Nul ne ment autant qu'un homme indigné,
disait Nietzsche. Et c'est peu de dire que les médias occidentaux s'indignent -
puisqu'ils ne font presque rien d'autre -, depuis l'invasion du territoire
ukrainien par les troupes russes. Poutine est-il fou ? Non, il a simplement
sauté à pieds joints dans l'Histoire. Ce qui intime non pas de s'indigner, mais
de réfléchir.
Les Ukrainiens ont raison
contre Poutine qu’il ne faut pas confondre avec le peuple russe - voire avec
tout ce qui est russe : Dostoïevski ou Tchaïkovski stigmatisés, les
footballeurs et les musiciens russes interdits de compétitions ou de concerts,
les chats russes privés de concours félins, la vodka russe ou le bœuf Strogonoff
frappés d’interdit, quels délires ! C’est fou comme les mondialistes sont
devenus des xénophobes de la plus sale eau d’un seul coup d’un seul en
associant dans une même haine tout ce qui est russe depuis le début de la
Russie ! Au feu Tolstoï et Chostakovitch, Pouchkine et Eisenstein, au feu
Pierre le Grand et Catherine de Russie, au feu l’Ermitage et la place Rouge !
Pourquoi pas même : haro sur le cornichon sucré ! Que va bien pouvoir manger la
gauche caviar ?
Tous ceux qui haïssent le
souverainisme en France au nom de la mondialisation heureuse se retrouvent
clairement du côté du souverainisme quand il s’agit de l’Ukraine ! Éloge des
frontières ukrainiennes, du drapeau ukrainien, des couleurs ukrainiennes, de la
résistance ukrainienne, du patriotisme ukrainien, de l’armée ukrainienne, du
peuple ukrainien, de l’armée ukrainienne ! Quel bonheur de voir cette clique,
BHL en tête, ces Déroulède en jaune et bleu, valider le souverainisme et
fustiger la vassalisation. [1]
Quelques crétins idéologues
partisans de cette fameuse mondialisation heureuse s’accrochent encore aux
thèses que Fukuyama développe dans La fin de l’histoire et
le dernier homme pour affirmer que ce qui advient en Ukraine
témoigne qu’Huntington a tort ! Faut-il être aveugle et vouloir désespérément
le demeurer pour proclamer devant un champ de ruines où se mène une guerre de
civilisation que la thèse du choc des civilisations s’avère nulle et non venue
? Serait-ce alors plutôt le spectacle de la fin de l’histoire avec la
réalisation du libéralisme partout sur la planète auquel nous assistons ?
Allons, soyons sérieux…
Pour penser ainsi, ou plutôt : pour ne pas penser ainsi, c’est-à-dire ne pas penser du tout, il faut bien proposer une thèse alternative. Laquelle ? Poutine est fou. Ce qui explique tout ! Il est paranoïaque, il se botoxe le visage, il craint le covid comme un enfant, il était un piètre agent du KGB, il est mégalomane, psychotique, paranoïaque, il est enfermé au Kremlin seul depuis des années, il ne voit que cinq ou six personnes - n’aurait-il pas par hasard les pieds un peu fourchus et les oreilles franchement pointues et poilues ?
J’avais lu en son temps
l’excellent livre de Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Poutine, paru
en 2015. Cet ouvrage montre bien qu’il existe une pensée Poutine qui ne relève
aucunement du délire, de la folie ou d’une autre pathologie. Rappelons que la
criminalisation par un pouvoir de ce qui lui résiste par la maladie mentale fut
une grande spécialité soviétique…
J’ai relu il y a quelques
jours ce livre plume à la main [2].
Il en ressort que Poutine offre comme cadeau de nouvel an des livres aux gens
avec qui il travaille, qui plus est des livres de philosophie : Philosophie
de l’inégalité de Berdiaev, La justification du bien de
Soloviev, Nos missions d’Ilyine par exemple… Est-ce la
façon d’un fou ? Je n’en suis pas bien sûr. C’est celle d’un homme qui fait de
la politique, sait ce qu’il veut et va où il a décidé d’aller. Ce projet n’est
pas neuf chez lui.
Certes Poutine n’est pas un
philosophe professionnel et il fait un usage, disons éclectique et pragmatique
de la philosophie russe. Il n’a pas fait d’études de philosophie à proprement
parler, ce qui de toute façon ne garantirait de rien, mais des études de droit
au cours desquelles il a lu Locke, Hobbes et Kant qu’il a souvent cité dans une
première époque, celle dont on peut dire qu’elle était occidentaliste.
Hier et aujourd’hui, Poutine
s’inscrit dans un très ancien débat russe qui oppose les occidentalistes
aux slavophiles [3].
Jadis en quête d’identité, les intellectuels, penseurs et philosophes russes
estimaient qu’il fallait choisir entre se tourner vers l’est ou regarder vers
l’ouest.
Les premiers, les slavophiles,
font entrer la philosophie en Russie : ils sont influencés par Schelling et
Hegel ; ils croient à la puissance de l’identité russe ; ils défendent
l’existence d’un génie national propre ; ils donnent à la religion et aux
valeurs de l’aristocratie une importance généalogique capitale ; ils critiquent
l’individualisme, le mode de vie occidental ; ils célèbrent la communauté
organique du peuple russe ; ils sont romantiques ; ils refusent de faire partie
de l’Europe en estimant qu’ils ne sauraient être une partie de ce petit tout
alors qu’ils sont géographiquement les plus importants ; ils s’opposent à l’Occident
; ils croient que les Slaves pourraient initier un nouvel ordre mondial
alternatif au mode de vie occidental. N’y sommes-nous pas ?
Les seconds, les occidentalistes,
regardent vers Paris qui passe pour la capitale des élégances européennes ; ils
veulent abolir l’arbitraire impérial qui limite les libertés,
s’appuie sur la religion orthodoxe et défend un nationalisme
impérieux ; ils lui préfèrent un socialisme français et sont influencés par
Saint-Simon, Charles Fourier, Louis Blanc, Etienne Cabet, George Sand ; l’un
d’entre eux, Herzen, fréquente Proudhon et correspond avec Bakounine ; ils
défendent le matérialisme, donc l’athéisme.
On se doute, bien sûr, que les
occidentalistes ont la faveur des intellectuels et les slavophiles celles du
peuple. Poutine inscrit donc sa politique dans ce vieux combat idéologique,
intellectuel, philosophique : il veut une Russie slavophile et combat une
Ukraine occidentaliste. A leur manière, c’est du moins ce que pense Poutine,
Lénine était occidentaliste, son marxisme hégélien témoigne, pendant que
Staline était plus proche des slavophiles, sa grande guerre nationale contre le
nazisme en fait foi.
Pour justifier la guerre
impérialiste de Poutine contre l’Ukraine, les références faites à l’OTAN, à
l’installation des missiles dans des pays frontaliers de la Russie qui, au
temps de l’Union soviétique, en faisaient partie, à leur adhésion à l’OTAN,
sont un leurre : il ne s’agit que de la partie émergée du problème, sa
formulation médiatique. Poutine ne saurait vraiment craindre les
armes de l’OTAN basées sur les pays acquis à la cause occidentaliste depuis la
fin de l’URSS, car l’armement russe peut, venu du ciel via les bombardiers et
les chasseurs, ou des fonds marins, via les sous-marins, sinon de la terre à la
frontière ouest de la Russie, le tout conduit via l’espace qu’il maîtrise, à
quoi bon sinon le tir contre un satellite il y a peu [4],
riposter sans problème à des attaques venues de batteries de missiles situées
sur les pays de l’ancienne URSS qui ont choisi l’ouest pour son mode de vie
individualiste, hédoniste, consumériste, postchrétien [5].
C’est leur façon à eux, sans peut-être vraiment le savoir, de jouer la
carte occidentaliste, ce que Poutine le slavophile ne peut pas supporter.
Poutine pourra bien faire, il aura toujours une frontière commune avec l’Europe
occidentaliste. Plus ou moins à l’est n’est pas le problème.
Le problème, c’est son désir
impérialiste d’étendre son espace vital slavophile anti-occidentaliste. C’est
désormais le nôtre aussi puisque la France prend position contre la Russie au
nom de la décision de son chef de l’État, pourtant à une poignée de jours d’une
élection qui décidera de sa reconduction ou non, d’engager notre pays dans la
guerre sans consultation du Congrès.
Une fois de plus, le
souverainiste que je suis voit dans ce conflit la validation de ses thèses : j’ai
toujours dit que la jurisprudence Mitterrand qui, le 17 janvier 1995, annonce
au Bundestag que « le nationalisme c’est la guerre », était fautive et
délirante – c’était un propos électoraliste pour cet europhile paradoxalement
devenu giscardien depuis son renoncement au socialisme en 1983. Ce n’est pas le
nationalisme qui pose problème, mais l’impérialisme, ce qui n’est pas la même
chose.
Une nation n’aspire pas de
façon automatique à l’étendue de son espace vital - ce qui définit
l’impérialisme, mais aussi le fascisme, qu’on se souvienne du Lebensraum nazi.
La Première Guerre ne commence pas par hasard avec l’assassinat de l’archiduc
de l’Empire austro-hongrois à Sarajevo. Cette guerre a fondamentalement opposé
des Empires qui luttaient pour l’extension de leur espace vital via
le colonialisme. L’Autriche-Hongrie, le II° Reich de l’Allemagne, l’Empire
français, l’Empire anglais, l’Empire ottoman, l’Empire russe, voilà les
belligérants de l’époque. L’Alsace-Lorraine, c’est juste pour l’image d’Épinal
localo-locale qui mobilise la troupe française d’un peuple qu’on envoie se
faire trouer la peau pour sauver les Empires…
Poutine a hérité d’un pays qui
fit peur au monde entier pendant des décennies et qui, après la chute de
l’URSS, s’est retrouvé comme une friche industrielle traversée par les vents
mauvais de l’histoire qui se faisait désormais sans lui. Le traumatisme de
Poutine est là. Il l’a dit, on l’a beaucoup répété sans en tirer les
conséquences pour l’avenir de l’Europe : la chute de l’URSS fut « la plus
grande catastrophe géopolitique du XX° siècle ». Vingt-cinq millions de Russes
ethniques se sont retrouvés en dehors de la frontière de la nouvelle Russie,
soit l’équivalent d’un gros pays d’Europe éparpillé. Le destin de ces miettes
structure notre avenir. Poutine souhaite les réunir. De ce fait, il russifie à
tout va et affirme de l’Ukraine et de la Russie : « Nous sommes un seul et même
peuple ». L’Ukraine n’est donc pas pour lui un État souverain, ce qu’il est
pourtant, mais une partie de la Russie. Il ne veut pas perdre ces « russes »-là
et souhaite les récupérer alors que l’OTAN entend bien les ancrer à l’ouest. Ce
projet de reconquête impérialiste doublé d’un projet impérialiste américain
d’étendre son influence dans ces mêmes pays grâce à l’OTAN, qu’on se souvienne
des bombardements de la Serbie effectués par l’OTAN en 1999 durant la guerre du
Kosovo (territoire toujours revendiqué par Belgrade), que Poutine a pris comme
une offense, c’est ni plus ni moins un conflit de civilisation.
Dans son option géopolitique,
Poutine pèse ses mots et ne parle ni des totalitarismes rouges et bruns, encore
moins de la Shoah qui, à l’ouest, joue le rôle d’axe spirituel du monde
post-nazi [6],
mais de la seule chute de l’Empire soviétique. On ne peut plus slavophile comme
lecture du monde au XX° siècle.
Personnellement, dans les
années 90 du siècle dernier, cet ancien officier du KGB qu’est Poutine, dont le
grand-père fut cuisinier chez Lénine puis chez Staline, est devenu chauffeur de
taxi avec sa voiture personnelle pour vivre dans son pays en ruines.
La mainmise marxiste sur la
philosophie de l’histoire a longtemps empêché de la penser en dehors de cette
idéologie. C’est dommage, car, autre moteur que les masses, le ressentiment
joue un rôle majeur dans la fabrication de l’Histoire [7].
Il est acquis désormais que l’humiliation du Traité de Versailles n’est pas
pour peu dans le trajet victorieux d’un certain Adolf Hitler et sur le
déploiement européen de l’Histoire qui s’en est suivie jusqu’à aujourd’hui –
Poutine parle encore des nazis en Ukraine ! On n’humilie pas impunément un homme
ou un peuple.
J’ai l’âge de me souvenir avec
quel mépris le président de la République François Mitterrand a accueilli les
demandes d’aide de Gorbatchev qui voulait, avec Glasnost et Perestroïka,
libéraliser l’URSS, la moderniser, autrement dit : l’ancrer dans le camp
occidentaliste. C’était l’occasion adéquate de réaliser le fabuleux projet
gaulliste d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural. C’eut alors été
une véritable Europe, géopolitique et géostratégique, civilisationnelle, ce que
l’Europe déjà avachie qui deviendra celle de Maastricht ne pouvait accepter.
Je me rappelle également du
cynisme avec lequel le même Mitterrand avait accueilli le putsch effectué par
des communistes purs et durs en août 1991 avec l’arrestation de Gorbatchev mis
en résidence surveillée. Mitterrand prenait fait et cause contre l’homme de la
Perestroïka et pour les putschistes de l’URSS - ce Florentin pour les seules
petites choses était incapable de penser le monde, que ce fut celui du pays
qu’il dirigeait, mais également le restant de la planète. Gorbatchev fut ainsi
vite fait sorti de l’Histoire. Ce fut un alcoolique notoire, corrompu,
grossier, vulgaire, Boris Eltsine, qui prit la tête de cet Empire effondré.
C’était l’homme ad hoc pour l’Europe franco-allemande qui mit la Russie au ban
des peuples et des pays.
Je me souviens également d’un
diner chez un ami éleveur de chevaux en Normandie. Il avait invité un couple de
parisiens propriétaires d’une maison dans l’Orne. La discussion a dérapé
rapidement avec la quadragénaire : elle travaillait au FMI et racontait comment
elle arrivait dans les vastes entreprises soviétiques après la chute de l’URSS.
Elle demandait le patron. C’était la plupart du temps le plus idéologique, le
plus corrompu, le plus cynique, le plus opportuniste que son grenouillage dans
le Parti avait installé à ce poste : patron d’une mine d’or, directeur d’un
condominium, chef d’une immense aciérie. Pour une somme symbolique que lui
rétrocédait cet apparatchik soviétique, elle lui délivrait un titre de
propriété du bien en question. Elle a fait partie de cette équipe de soudards
qui a vendu à l’encan l’ancien patrimoine industriel, les mines d’or et de
charbon, les ressources du pays, à des privés en créant une mafia - les fameux
oligarques dont la vulgarité est bien connue partout où l’on peut les voir en
France…
C’est cette humiliation de la
Russie signifiée par l’Europe de l’Ouest qu’il nomme « l’Occident » - lui et
ses amis comme les Serbes - que Poutine a décidé de venger. Chacun jugera qu’il
ne s’agit pas du projet d’un fou, mais d’un homme qui a la mémoire longue et
mauvaise. C’est celui d’un fasciste impérialiste, je reviendrai sur
cette expression plus loin, mais pas celui d’un fou. Poutine prépare cette
revanche depuis des décennies. C’est donc très exactement le projet d’un chef
de guerre qui a organisé depuis longtemps la bataille qu’il mène depuis un
certain temps, mais qui se fait médiatiquement planétaire ces temps-ci. Depuis
des années, il conduit une économie de guerre ce qu’aucun de nos économistes de
salon n’a remarqué...
Rappelons que la guerre dans
le Donbass dure depuis 2014, autrement dit depuis sept ans, et qu’elle n’a
surpris que les abrutis qui se remplacent à la tête de l’État français et des
instances européennes dont le métier consiste pourtant à regarder ces choses-là
de près et à travailler à leur prévention. Cette guerre signale l’impéritie de
l’Europe et non son triomphe comme il est parfois dit. Une fois de plus, les
cerveaux de l’Europe maastrichtienne montrent leur inculture crasse, obsédés
qu’ils sont par les seuls coffres-forts.
Poutine dit depuis vingt
ans qu’il va faire ce qu’il fait actuellement et les dirigeants français
et européens regardent ailleurs tout aux projets minables de leurs carrières et
de leurs réélections…
Les politiciens professionnels
n’ont aucunement le sens de l’Histoire. Ils servent les intérêts du marché
planétaire et croient que cela suffit pour écrire l’Histoire. Ils sont
tellement incompétents et idéologisés que, devant les images mêmes de ce
conflit qui oppose la Russie et l’Ukraine, j’y reviens, ils nient qu’Huntington
ait raison ! Cette guerre serait donc le signe de la fin de l’histoire et du
triomphe planétaire de l’idéologie libérale sur la totalité de la planète ? Les
projets impérialistes de l’État islamique, ceux de Poutine, mais également ceux
de la Chine, de la Turquie, sinon de l’Inde, prouvent que le choc des
civilisations est plus que jamais d’actualité. N’oublions pas dans ce bal des
maudits le projet de l’impérialisme maastrichtien arrimé à celui des
États-Unis.
Les naïfs diront : mais
l’Europe n’est-elle pas une seule et même civilisation ? Oui si l’on pense en
termes de religion, elle est judéo-chrétienne. Mais non si l’on pense plus
finement en termes théologiques : il y a dans cette même Europe, trois façons
d’être chrétien : une catholique, une protestante, une orthodoxe. Ce sont trois
façons d’être européens. Il y a des uniates en Ukraine, ils sont orthodoxes,
mais ils reconnaissent l’autorité du pape ce qui en fait des occidentalistes,
pendant que les orthodoxes russes constituent une église autocéphale, donc
slavophile.
En pragmatique, Poutine a
d’abord cherché comment relever la Russie après la chute de l’URSS. Dans son
bureau de Saint-Pétersbourg, au début des années 90, il affiche un portait de
Pierre Le Grand, un clair aveu d’occidentalisme. C’est l’époque où il cite Kant
avec ferveur. Il souhaite alors « une unification juridique avec l’Europe ». Ni
les États-Unis, ni l’OTAN, ni l’Occident ne sont alors des ennemis : il veut en
faire des alliés. L’Europe s’est à nouveau moquée de cette sébile tendue.
Arrogante, cette Europe
maastrichtienne demande qu’on partage ses valeurs. Quelles sont-elles ?
Emmanuel Macron, récent président de cette Europe-là, a fait de l’avortement un
marqueur civilisationnel occidentaliste [8].
Il a en effet souhaité, dès sa prise de fonction, inscrire le droit à
l’avortement dans la charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne.
Poutine n’a pas souhaité
remettre la Russie debout avec ces valeurs -là, celles de ce qu’il nomme l’Occident
! Il a renoncé à la voie occidentaliste parce qu’il ne veut pas occidentaliser
la Russie, car il sait que russifier l’Europe maastrichtienne s’avère
impensable dans le cadre légal.
Tenté par l’occidentalisme
pour sauver la Russie, Poutine a vite compris que le pays ne serait sauvé que
s’il renonçait à être lui-même, que s’il passait son identité, l’identité de
son pays, par-dessus bord. S’il optait pour l’occidentalisme, alors il pourrait
compter sur l’Europe maastrichtienne, sinon, non. Il n’a pas souhaité brader
son pays à l’Europe maastrichtienne dont l’horizon consiste à abolir les pays,
les peuples, les nations, les cultures, au profit d’un immense marché
planétaire gouverné par l’État total d’un gouvernement universel dont le
pilotage ne sera sûrement pas européen et encore moins russe. Les Américains y
veillent : c’est leur projet [9].
Ça n’est évidemment pas celui de Poutine qui commence en Ukraine la guerre de civilisation
afférente.
Revenu de cette stratégie
occidentaliste, Poutine a changé de cap. Il est également passé de la paix
perpétuelle de Kant à la guerre de Clausewitz. La slavophilie exige une bascule
vers l’est de cette Russie partiellement européenne dans sa partie ouest -
qu’on se souvienne : de l’Atlantique à l’Oural…
C’est désormais le projet
eurasien qui l’intéresse. La résolution de la tension entre occidentalistes et
slavophiles ne s’effectue plus de manière dialectique par une synthèse qui rendrait
possible une dynamique occidentaliste et slavophile, mais par un mouvement
slavophile oriental anti-occidentaliste. L’Occident, c’est-à-dire l’Europe de
l’Ouest, est désormais clairement l’ennemi de Poutine.
En vertu de ce nouveau cap
civilisationnel, Poutine a choisi la Chine comme amie. C’est une alliance de
combat contre un ennemi commun : l’Occident. Mais cette union ne saurait durer
au-delà du temps de l’adversaire partagé, car la Chine elle aussi a un projet
impérial et impérialiste planétaire. Amis pour l’heure, ils auront pourtant à
devenir et à être ennemis. Leurs projets impérialistes respectifs les y
contraindront.
Poutine a longtemps préparé
cette guerre en Ukraine. On sait qu’il a désindexé sa monnaie du dollar pour
l’indexer sur l’or ce qui le rend inaccessible aux spéculations américaines
donc européistes. On n’ignore pas non plus qu’il a préparé un débouché
commercial chinois pour son gaz qui ne restera pas sans acheteur. Il a prévu le
boycott international qui ne manquerait pas de surgir après son entrée en
Ukraine, il l’a enjambé en se créant souverain, donc indépendant. Le pôle
eurasien est donc tactique. A-t-il vocation à devenir civilisationnel ? Je
crains que la slavophilie ne soit pas soluble dans le confucianisme, ni le
marché libéral russe dans le communisme chinois.
Pour l’heure, on ne sait ce
qui se trouve dans la tête de Poutine : après l’Ukraine, quels sont ses projets
? Un homme qui a clairement annoncé aspirer à restaurer la grandeur russe avec
les valeurs du christianisme orthodoxe et qui a clairement choisi la force, la
violence, la guerre pour réaliser son projet, devient un adversaire armé,
casqué et botté de l’Occident comme il dit- pour ma part, je dirais : d’une
Europe slavophile de l’est contre l’autre occidentaliste de l’ouest.
Comment nommer Poutine ?
Démocrate autoritaire ? Dictateur ? Tyran ? Illibéral ? Je pose pour ma part
qu’avec son entrée militaire dans l’Ukraine il incarne désormais le fasciste.
Un problème sémantique se pose
avec ce mot et je le signale depuis des années. Staline a introduit l’usage du
mot « fasciste » pour caractériser quiconque ne pensait pas comme lui. On voit
bien que Poutine fait de même en traitant de « nazis » les Ukrainiens. Si un
fasciste ou un nazi est juste une personne qu’on insulte, les mots ne veulent
plus rien dire. J’ai moi-même si souvent fait les frais de cette insulte que la
preuve est donnée que le mot se trouve désormais vidé de son sens, de sa
substance. Chacun connait la fable d’Ésope qui met en scène un berger seul dans
la montagne qui crie au loup si souvent et sans raison que le jour où les bêtes
sont là, il voit périr son troupeau.
Et pourtant.
On doit pouvoir l’utiliser à
nouveau dans son sens véritable. Historiquement, le fascisme est une idéologie
qui méprise la démocratie parlementaire pour lui préférer le César qui tient le
pouvoir dans ses seules mains au nom du peuple : qui dira que Poutine n’est pas
César en Russie ? ; pour ce faire, il se passe d’élection ou il bourre les
urnes : on sait que tel est le cas, que Medvedev a été son homme de paille
pendant qu’il gouvernait alors que les textes ne le lui permettaient pas ; la
loi et le droit, c’est lui, pas question dès lors qu’il existe une opposition :
nul n’ignore qu’il emprisonne ses opposants ou les supprime en les empoisonnant
; il ne croit pas que la souveraineté populaire soit le moteur de l’histoire,
mais, en bon hégélo-marxiste, il pense que seule la violence obtient cela, et
que la guerre est une hygiène civilisationnelle : la Géorgie avant-hier, la
Crimée hier, l’Ukraine aujourd’hui ; il crée un culte de lui-même sur le
principe viriloïde, il est l’athlète, le héros, le soldat, le guerrier : qui ne
l’a vu torse nu, à cheval, chassant à l’ours, à la pêche , en judoka, en pilote
de bombardier, de moto, de camion ? ; il est sans femme et sans enfants, sans
amis, sans vie privée, il a donné son corps et son existence à la patrie. Mais
ce qui définit le plus le fasciste, au-delà du banal César, c’est la
considération que la violence doit être mise au service non pas du
nationalisme, mais d’un impérialisme qui exige l’extension du domaine
vital d’un peuple. Avec l’Ukraine, Poutine franchit la barrière qui le fait
entrer dans le mode fasciste. Et nous avec lui…
Car l’Europe maastrichtienne,
entièrement préoccupée de fixer les prix du clou et du boulon, mais aussi et
surtout de permettre aux petites filles de huit ans de changer de sexe,
de financer les gayprides et de célébrer le port du voile, de vendre des
enfants et de louer des utérus, d’imposer l’écriture inclusive et de relayer la
folie wokiste de la cancel culture américaine, a proclamé pendant des années
qu’elle était le seul modèle de civilisation possible et, dixit Fukuyama, qu’il
fallait travailler à uniformiser la planète pour en faire un vaste supermarché
destiné à célébrer ces valeurs nihilistes, si je puis dire,
destinées à faire place nette un jour pour le transhumanisme. Pendant qu’elle
jouissait de sa puissance factice, cette Europe nihiliste ne voyait rien venir…
Pour finir, je voudrais
rappeler l’anecdote rapportée par Julien Freund après sa soutenance de sa thèse
en 1965. Au philosophe Jean Hippolyte qui s’offusque que Freund pense que
l’opposition ami/ennemi est une catégorie majeure de la philosophie politique
parce qu’elle structure le champ politique, Freund répond : « Vous pensez que
c’est vous qui désignez l’ennemi, comme tous les pacifistes. Du moment que nous
ne voulons pas d’ennemis, nous n’en aurons pas, raisonnez-vous. Or c’est
l’ennemi qui nous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez
lui faire les plus belles protestations d’amitiés. Du moment qu’il veut que
vous soyez son ennemi, vous l’êtes. Et il vous empêchera même de cultiver votre
jardin ».
Poutine a choisi que nous
soyons ses ennemis, et il est bien décidé à nous empêcher de cultiver notre
jardin.
L’Europe maastrichtienne
intervient sans intervenir tout en intervenant - c’est la fameuse théorie du «
en même temps » macronien. Officiellement, nous ne sommes pas en guerre, mais
nous fournissons des armes antichars aux Ukrainiens, ce qui veut dire que nous
sommes en guerre et pas seulement économique - ce dont Poutine se moque
éperdument : la guerre économique ne gêne que son peuple et il n’a aucun souci
de son peuple. S’il se rebellait, il le materait par la troupe.
Poutine ne va pas laisser en
paix ceux qui luttent contre son projet d’annexer l’Ukraine. La France en fait
désormais partie et avec elle l’Europe sans qu’aucune consultation électorale
n’ait légitimé ces choix bellicistes et belliqueux qui engagent des peuples.
Emmanuel Macron, qui n’a plus que quelques jours de légitimité à son
quinquennat remis en jeu lors des prochaines élections présidentielles, agit
lui aussi en César. Il n’hésite pas à faire du risque d’une Troisième Guerre
mondiale un argument de campagne.
S’il est réélu, ses engagements
personnels bellicistes et belliqueux vont coûter cher aux Français : hausse des
prix des biens de première nécessité - pain, pâtes, farine -, raréfaction
des matières premières de l’industrie, fermetures d’usines, ravage de la
filière agricole, essence inabordable, paupérisation généralisée, sans compter
sur la possibilité non pas que des chars russes arrivent à Paris, mais que des
hackers russes mènent à la France une cyberguerre qui pourrait paralyser tout
ce qui fonctionne à l’électricité et toute l’informatique - du téléphone ou de
l’ordinateur portable au pilotage de nos centrales nucléaires en passant par
nos tours de contrôle aéroportuaires ou portuaires, sans oublier les voitures
dotées d’ordinateurs dont elles dépendent. Et ce sans parler des hôpitaux, des
prisons [10]…
L’impéritie de tout ce
personnel politique maastrichtien est donc visible dans les pleins phares
braqués par Poutine sur l’Occident en général et sur l’Europe en particulier,
donc, sur la France. Notre rogaton de force procède de l’impuissance de Poutine
– une armée russe rebelle, sa population qui se soulève, un attentat qui ôte la
vie du tyran, mais rien qui vienne de l’Europe décadente dont parlait Raymond
Aron. Nous sommes donc à sa merci.
Il est bien évident que
Poutine va nous empêcher de cultiver notre jardin. La question est : quand ?
[1] Pourquoi
pas la même logique en France ? Souverainiste à Kiev mais vassalisé à Paris,
voilà un vrai sujet - mais c’en est un autre…
[2] Mon
texte n’engage que moi et ce ne sont pas les analyses de l’auteur que je
reproduis.
[3] Alexandre
Koyré, La philosophie et le problème national en Russie au début du
XIXème siècle (1929), Idées Gallimard.
[4] Le
lundi 15 novembre 2021, les Russes ont pulvérisé une ancienne station
soviétique qui datait de 1982. Aucun chef de l’Etat européen n’a voulu voir
dans cet acte l’un des petits cailloux semés par Poutine sur le chemin de sa
guerre impérialiste. La France a dit que Thomas Pesquet était dans l’espace au
moment du tir et que ça n’était pas gentil pour lui…
[5] Estonie,
Lettonie, Lituanie, Tchéquie, Slovaquie, Hongrie, Slovénie, Croatie, Roumanie,
Bulgarie, Monténégro, Albanie, Macédoine du Nord.
[6] Mein
Kampf (1925) va avoir cent ans et notre Europe est toujours
intellectuellement structurée par cette période de l’histoire avec un usage
perpétuel de la sémantique de cette époque : fasciste, nazi, pétainiste,
vichyste, maréchaliste, collabo, résistant, voire « vichysto-résistant »,
antisémite - comme si l’antisémitisme était aujourd’hui le fait de nazis ou de
gens qui se réclament du national-socialisme. A Paris on croit toujours
qu’Hitler n’est pas mort ; à Stalingrad, on sait que les soldats russes ne sont
pas pour peu dans son trépas.
[7] Voir
l’excellent petit livre de Marc Ferro, Le ressentiment dans
l’Histoire, Odile Jacob, 2007.
[8] Précisons
en passant que l’Ukraine, fortement occidentalisée, dirigée par un homme qui
vient de la clownerie médiatique - je l’ai vu récemment dans un reportage
simuler avec un comparse l’exécution d’une pièce de piano avec son pénis… -,
est le centre mondial de la gestation pour autrui. Un quart des enfants achetés
et vendus sur la planète viennent de ce pays. Des jeunes filles pauvres entre
18 et 25 ans n’ont pas d’autre solution pour vivre que de vendre leurs ovocytes
ou louer leur utérus. Pour 50.000 euros, de riches occidentaux peuvent
commander un enfant, le choisir sur catalogue, le faire porter par un tiers
rémunéré, contraint à une existence d’esclave dont la servitude se trouve
clairement détaillée dans un contrat juridique, et repartir avec comme si
c’était une voiture d’occasion. Ce nouveau Code noir dans son genre émeut assez
peu dans les milieux qui se disent progressistes, les occidentalistes
d’aujourd’hui… Il est plus facile d’accabler Colbert qu’Ursula von der Leyen
qui a bidouillé ses CV en revendiquant des études qu’elle n’a pas faites…
[9] Jacques
Attali, Demain qui gouvernera le monde ?, Fayard, 2011.
[10] Il
est temps de relire Paul Virilio. Par exemple La bombe informatique paru
en 1998 aux éditions Galilée. Il m’avait fait l’amitié d’un envoi avec cette
dédicace : « Pour Michel Onfray qui devine la suite ». Le bug qu’il avait
annoncé pour l’an 2000 n’avait pas eu lieu, mais celui qu’il n’a cessé
d’annoncer au-delà de cette date pourrait bien advenir alors qu’on ne l’attendait
plus…
Titre et Texte: Michel
Onfray, Front Populaire, 26-3-2022
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