De Zénon de Citium à Herbert Marcuse en
passant par René Descartes et Baruch Spinoza, Robert Redecker nous donne ses clefs de lecture
pour comprendre l’emprise toujours plus forte des écrans et pour résister à
l’ersatz d’informations qui s’y déverse
Les médias dont il est
question ici sont ceux de cet univers que Régis Debray (dans son Cours de
médiologie générale, paru chez Gallimard en 1991) baptise « la vidéosphère »,
qu’il oppose à la « graphosphère », dont relève la presse écrite. Leurs noms ?
La télévision, les ordinateurs, les tablettes, les smartphones, mais aussi les
réseaux sociaux qui s’appuient sur ces appareils. Si Debray ne les connaissait
pas lorsqu’il forgea ce concept, c’est que la vidéosphère s’est archipellisée
depuis : les écrans envahissent le domicile ; les voici devenus nomades,
accompagnant les personnes dans leurs déplacements. Les hommes sont désormais
partout connectés. Partout et toujours branchés par Wifi ou Bluetooth, ces
laisses invisibles. La galaxie numérique les a changés en prolongements et
prothèses de leur smartphone ou de leur tablette. En terminaux de serveurs
lointains. Identifions dans tous ces écrans des métastases de la télévision,
leur matrice et ancêtre. La vidéosphère implique la téléprésence, la présence à
distance sur les écrans (les terminaux), c’est-à-dire l‘absorption des hommes
et du réel par le dispositif technique dont ils ne sont plus que des éléments.
Elle organise la présence à distance des hommes et du monde. Dans sa sévérité,
le premier confinement se mit en place comme l’utopie et le laboratoire de
cette (non-)société de la téléprésence, de la société digitale : son idéal
régulateur. Les médias audiovisuels, fonctionnant par la téléprésence, tendent
à la déréalisation. À terme, le sentiment de réalité s’en trouve affaibli, la
différence entre la présence et la téléprésence, l’écran et la réalité,
s’effaçant. Buvards, la téléprésence et l’écran auront alors absorbé la
présence et la réalité. Cette déréalisation fournit une explication pour la
montée de la violence dans nos sociétés, puisque le principe de réalité ne
s’impose plus à nos congénères, perdant de son évidence. Quand le journal
écrit, joyau de la graphosphère, suppose l’absence de son objet narratif, la vidéosphère
suppose sa téléprésence, sa fausse présence. Or, l’absence, le retrait, est le
vide dans lequel la réflexion et la pensée peuvent se développer. S’épanouir.
Sans ce vide, nulle réflexion ne peut émerger. Ce vide que les Grecs appelaient
« le loisir », skholè, qui a donné « école », manque à notre société !
L’émotion prostituée
Embrigadée par ces médias,
maquereautée, l’émotion, qui de par sa nature est toute de pureté, fait le
tapin aux linéaires d’un commerce de l’attention inattentive, sans vie intérieure
parallèle, sommée de rester collée à l’écran, extérieure au sujet, car si elle
muait en attention intellectuelle, si elle se libérait, le client appuierait
sur la touche arrêt, il dévisserait du flux d’images et de sons pour réfléchir,
penser, se former un jugement. Il ne serait plus un client mais un homme
libre ! Il opérerait un retour sur soi, un peu comme le René Descartes du début
des Méditations métaphysiques (1641). L’attention redeviendrait intérieure au
sujet. La réflexion ne peut croître que dans l’interruption de ce flux. Le
spiritualisme français, de Maine de Biran (1766-1824) à Henri Bergson
(1859-1941), fit de l’attention l’atmosphère de la vie intérieure, autrement
dit de la vraie liberté. Étymologiquement, le mot « extase » désigne un état
d’être en dehors de soi-même. Axés sur l’image et le son, les médias
contemporains renversent ce schéma : l’attention qu’ils exigent, loin de ce
qu’en espérait Maine de Biran, n’est qu’extase béate, qui vidange le sujet de
toute vie intérieure, qui le change en écran de projection d’un continuum
infini. L’on reconnaît ici le « mauvais infini » – stigmatisé au début du
XIXe siècle par Georg Wilhelm Friedrich Hegel – d’images et d’émotions.
L’impératif s’impose à tous
les médias audiovisuels : au lieu d’éclairer, de solliciter la raison, il faut
séduire, ravir, au sens profond de ce verbe, c’est-à-dire rapter, détourner.
Avec le verbe ravir, se présentent deux significations : séduire (« vous êtes
ravissante Mademoiselle ») et enlever, rapter (« un enfant a été ravi »).
L’émotion médiatique est un rapt qui détourne le client (ne parlons plus de
citoyen ni d’usager) de l’ordinaire du cheminement de l’esprit humain, lequel
voudrait que l’émotion embrayât sur la pensée. Qu’elle en fût l’occasion. Mais
non ! L’émotion médiatique supprime le bon sens, autrement dit l’allure normale
de l’esprit humain, « la chose du monde la mieux partagée », écrivit Descartes
en introduction de son Discours de la méthode (1637). Autrement dit : la chose
qui qualifie l’humanité. Le bon sens, synonyme de la raison, habite en chaque
homme, différenciant notre espèce des bêtes. C’est la norme de l’humain. Et
voici qu’aux mains de certains intérêts, les technologies médiatiques modernes
travaillent à ce que ce bon sens, la norme de l’humain, n’ait plus l’occasion
de s’exercer. Asséchant l’espace de la pensée, cette espèce manipulée d’émotion
vaut pour elle-même. Autotélique elle est son propre but : l’alpha et l’oméga,
le point de départ et le point d’arrivée, de ce genre de démarche médiatique.
Ces médias utilisent le sentiment humanitaire pour empêcher nos contemporains
de devenir complètement humains – de se retirer du flux, de faire un pas de
côté pour user de leur raison. Le bon sens norme l’humanité, disons-nous, en
articulant émotion, réflexion, pensée, en appliquant bien ce qui est bon,
l’esprit. Aux antipodes de ce que nous apprend Descartes sur l’universalité du
bon sens, la dénormalisation brise le lien entre émotion, réflexion et pensée.
L’émotion, dans son usage médiatique, est dénormalisante. Dénormaliser est
déshumaniser. Le contraire de la norme est le conformisme. Ces médias
dénormalisent l’esprit humain pour répandre le conformisme, la plate uniformité
des hommes dénormalisés, le réflexe d’adhésion au message muet véhiculé par les
images.
« Un public qui (ne) lit
(plus) »
Quelle émotion constitue la
matière première des médias ? Réponse : une émotion déshumanisée car dissociée
de la pensée. Ce qui veut dire aussi : dissociée de la singularité de chaque
téléspectateur ou internaute. L’on dira : les médias audiovisuels ont perdu
leur vocation d’informer, mais ils ne paraissent pas non plus chercher à
émouvoir vraiment – ceci reste l’affaire des arts : la poésie, le roman, la
peinture, la musique, le cinéma. Ils existent pour gouverner l’opinion à
travers les émotions qu’ils fabriquent. Par exemple, diffuser la colère, la
peur, l’indignation. Ils accaparent de la sorte la place désignée par Auguste
Comte (1798-1857) comme celle du pouvoir spirituel, mais sans qu’il y ait d’esprit
à conduire, pas même d’opinion publique, car cette dernière suppose, ainsi que
le disait Emmanuel Kant (1724-1804) « un public qui lit », mais simplement une
opinion massifiée. Ce ne sont pas des émotions réelles, humaines, mais des
émotions de synthèse. Naturelle pendant les dizaines de millénaires, l’émotion
n’était ni une marchandise, ni une chose, ni un produit. Artificielle,
industrielle, collante comme du chewing-gum, sortie des turbines de
l’infotainment, l’émotion partout diffusée comme moyen de gouverner est une
émotion de synthèse.
Ces médias vendent à leurs
clients des émotions destinées à les gouverner. Ce commerce douteux a atteint
son apogée lors du premier confinement, au triste printemps 2020, en réponse à
l’épidémie de covid. La diffusion d’une émotion particulière, la peur, offrit
aux médias et aux pouvoirs l’occasion d’une infantilisation des citoyens aussi
brutale qu’inédite. Les décisions concernant leur vie quotidienne étaient
prises par les pouvoirs publics, tombés au pitoyable rang de directeurs de
domesticité. La dénormalisation l’autorisa : la maîtrise, jusque dans ses
détails les plus fins, de leur existence de chaque jour fut volée aux Français.
Ces derniers ne furent plus maîtres de leur vie quotidienne. Le pouvoir alla
jusqu’à leur dicter le nombre de personnes admissible à table. Pour déguster la
bûche de Noël, sur ordre du simple Directoire qui leur tient lieu de
gouvernement souverain, Papie et Mamie furent relégués à la cuisine, quand les
enfants patientaient dans la salle à manger. Le pouvoir sanctionna même des
personnes qui baissèrent leur masque pour manger un sandwich dehors, d’autres
qui marchaient dans la rue alors que les instructions ordonnaient de courir.
Professionnels de la
pathotechnie, ces médias dominants sont des fabriques d’émotions de synthèse
destinées à remplacer l’émotion humaine, notre compagne depuis les origines.
Ils travaillent à la façon des industriels de l’agroalimentaire, lesquels
persillent les denrées dont ils bombardent le marché de saveurs et d’odeurs de
synthèse. Émotion de synthèse ? Toute véritable émotion est un événement
singulier vêtu d’une forme universelle. Tel est le cas de l’amour et de la
pitié vraie. Tout mouvement amoureux est singulier, l’amour est universel.
L’émotion véritable est le contraire de l’universel singulier cher à Jean-Paul
Sartre (1905-1980), elle est le singulier universel. L’émotion de synthèse,
concoctée dans les cuisines médiatiques, montre une réalité bien différente.
Elle n’est ni singulière, ni universelle, mais massifiée et massifiante, comme
un burger de chez McDo. Elle a aussi peu de parenté avec l’émotion vraie qu’un
fast-food n’en a avec un restaurant. Devant les images médiatiques, tout le
monde ressent une semblable émotion stéréotypée au même instant : fabriquée à
l’extérieur de nous, dans les entreprises idoines, elle est uniforme. L’émotion
médiatique est un uniforme psychique dont on vêt au moyen des technologies de
l’information et de la communication des populations entières. Tête de gondole,
elle est massifiée, standardisée, déshumanisée car dissociée de la pensée. Elle
n’est plus qu’un ersatz de singularité et d’universalité, dont elle est
cependant contrainte, pour se répandre et contaminer les imaginaires, d’usurper
le prestige.
Les mirages passionnels
Les états psychiques que nous
appelons ici « émotions », les philosophes stoïciens Descartes et Alain les
appelaient autrefois « passions ». Généralement, ils en proposaient un bon
usage, neutralisant leur puissance ravageuse. Pour Descartes, la sagesse
consiste à se rendre maîtres des passions de façon à pouvoir les retourner en
source de contentement. Les passions sans la sagesse n’attirent que des maux.
La sagesse tient dans le ménagement des passions par le bon sens. Or, comment
en usent la plupart des médias audiovisuels ? Ils favorisent la colère, la
haine, la pitié, l’indignation, sans la sagesse, qui serait un poison pour leur
négoce. La crise sanitaire permet de gouverner au moyen d’une passion, la peur,
mais la peur de synthèse plutôt que la peur naturelle. Descartes a vu, une fois
pour toutes, la nature de cette passion : « La peur (…), je ne vois point
qu’elle puisse jamais être louable et utile. » Il pointe l’indignation – cette
mine d’or des médias et des groupes de pression wokistes – comme « une espèce
de haine ».
Baruch Spinoza (1632-1677)
renchérit : « L’indignation est la haine envers quelqu’un qui a fait du mal à
un autre. » Ainsi, la société qui se propose de combattre la haine par
l’indignation, sur les réseaux sociaux, dans les émissions de télévision, qui
fait la chasse aux « contenus haineux », qui édicte des lois contre ces
« contenus », se prend les pieds dans le tapis, exhibant involontairement sa
mauvaise foi : promouvant l’indignation, elle alimente la source de la haine. L’indignation,
une espèce de haine, s’oppose, à l'instar de toutes les passions tant que la
raison ne les soumet pas à sa juridiction, à la liberté. Obéir à ses passions,
rappelle Spinoza, est dans tous les cas l’inverse de la liberté : la servitude
humaine.
Pourtant, l’un des aspects de
la critique philosophique des passions éclaire notre situation. Zénon de Citium
(332 av. J.-C. – 262 av. J.-C.), le père du stoïcisme, réfutait la passion,
« un mouvement de l’âme qui s’écarte de la droite raison ». Il ne manquait pas
de la renvoyer au pathologique, soit au maladif et à la passivité. Entrant en
contradiction avec la vitalité, les passions (nous dirions aujourd’hui les
émotions, car le mot « passion » s’est appauvri de sens ces deux derniers
siècles), impliquent la passivité. Le passionné subit, n’est pas en son propre
pouvoir. Il ploie sous le joug de la fortune ou sous celui d’autrui. Résumant
la pensée de l’École du portique, Cicéron (106 av. J.-C. – 43 av. J.-C.)
précisait : « Toutes les maladies et leurs passions dérivent du mépris de la
raison. » Pour l’un des plus grands stoïciens, Chrysippe, (280 av. J.-C. – 206
av. J.-C.), « les passions sont des jugements ». Obstacle à la liberté, la
passion nous soumet à la dépendance de ce qui ne dépend pas de nous. Notre
contemporain sous l’emprise de l’usage médiatique des émotions n’est-il pas
passif ? N’est-il pas soumis tout en s’imaginant libre ? Sa raison n’est-elle
pas endormie comme par une sorte d’opium ? N’est-il pas dépendant de jugements
d’autrui ? Actualité inactuelle de la philosophie : la critique stoïcienne des
passions se révèle pertinente pour décrire la servitude de l’homme
contemporain.
Voici la vie intérieure
déclassée : anesthésiés d’émotions de synthèse, la normalité paralysée, nos
contemporains ne lisent plus, du moins plus les grandes œuvres de la culture,
celles qui nourrissent l’âme, ils regardent la télévision, les écrans, les
séries, Netflix. Ou bien quand ils lisent, ils le font comme ils regardent la
télévision. Ils attendent – mais attendent-ils encore quelque chose ? est-ce le
bon verbe ? – d’un livre la même chose que d’une série ou d’un film à la
télévision. La massification de la télévision a désarmé la lecture.
Visant la langue politique des
médias d’après-guerre, Herbert Marcuse a, dans L’Homme unidimensionnel (1964),
livre dont il faut rappeler l’immense valeur, imposé la notion de « discours
clos », tantôt implicite tantôt explicite, qui accompagne, comme un
sous-titrage, les images génératrices de ces émotions de synthèse. Plus précisément
encore : ces images sont elles-mêmes un discours plus que de pures images, du
genre « clos ». Celui qui le reçoit devient prisonnier. Il se dévide en un
discours sans issue, sans porte ni fenêtre par où le dialogue pourrait entrer.
Clos comme un cercueil pour la pensée, pour la liberté, pour le bon sens.
L’universitaire allemand Roland Reuss (né en 1958) a insisté dans Sortir de
l’hypnose numérique (publié en 2013 en France aux Éditions des îlots de
résistance) sur « les potentialités de réflexion dont le livre est porteur, en
tant qu’objet exigeant de la concentration et de la distance envers toute
chose1 ». Ce qu’il nomme distance, nous l’avons baptisé absence et loisir. La
concentration est l’attention qui restaure la vie intérieure. La réflexion est
la normalité du bon sens. Déminant la servitude issue de la vente de l’émotion
de synthèse, ce vaste commerce narcotique, le livre porte au-delà « des
potentialités de réflexion » les seules potentialités de liberté.
Notes
1 - Reuss Roland, Sortir de l’hypnose numérique, Éditions des îlots de
résistance, 2013, p.122.
Titre et Texte: Robert
Redeker, Front
Populaire, nº 8, Printemps 2022
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