un des petits cailloux semés par Poutine sur le chemin de sa guerre impérialiste. La France a dit que Thomas Pesquet était dans l’espace au moment du tir et que ça n’était pas gentil pour lui…

[5] Estonie, Lettonie, Lituanie, Tchéquie, Slovaquie, Hongrie, Slovénie, Croatie, Roumanie, Bulgarie, Monténégro, Albanie, Macédoine du Nord.

[6] Mein Kampf (1925) va avoir cent ans et notre Europe est toujours intellectuellement structurée par cette période de l’histoire avec un usage perpétuel de la sémantique de cette époque : fasciste, nazi, pétainiste, vichyste, maréchaliste, collabo, résistant, voire « vichysto-résistant », antisémite - comme si l’antisémitisme était aujourd’hui le fait de nazis ou de gens qui se réclament du national-socialisme. A Paris on croit toujours qu’Hitler n’est pas mort ; à Stalingrad, on sait que les soldats russes ne sont pas pour peu dans son trépas.

[7] Voir l’excellent petit livre de Marc Ferro, Le ressentiment dans l’Histoire, Odile Jacob, 2007.

[8] Précisons en passant que l’Ukraine, fortement occidentalisée, dirigée par un homme qui vient de la clownerie médiatique - je l’ai vu récemment dans un reportage simuler avec un comparse l’exécution d’une pièce de piano avec son pénis… -, est le centre mondial de la gestation pour autrui. Un quart des enfants achetés et vendus sur la planète viennent de ce pays. Des jeunes filles pauvres entre 18 et 25 ans n’ont pas d’autre solution pour vivre que de vendre leurs ovocytes ou louer leur utérus. Pour 50.000 euros, de riches occidentaux peuvent commander un enfant, le choisir sur catalogue, le faire porter par un tiers rémunéré, contraint à une existence d’esclave dont la servitude se trouve clairement détaillée dans un contrat juridique, et repartir avec comme si c’était une voiture d’occasion. Ce nouveau Code noir dans son genre émeut assez peu dans les milieux qui se disent progressistes, les occidentalistes d’aujourd’hui… Il est plus facile d’accabler Colbert qu’Ursula von der Leyen qui a bidouillé ses CV en revendiquant des études qu’elle n’a pas faites…

[9] Jacques Attali, Demain qui gouvernera le monde ?, Fayard, 2011.

[10] Il est temps de relire Paul Virilio. Par exemple La bombe informatique paru en 1998 aux éditions Galilée. Il m’avait fait l’amitié d’un envoi avec cette dédicace : « Pour Michel Onfray qui devine la suite ». Le bug qu’il avait annoncé pour l’an 2000 n’avait pas eu lieu, mais celui qu’il n’a cessé d’annoncer au-delà de cette date pourrait bien advenir alors qu’on ne l’attendait plus…

Titre et Texte: Michel Onfray, Front Populaire, 26-3-2022

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