terça-feira, 17 de maio de 2022

[L’édito de Valérie Toranian] La guerre en Ukraine est-elle une guerre américaine ?

Valérie Toranian

C’est ce qu’affirmait le magazine Marianne en Une de son numéro du 5 mai. Certes, la Russie est l’agresseur, mais à qui profite le crime ?, pouvait-on y lire en substance. Si cette guerre se prolonge, les États-Unis en seraient les grands bénéficiaires. En vendant leur gaz, en remplacement du gaz russe. En dopant l’industrie militaire américaine chargée de fournir toujours plus d’armement à l’Ukraine. En reconstruisant l’Ukraine, une fois qu’ils auront contribué à la faire détruire, ce qui serait tout bénéfice pour leurs entreprises. Pour toutes ces raisons, et aussi pour se venger de Poutine qui aurait trafiqué les élections de 2016 et fait perdre Hillary Clinton, les démocrates américains sont dans une surenchère et risquent de déclencher une Troisième Guerre mondiale dont les Européens seraient les victimes. Bref, nous serions les dindons de leur farce.

« L’antiaméricanisme est une valeur sûre. Jamais démonétisée. Elle a uni dans son lit l’extrême gauche, les communistes (quand il y en avait) et l’extrême droite. Mais aussi une bonne partie des souverainistes de droite et de gauche. »

En trois mois, la guerre de Poutine contre l’Europe serait devenue la guerre de l’Amérique contre l’Europe. Cette « vérité », bien sûr, est indicible, nous précise l’hebdomadaire. Car la majorité de nos concitoyens est aveuglée par l’émotion. Mais entre gens intelligents lorsqu’on ose se dire les choses en face, le sujet est une évidence. Le tour de passe-passe est stupéfiant. Mais pas étonnant. Et surtout pas inédit. En France, l’antiaméricanisme est une valeur sûre. Jamais démonétisée. Elle a uni dans son lit l’extrême gauche, les communistes (quand il y en avait) et l’extrême droite. Mais aussi une bonne partie des souverainistes de droite et de gauche. On y a retrouvé la haine du capitalisme, de l’argent, des banques, de la culture américaine. S’y ajoute, à droite, la haine de la technologie, tueuse de civilisation. Et à gauche, le soutien à l’URSS dont le totalitarisme, quels que soient ses crimes, ne saurait être comparé à l’impérialisme américain, nouveau Satan.

Entendons-nous bien. Il n’est pas question de pêcher par naïveté. Les Américains sont une puissance (pour le moment toujours la première mondiale) qui défend ses intérêts géopolitiques et économiques. Joe Biden redoute, à juste titre, les élections de mi-mandat de novembre prochain : le consensus qui existe au Congrès en faveur de la guerre peut l’aider à affronter cette échéance électorale en meilleure posture. Et faire oublier son fiasco afghan. Cela peut également inciter son challenger chinois dans le Pacifique à réfléchir à deux fois avant d’attaquer Taïwan, ce qui n’est pas anodin pour la Maison Blanche. Que les États-Unis vendent des armes à l’Allemagne ou fassent tourner leurs usines d’armement, la belle affaire ! Les Américains ont aussi exporté de l’armement pendant les deux Guerres mondiales, ils sont entrés en guerre tardivement, c’est vrai, mais leur entrée en guerre a été décisive et leurs pertes humaines ont été très importantes. Les États-Unis ont aidé à la reconstruction de l’Europe à travers le plan Marshall : certes, ce n’était pas une action philanthropique, mais les effets bénéfiques du plan étaient incontestables.

À cause de la guerre en Ukraine, les Américains vont probablement nous vendre leur gaz : ah, les ignobles marchands ! Mais personne n’a rien à redire si nous l’achetons à la dictature algérienne ou à l’Azerbaïdjan, dictature corrompue et répressive qui a fait en 2020 une guerre éclair contre les Arméniens du Karabakh, dont tout le monde se contrefout. Les profiteurs de guerre sont multiples. Et les lâchetés protéiformes.

Pas question d’absoudre l’Amérique de ses fautes et de ses erreurs. Une critique rationnelle de la politique américaine est évidemment nécessaire et souhaitable. Le fiasco américain en Afghanistan est encore en mémoire. L’incapacité en vingt ans de former un État de droit et une armée digne de ce nom, après avoir prétendu imposer la démocratie « clé en mains », est un sinistre échec. Les guerres menées par l’Occident en Irak et en Lybie se sont avéré des catastrophes. L’américanisation des mœurs et de la culture, la domination de la technologie des géants américains sur nos modes de vie et nos cerveaux, doit continuer à faire l’objet de nos critiques. Mais rien ne justifie de verser dans une américanophobie indigente et complotiste. Faire des États-Unis les véritables fauteurs de troubles, ceux qui ruinent la paix en Europe aujourd’hui est proprement sidérant. La France insoumise et le Rassemblement national en sont convaincus. Un certain nombre de médias et d’intellectuels aussi.

Cet antiaméricanisme n’est pas récent ; il est un invariant d’une partie non négligeable des élites françaises. Notre pays, depuis le XIXe siècle, est partagé entre la fascination que lui inspire l’énergie de ce continent neuf et son mépris pour le manque de raffinement et la brutalité supposée de ses habitants. Stendhal est indisposé par « ce peuple sans opéra ». Baudelaire parle d’une « barbarie éclairée au gaz ». Et pour Clemenceau, certes avec humour, « Les États-Unis sont le seul pays à être passé de la préhistoire à la décadence sans passer par le stade de la civilisation » (1).

À l’antiaméricanisme de Maurras, fondé sur la haine des « puissances de l’argent », succède celui de Sartre pour qui l’Amérique reste la figure du mal par excellence. La culture stalinienne qui a profondément marqué l’université en son temps, n’est pas étrangère au refus de tracer une équivalence entre les deux totalitarismes du XXe siècle.

« Il est frappant de constater que certains dénoncent une « guerre américaine » en Ukraine au moment même où la Finlande et la Suède font acte de candidature pour entrer dans l’OTAN, jugée « en mort cérébrale » par Emmanuel Macron en 2019 et ressuscitée par la guerre en Ukraine. »

L’antiaméricanisme se réclame souvent de De Gaulle. Mais c’est à tort. Les rapports du Général avec Washington étaient difficiles car il ne voulait pas que la France perde son rôle de puissance indépendante. Mais on cherchera en vain dans ses écrits des traces d’antiaméricanisme. Au contraire, lors de la crise des missiles de Cuba, il se rangera immédiatement du côté de Kennedy. L’antiaméricanisme mêlé d’antisionisme et d’antisémitisme, dans les quartiers à forte population d’origine arabo-musulmane en France, a revivifié le genre. Quant à la gauche multiculturelle racialiste et indigéniste, elle emprunte ses modèles à la société américaine tout en affichant sa haine de l’Occident blanc, colonisateur et prédateur. Paradoxes postmodernes.

Il est frappant de constater que certains dénoncent une « guerre américaine » en Ukraine au moment même où la Finlande et la Suède font acte de candidature pour entrer dans l’OTAN, jugée « en mort cérébrale » par Emmanuel Macron en 2019 et ressuscitée par la guerre en Ukraine. La guerre d’agression menée par Poutine contre son voisin démocratique ukrainien a fait basculer la Finlande, jusqu’à présent modèle de « neutralité » entre les deux blocs. Depuis la chute de l’Union soviétique, les ex-républiques du bloc soviétique se sont précipitées dans le giron de l’OTAN. La fameuse « extension à l’Est » de l’OTAN, qui aurait provoqué le sentiment d’encerclement et d’humiliation de la Russie, ne fut pas, contrairement à ce qu’on entend, à l’initiative de l’Amérique. Ce fut une demande très forte de ces nouveaux États qui voulaient se protéger durablement de la menace russe, au-delà de la menace soviétique. À croire que pour eux, l’impérialisme n’était pas lié à la nature communiste du régime mais bien à une constante géopolitique de leur voisin russe. Dont il fallait se méfier. La brûlure de l’histoire n’est pas la même lorsqu’on a connu des décennies de totalitarisme soviétique ou lorsqu’on fait partie d’une démocratie occidentale qui en fut préservée. Fallait-il demander à ces pays de renoncer à ce bouclier protecteur pour ne pas irriter l’ours russe ?

Ce n’est pas l’Amérique qui nous entraîne dans une guerre irresponsable, c’est Poutine. Si la guerre se prolonge c’est parce que l’incroyable résistance ukrainienne n’a pas failli, que son président Zelenski n’a pas déserté et qu’il a su rallier les Occidentaux à sa cause. Ce n’est pas en dénonçant la surenchère d’une aide à l’Ukraine que nous nous protégerons de la menace qui pèse sur l’Europe. Poutine, comme avant lui les généraux soviétiques, ne comprend et ne respecte que la fermeté et la force. Cette guerre n’est pas une guerre américaine en Ukraine mais une guerre contre l’Europe. Et quoi qu’on pense de Biden, de ses propos parfois maladroits, ou de ses arrière-pensées électoralistes, il n’est certainement pas notre ennemi mais bien notre allié.

Titre et Texte: Valérie Toranian, Directrice de la Revue des Deux Mondes, lundi, 16-5-2022 

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