Valérie Toranian
Tout reconstruire. De la base au sommet. Faire son examen de conscience. Trouver un chemin et un leader capable de retisser la confiance. Proposer un nouveau visage et une vision claire pour 2027. Le constat et la feuille de route sont les mêmes pour la gauche et la droite traditionnelles, laminées par le premier tour de l’élection présidentielle. Plus d’un Français sur deux a voté pour les extrêmes. C’est inédit dans l’histoire de la Ve République. Une majorité de nos concitoyens a désavoué les partis qui ont façonné la vie politique française depuis l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir en 1958. Le crash sans précédent du Parti socialiste avec Anne Hidalgo à 1,75 % des voix, avait été précédé de l’avertissement de 2017 avec un Benoît Hamon à 6,36 % des voix : déjà un échec, pas encore le fond de l’abîme. La droite a divisé par quatre son score de 2017, lorsque François Fillon était arrivé à la quatrième place avec 20,01 % des voix. Valérie Pécresse a reconnu avoir été incapable de desserrer la tenaille entre le projet macronien et la droite radicale : Emmanuel Macron a réussi son hold-up sur la droite en siphonnant les électeurs de la candidate LR qui finit avec 4,78 % des voix, un désastre historique pour la droite traditionnelle. Il n’y a plus d’alternance politique de gouvernement en France. Hormis Emmanuel Macron, le paysage politique est un champ de ruines.
« Marine Le Pen est bien mieux
préparée qu’en 2017, son discours sur le pouvoir d’achat plaît, et depuis qu’on
a fait couler à flots l’argent magique pour protéger les Français lors de la
pandémie, il va être difficile d’envoyer balader ses réformes sociales, fort
coûteuses, sous prétexte qu’il n’y a pas d’argent pour les financer. »
Les raisons de cette
catastrophe en miroir pour la gauche et la droite sont multiples.
§ L’argument
du « vote utile » qui a poussé les électeurs de gauche à voter… extrême gauche
(une « première » dans l’histoire de la gauche) et les électeurs de droite à
voter Macron, dès le premier tour.
§ La campagne volée ou tout du moins inexistante. Emmanuel Macron s’est dérobé. Par stratégie de surplomb, au départ, puis parce que la guerre en Ukraine l’a largement mobilisé et que cette irruption du tragique favorisait son leadership.
§ La
bonne campagne de Jean-Luc Mélenchon qui a conquis un vote jeune, un
vote bobo des villes et un vote musulman notamment en Seine-Saint-Denis ou à
Roubaix. Sa nouvelle stratégie islamo-gauchiste, en rupture avec sa propre
tradition laïque et républicaine, aura été payante. Et c’est une inquiétude
profonde pour l’avenir de la gauche sociale-démocrate.
§ La
calinothérapie réussie de Marine Le Pen qui s’est transformée en « tata Marine
», proclamant son « amour » du peuple et son droit au « bonheur ». Son discours
empathique, son registre volontairement émotionnel s’opposait à l’arrogance
d’un camp macronien, technique, froid, intelligent mais « sans cœur ». Dans la
dernière ligne droite de sa campagne, elle a surjoué la nounou des Français,
qui va les gâter et les consoler. Le contraire d’Éric Zemmour, dont la posture virile, droite dans ses
bottes idéologiques, parfois intransigeante, a dû choquer une partie de ses
électeurs potentiels : ainsi ses propos sur les handicapés, sur les enfants
Sandler enterrés en Israël ou sur les réfugiés ukrainiens. Dans une campagne,
l’intelligence du cœur compte aussi. Avec 7,07 % des voix, Éric Zemmour, qui
avait créé l’électrochoc de ce début de campagne, n’a pas concrétisé la
dynamique de ses débuts.
§ Éric
Zemmour a largement essuyé les balles dirigées contre le camp
souveraino-poutiniste accusé de penchant, voire de fascination pour le maître
du Kremlin. Le candidat de Reconquête ! paye plus cher que Marine Le Pen ou
Jean-Luc Mélenchon, dont les positions étaient pourtant tout aussi douteuses.
Mais il a été moins habile à se repositionner vite fait dans le bon sens : on
ne remplace pas trente ans d’expérience politique… Il a servi de
paratonnerre, tout comme il a largement aidé, par son discours beaucoup plus
tranché sur l’immigration, à dédiaboliser Marine Le Pen.
Certes, Marine Le Pen n’a pas
le monopole du cœur. C’est probablement ce que lui répondra Emmanuel Macron,
lors du débat télévisé qui les opposera mercredi 20 avril. Mais le président
candidat aura fort à faire pour mettre à mal son adversaire. Marine Le Pen est
bien mieux préparée qu’en 2017, son discours sur le pouvoir d’achat plaît, et
depuis qu’on a fait couler à flots l’argent magique pour protéger les Français
lors de la pandémie, il va être difficile d’envoyer balader ses réformes
sociales, fort coûteuses, sous prétexte qu’il n’y a pas d’argent pour les
financer.
« Si Emmanuel Macron ne tire
pas les leçons de ce déchirement de notre société, son second quinquennat ne va
que renforcer un dangereux sentiment de frustration et d’impuissance. »
Dans son livre consacré aux Révoltés d’Occident (éd.
de l’Observatoire), la journaliste Laure Mandeville analyse le moment Zemmour dans la
société française et le compare notamment au phénomène Trump qui a laissé les
élites américaines médusées, incapables de comprendre les frustrations
profondes de l’Amérique. L’échec du candidat de Reconquête ! ne signifie pas
que la question identitaire ou les problématiques liées à la crise migratoire
ont cédé le pas à une préoccupation économique. Marine Le Pen a recentré sa
campagne sur le pouvoir d’achat pour élargir son socle à gauche et répondre à
une angoisse majeure que la crise des « gilets jaunes » avait réactualisée.
Mais le « vote utile » du front anti-macronien en faveur de Marine Le Pen est
porteur d’une double insécurité, à la fois économique et culturelle.
Laure Mandeville a sillonné
une partie de l’Europe et de l’Amérique, où elle a séjourné trois ans, à la
rencontre des artisans de cette rébellion à la fois nationaliste et
conservatrice qui traverse l’Occident de la Belgique à l’Autriche, de la
Hollande à la Hongrie ou la Pologne. Partout une même myopie des élites, un
même appel à faire digue contre les extrêmes, renvoyés au « fascisme », aux «
heures les plus sombres de l’histoire ». Avec une efficacité plus que relative.
La journaliste observe une France de 2022 déchirée entre deux peurs : « la peur
d’une nation qui s’inquiète pour son avenir » et redoute les conséquences à
vingt ou trente ans d’une question migratoire non maîtrisée et d’un déclin de
nos valeurs civilisationnelles. Et en face « la peur d’enflammer les passions
nationales ou religieuses, de “réveiller la bête immonde” du racisme et du
nationalisme, par une approche trop binaire » et de « glisser vers une guerre
civile ». La première peur est celle de se « tromper de trajectoire stratégique
», la seconde, « celle de sacrifier notre stabilité ». Ces deux peurs,
ajoute-t-elle avec raison, cohabitent souvent à l’intérieur d’une même
personne.
C’est ce qui pourrait rendre
non seulement le second tour de cette élection bien plus serré qu’en 2017 mais
surtout, les mois et les années qui viennent, difficiles en termes de
gouvernance et potentiellement explosifs. Si Emmanuel Macron ne tire pas les
leçons de ce déchirement de notre société, son second quinquennat ne va que
renforcer un dangereux sentiment de frustration et d’impuissance. La gauche et
la droite ont quelques années pour reconstruire une véritable alternative. En
cessant pour la première de caresser dans le sens du poil les élites woke néoféministes,
décoloniales et néo-racistes qui l’ont coupée des classes populaires et ont
anéanti son héritage républicain. En n’hésitant pas, pour la seconde, à se
réinventer.
Titre et Texte: Valérie Toranian,
Directrice de la Revue des Deux Mondes, lundi, 11-4-2022
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