sexta-feira, 25 de março de 2022

Télévision : le commerce narcotique des émotions de synthèse

De Zénon de Citium à Herbert Marcuse en passant par René Descartes et Baruch Spinoza, Robert Redecker nous donne ses clefs de lecture pour comprendre l’emprise toujours plus forte des écrans et pour résister à l’ersatz d’informations qui s’y déverse


Sans doute à cause du développement de la télévision puis de ses avatars – ces écrans alimentés par les images d’internet – la matière première dans laquelle les nouveaux médias découpent leurs discours n’est plus exactement l’information, encore moins la réflexion, encore moins que moins la pensée, mais la seule émotion. L’exclusive émotion. L’information n’est plus que le prétexte à la fabrique de l’émotion. Pas l’émotion naturelle, spontanée, mais l’émotion usinée. L’émotion devient le résultat de l’information. N’est-ce pas, fort cyniquement, sur l’émotion qu’insistent ces médias lorsqu’ils s’adonnent à l’autopromotion ? Certes, comment ne pas être ému devant ces images de tremblements de terre, de maisons dévastées par un cyclone, d’enfants menacés par des soldats, d’autres mourant de faim, ou celles de ces migrants épuisés échoués sur une plage, voire noyés après le chavirage de leur embarcation, qui peuplent les écrans à longueur de journée ? Attention à la naïveté, à la bonté humaine trompée : ces images n’ont rien d’innocent. Ce sont des images chocs, missionnées pour commotionner leurs destinataires, destinées à court-circuiter tout raisonnement, forcément générateur de zapping, dégonfleur d’Audimat, des images propres à décérébrer, qui remplacent l’information et dont l’office est de congédier la possibilité de la pensée. Si quelque chose doit accompagner puis suivre ces images, estiment ces médias, ce ne peut être la pensée, ce doit être l’indignation. Soit : une autre émotion. Avec l’indignation, on ne sort pas de l’enfer de l’émotion. L’indignation aussi sera trompée. Ces médias vivent la raison comme une ennemie, capable de tuer le commerce qu’ils exercent.

Les médias dont il est question ici sont ceux de cet univers que Régis Debray (dans son Cours de médiologie générale, paru chez Gallimard en 1991) baptise « la vidéosphère », qu’il oppose à la « graphosphère », dont relève la presse écrite. Leurs noms ? La télévision, les ordinateurs, les tablettes, les smartphones, mais aussi les réseaux sociaux qui s’appuient sur ces appareils. Si Debray ne les connaissait pas lorsqu’il forgea ce concept, c’est que la vidéosphère s’est archipellisée depuis : les écrans envahissent le domicile ; les voici devenus nomades, accompagnant les personnes dans leurs déplacements. Les hommes sont désormais partout connectés. Partout et toujours branchés par Wifi ou Bluetooth, ces laisses invisibles. La galaxie numérique les a changés en prolongements et prothèses de leur smartphone ou de leur tablette. En terminaux de serveurs lointains. Identifions dans tous ces écrans des métastases de la télévision, leur matrice et ancêtre. La vidéosphère implique la téléprésence, la présence à distance sur les écrans (les terminaux), c’est-à-dire l‘absorption des hommes et du réel par le dispositif technique dont ils ne sont plus que des éléments. Elle organise la présence à distance des hommes et du monde. Dans sa sévérité, le premier confinement se mit en place comme l’utopie et le laboratoire de cette (non-)société de la téléprésence, de la société digitale : son idéal régulateur. Les médias audiovisuels, fonctionnant par la téléprésence, tendent à la déréalisation. À terme, le sentiment de réalité s’en trouve affaibli, la différence entre la présence et la téléprésence, l’écran et la réalité, s’effaçant. Buvards, la téléprésence et l’écran auront alors absorbé la présence et la réalité. Cette déréalisation fournit une explication pour la montée de la violence dans nos sociétés, puisque le principe de réalité ne s’impose plus à nos congénères, perdant de son évidence. Quand le journal écrit, joyau de la graphosphère, suppose l’absence de son objet narratif, la vidéosphère suppose sa téléprésence, sa fausse présence. Or, l’absence, le retrait, est le vide dans lequel la réflexion et la pensée peuvent se développer. S’épanouir. Sans ce vide, nulle réflexion ne peut émerger. Ce vide que les Grecs appelaient « le loisir », skholè, qui a donné « école », manque à notre société !

L’émotion prostituée

Embrigadée par ces médias, maquereautée, l’émotion, qui de par sa nature est toute de pureté, fait le tapin aux linéaires d’un commerce de l’attention inattentive, sans vie intérieure parallèle, sommée de rester collée à l’écran, extérieure au sujet, car si elle muait en attention intellectuelle, si elle se libérait, le client appuierait sur la touche arrêt, il dévisserait du flux d’images et de sons pour réfléchir, penser, se former un jugement. Il ne serait plus un client mais un homme libre ! Il opérerait un retour sur soi, un peu comme le René Descartes du début des Méditations métaphysiques (1641). L’attention redeviendrait intérieure au sujet. La réflexion ne peut croître que dans l’interruption de ce flux. Le spiritualisme français, de Maine de Biran (1766-1824) à Henri Bergson (1859-1941), fit de l’attention l’atmosphère de la vie intérieure, autrement dit de la vraie liberté. Étymologiquement, le mot « extase » désigne un état d’être en dehors de soi-même. Axés sur l’image et le son, les médias contemporains renversent ce schéma : l’attention qu’ils exigent, loin de ce qu’en espérait Maine de Biran, n’est qu’extase béate, qui vidange le sujet de toute vie intérieure, qui le change en écran de projection d’un continuum infini. L’on reconnaît ici le « mauvais infini » – stigmatisé au début du XIXe siècle par Georg Wilhelm Friedrich Hegel – d’images et d’émotions.

L’impératif s’impose à tous les médias audiovisuels : au lieu d’éclairer, de solliciter la raison, il faut séduire, ravir, au sens profond de ce verbe, c’est-à-dire rapter, détourner. Avec le verbe ravir, se présentent deux significations : séduire (« vous êtes ravissante Mademoiselle ») et enlever, rapter (« un enfant a été ravi »). L’émotion médiatique est un rapt qui détourne le client (ne parlons plus de citoyen ni d’usager) de l’ordinaire du cheminement de l’esprit humain, lequel voudrait que l’émotion embrayât sur la pensée. Qu’elle en fût l’occasion. Mais non ! L’émotion médiatique supprime le bon sens, autrement dit l’allure normale de l’esprit humain, « la chose du monde la mieux partagée », écrivit Descartes en introduction de son Discours de la méthode (1637). Autrement dit : la chose qui qualifie l’humanité. Le bon sens, synonyme de la raison, habite en chaque homme, différenciant notre espèce des bêtes. C’est la norme de l’humain. Et voici qu’aux mains de certains intérêts, les technologies médiatiques modernes travaillent à ce que ce bon sens, la norme de l’humain, n’ait plus l’occasion de s’exercer. Asséchant l’espace de la pensée, cette espèce manipulée d’émotion vaut pour elle-même. Autotélique elle est son propre but : l’alpha et l’oméga, le point de départ et le point d’arrivée, de ce genre de démarche médiatique. Ces médias utilisent le sentiment humanitaire pour empêcher nos contemporains de devenir complètement humains – de se retirer du flux, de faire un pas de côté pour user de leur raison. Le bon sens norme l’humanité, disons-nous, en articulant émotion, réflexion, pensée, en appliquant bien ce qui est bon, l’esprit. Aux antipodes de ce que nous apprend Descartes sur l’universalité du bon sens, la dénormalisation brise le lien entre émotion, réflexion et pensée. L’émotion, dans son usage médiatique, est dénormalisante. Dénormaliser est déshumaniser. Le contraire de la norme est le conformisme. Ces médias dénormalisent l’esprit humain pour répandre le conformisme, la plate uniformité des hommes dénormalisés, le réflexe d’adhésion au message muet véhiculé par les images.

« Un public qui (ne) lit (plus) »

Quelle émotion constitue la matière première des médias ? Réponse : une émotion déshumanisée car dissociée de la pensée. Ce qui veut dire aussi : dissociée de la singularité de chaque téléspectateur ou internaute. L’on dira : les médias audiovisuels ont perdu leur vocation d’informer, mais ils ne paraissent pas non plus chercher à émouvoir vraiment – ceci reste l’affaire des arts : la poésie, le roman, la peinture, la musique, le cinéma. Ils existent pour gouverner l’opinion à travers les émotions qu’ils fabriquent. Par exemple, diffuser la colère, la peur, l’indignation. Ils accaparent de la sorte la place désignée par Auguste Comte (1798-1857) comme celle du pouvoir spirituel, mais sans qu’il y ait d’esprit à conduire, pas même d’opinion publique, car cette dernière suppose, ainsi que le disait Emmanuel Kant (1724-1804) « un public qui lit », mais simplement une opinion massifiée. Ce ne sont pas des émotions réelles, humaines, mais des émotions de synthèse. Naturelle pendant les dizaines de millénaires, l’émotion n’était ni une marchandise, ni une chose, ni un produit. Artificielle, industrielle, collante comme du chewing-gum, sortie des turbines de l’infotainment, l’émotion partout diffusée comme moyen de gouverner est une émotion de synthèse.

Ces médias vendent à leurs clients des émotions destinées à les gouverner. Ce commerce douteux a atteint son apogée lors du premier confinement, au triste printemps 2020, en réponse à l’épidémie de covid. La diffusion d’une émotion particulière, la peur, offrit aux médias et aux pouvoirs l’occasion d’une infantilisation des citoyens aussi brutale qu’inédite. Les décisions concernant leur vie quotidienne étaient prises par les pouvoirs publics, tombés au pitoyable rang de directeurs de domesticité. La dénormalisation l’autorisa : la maîtrise, jusque dans ses détails les plus fins, de leur existence de chaque jour fut volée aux Français. Ces derniers ne furent plus maîtres de leur vie quotidienne. Le pouvoir alla jusqu’à leur dicter le nombre de personnes admissible à table. Pour déguster la bûche de Noël, sur ordre du simple Directoire qui leur tient lieu de gouvernement souverain, Papie et Mamie furent relégués à la cuisine, quand les enfants patientaient dans la salle à manger. Le pouvoir sanctionna même des personnes qui baissèrent leur masque pour manger un sandwich dehors, d’autres qui marchaient dans la rue alors que les instructions ordonnaient de courir.

Professionnels de la pathotechnie, ces médias dominants sont des fabriques d’émotions de synthèse destinées à remplacer l’émotion humaine, notre compagne depuis les origines. Ils travaillent à la façon des industriels de l’agroalimentaire, lesquels persillent les denrées dont ils bombardent le marché de saveurs et d’odeurs de synthèse. Émotion de synthèse ? Toute véritable émotion est un événement singulier vêtu d’une forme universelle. Tel est le cas de l’amour et de la pitié vraie. Tout mouvement amoureux est singulier, l’amour est universel. L’émotion véritable est le contraire de l’universel singulier cher à Jean-Paul Sartre (1905-1980), elle est le singulier universel. L’émotion de synthèse, concoctée dans les cuisines médiatiques, montre une réalité bien différente. Elle n’est ni singulière, ni universelle, mais massifiée et massifiante, comme un burger de chez McDo. Elle a aussi peu de parenté avec l’émotion vraie qu’un fast-food n’en a avec un restaurant. Devant les images médiatiques, tout le monde ressent une semblable émotion stéréotypée au même instant : fabriquée à l’extérieur de nous, dans les entreprises idoines, elle est uniforme. L’émotion médiatique est un uniforme psychique dont on vêt au moyen des technologies de l’information et de la communication des populations entières. Tête de gondole, elle est massifiée, standardisée, déshumanisée car dissociée de la pensée. Elle n’est plus qu’un ersatz de singularité et d’universalité, dont elle est cependant contrainte, pour se répandre et contaminer les imaginaires, d’usurper le prestige.

Les mirages passionnels

Les états psychiques que nous appelons ici « émotions », les philosophes stoïciens Descartes et Alain les appelaient autrefois « passions ». Généralement, ils en proposaient un bon usage, neutralisant leur puissance ravageuse. Pour Descartes, la sagesse consiste à se rendre maîtres des passions de façon à pouvoir les retourner en source de contentement. Les passions sans la sagesse n’attirent que des maux. La sagesse tient dans le ménagement des passions par le bon sens. Or, comment en usent la plupart des médias audiovisuels ? Ils favorisent la colère, la haine, la pitié, l’indignation, sans la sagesse, qui serait un poison pour leur négoce. La crise sanitaire permet de gouverner au moyen d’une passion, la peur, mais la peur de synthèse plutôt que la peur naturelle. Descartes a vu, une fois pour toutes, la nature de cette passion : « La peur (…), je ne vois point qu’elle puisse jamais être louable et utile. » Il pointe l’indignation – cette mine d’or des médias et des groupes de pression wokistes – comme « une espèce de haine ».

Baruch Spinoza (1632-1677) renchérit : « L’indignation est la haine envers quelqu’un qui a fait du mal à un autre. » Ainsi, la société qui se propose de combattre la haine par l’indignation, sur les réseaux sociaux, dans les émissions de télévision, qui fait la chasse aux « contenus haineux », qui édicte des lois contre ces « contenus », se prend les pieds dans le tapis, exhibant involontairement sa mauvaise foi : promouvant l’indignation, elle alimente la source de la haine. L’indignation, une espèce de haine, s’oppose, à l'instar de toutes les passions tant que la raison ne les soumet pas à sa juridiction, à la liberté. Obéir à ses passions, rappelle Spinoza, est dans tous les cas l’inverse de la liberté : la servitude humaine.

Pourtant, l’un des aspects de la critique philosophique des passions éclaire notre situation. Zénon de Citium (332 av. J.-C. – 262 av. J.-C.), le père du stoïcisme, réfutait la passion, « un mouvement de l’âme qui s’écarte de la droite raison ». Il ne manquait pas de la renvoyer au pathologique, soit au maladif et à la passivité. Entrant en contradiction avec la vitalité, les passions (nous dirions aujourd’hui les émotions, car le mot « passion » s’est appauvri de sens ces deux derniers siècles), impliquent la passivité. Le passionné subit, n’est pas en son propre pouvoir. Il ploie sous le joug de la fortune ou sous celui d’autrui. Résumant la pensée de l’École du portique, Cicéron (106 av. J.-C. – 43 av. J.-C.) précisait : « Toutes les maladies et leurs passions dérivent du mépris de la raison. » Pour l’un des plus grands stoïciens, Chrysippe, (280 av. J.-C. – 206 av. J.-C.), « les passions sont des jugements ». Obstacle à la liberté, la passion nous soumet à la dépendance de ce qui ne dépend pas de nous. Notre contemporain sous l’emprise de l’usage médiatique des émotions n’est-il pas passif ? N’est-il pas soumis tout en s’imaginant libre ? Sa raison n’est-elle pas endormie comme par une sorte d’opium ? N’est-il pas dépendant de jugements d’autrui ? Actualité inactuelle de la philosophie : la critique stoïcienne des passions se révèle pertinente pour décrire la servitude de l’homme contemporain.

Voici la vie intérieure déclassée : anesthésiés d’émotions de synthèse, la normalité paralysée, nos contemporains ne lisent plus, du moins plus les grandes œuvres de la culture, celles qui nourrissent l’âme, ils regardent la télévision, les écrans, les séries, Netflix. Ou bien quand ils lisent, ils le font comme ils regardent la télévision. Ils attendent – mais attendent-ils encore quelque chose ? est-ce le bon verbe ? – d’un livre la même chose que d’une série ou d’un film à la télévision. La massification de la télévision a désarmé la lecture.

Visant la langue politique des médias d’après-guerre, Herbert Marcuse a, dans L’Homme unidimensionnel (1964), livre dont il faut rappeler l’immense valeur, imposé la notion de « discours clos », tantôt implicite tantôt explicite, qui accompagne, comme un sous-titrage, les images génératrices de ces émotions de synthèse. Plus précisément encore : ces images sont elles-mêmes un discours plus que de pures images, du genre « clos ». Celui qui le reçoit devient prisonnier. Il se dévide en un discours sans issue, sans porte ni fenêtre par où le dialogue pourrait entrer. Clos comme un cercueil pour la pensée, pour la liberté, pour le bon sens. L’universitaire allemand Roland Reuss (né en 1958) a insisté dans Sortir de l’hypnose numérique (publié en 2013 en France aux Éditions des îlots de résistance) sur « les potentialités de réflexion dont le livre est porteur, en tant qu’objet exigeant de la concentration et de la distance envers toute chose1 ». Ce qu’il nomme distance, nous l’avons baptisé absence et loisir. La concentration est l’attention qui restaure la vie intérieure. La réflexion est la normalité du bon sens. Déminant la servitude issue de la vente de l’émotion de synthèse, ce vaste commerce narcotique, le livre porte au-delà « des potentialités de réflexion » les seules potentialités de liberté.

Notes
1 - Reuss Roland, Sortir de l’hypnose numérique, Éditions des îlots de résistance, 2013, p.122.

Titre et Texte: Robert Redeker, Front Populaire, nº 8, Printemps 2022

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