Pierre Valentin
La psychologie dissidente du wokisme,
caractérisée par l’estime de soi et l’opposition au monde, engendre selon
Pierre Valentin des postulats complotistes infalsifiables.
Qu’est-ce que le wokisme ? Commençons par définir le terme : le wokisme est une idéologie qui perçoit les sociétés occidentales comme étant fondamentalement régies par des structures de pouvoir, des hiérarchies de domination, des systèmes d’oppression qui auraient pour but, ou en tout cas pour effet, « d’inférioriser » l’Autre, c’est-à-dire la figure de la minorité sous toutes ses formes (sexuelle, religieuse, ethnique etc.) par des moyens souvent invisibles. Le « woke » est celui qui est éveillé à cette réalité néfaste et qui se donne pour mission de « conscientiser » les autres.
En quoi serait-ce un
complotisme ?
Il faut d’abord essayer de
comprendre la psychologie dissidente.
Trois principes gouvernent la
psyché du dissident :
1.
Je pense que je suis bon (principe d’estime de
soi/élitiste).
2.
Je sais que le monde est mauvais (diagnostic
sociétal).
3. Je suis contre ce monde (principe d’opposition).
Combinez deux d’entre elles
sous forme de postulats et vous serez systématiquement obligés d’accepter la
troisième en conclusion. L’estime de soi du dissident dépend donc de la
nocivité fondamentale du monde, ce qui interdit tout émerveillement ou
gratitude, et favorise grandement le ressentiment.
Cette posture possède néanmoins plusieurs avantages.
En parlant de la branche
indigéniste du mouvement woke le philosophe Pierre-André Taguieff souligne la
déresponsabilisation que permet cette manière de penser, car l’individu est
poussé à externaliser ses échecs afin de les mettre sur le dos « du système
» : « La responsabilité individuelle est évacuée : c’est le système qui
dirige tout, les pensées, les sentiments et les actions des individus, simples
marionnettes. ».
Elle offre également la
possibilité de se mettre à distance de ce « système » – entité maléfique et
floue, aux forces aussi difficilement cernables qu’omnipotentes – tout en se
trouvant une raison d’agir dans le monde : agir contre ce
monde. Ce faisant, on peut se respecter moralement, et à relativement peu de
frais.
Le Système nous ment
Cette logique « systémique »
se révèle omniprésente dans le logiciel woke.
Il faut se tourner pour mieux
le comprendre vers le concept de « Savoir-Pouvoir » chez Michel Foucault :
« Le pouvoir produit du savoir
(et pas simplement en le favorisant parce qu’il le sert ou en l’appliquant
parce qu’il est utile) ; que pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un
l’autre ; qu’il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative
d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même
temps des relations de pouvoir ».
La lecture woke faite de cet
extrait ressemble furieusement au fameux slogan complotiste « ce que ILS ne
veulent pas que vous sachiez ». Le pouvoir, le système, censure tout ce qui «
dérange ».
Ainsi, dans l’esprit de
certains penseurs des « disability studies », c’est « le
système » qui fait que l’on perçoit les troubles psychologiques comme étant
« anormaux » et qui véhicule des idées néfastes.
Une activiste de ce domaine
affirmait par exemple :
« Je ne crois pas qu’il faille
donner le pouvoir au complexe médico-industriel et à son monopole de définir
et de déterminer qui est considéré comme autiste et qui ne l’est pas ».
Car ce système nous ment
forcément, et l’on voit ici que la cohérence interne du complotisme est moins
importante que la posture dissidente. Ainsi, on a pu constater récemment que
lorsque les extraterrestres n’étaient pas mentionnés par le gouvernement
états-unien, c’était la preuve qu’ils existaient, tandis que désormais, leur
mention serait presque en soi la preuve de leur non-existence ; une
tactique de « diversion » de la part des politiques pour « nous
cacher les vrais sujets » (dont faisaient partie hier encore les
extraterrestres).
Pour le formuler autrement, si
la cohérence positive interne des militants dans les deux cas n’existe pas
réellement, ils possèdent néanmoins une unité négative :
« la lutte contre le système ».
Le Complot est une poupée
russe
De la même façon, le
complotiste ne croit pas à un complot juif, à un complot franc-maçon, et à un
complot reptilien qui entreraient en conflit.
Les complots doivent s’emboîter
verticalement, et non simplement s’additionner horizontalement. D’une
certaine façon, pour le complotiste, les complots n’existent
pas, car ils sont dissous dans Le Complot, qui Lui existe
bien. Le complot juif aide le complot franc-maçon, qui lui-même est tenu par
les reptiliens. Ils doivent former un tout cohérent, voire hiérarchique, sans
dissensions internes, et aux intérêts parfaitement convergents.
Tout ceci s’aperçoit aisément
au sein du schéma intersectionnel.
Il n’y a pas d’un côté le «
réseau masculin » qui lutterait pour davantage de pouvoir face à la « tribu
hétérosexuelle » et contre le « clan blanc », mais plutôt une
espèce d’hydre masculino-hétéro-blanche qui dominerait tous les opprimés, qui
se retrouvent eux aussi fusionnés d’un même geste de résistance en un ensemble
cohérent. Ces nouveaux Damnés de la Terre (bloc dont l’unité est naturellement,
elle aussi, très largement imaginée) ont pour devoir de lutter contre « le
système hétéro-patriarcal blanc », facteur explicatif de toutes leurs
souffrances.
Cette clef de lecture
totalisante permet à celui qui la possède de croire à sa supériorité morale et
intellectuelle. Celui qui a compris peut toiser de haut ceux qui n’ont pas
compris ; celui qui est éveillé mépriser ceux qui sont
endormis. Ces derniers, qu’ils soient classés dans le camp des bourreaux ou des
victimes, ne peuvent globalement rien apporter de sensé à la conversation.
Comme dans tout complotisme,
la possibilité d’un désaccord bienveillant ou étayé est rejetée d’avance.
Sauver les
« dominés », qu’ils le veuillent ou non
En effet, le « dominant » qui
n’est pas d’accord est naïf et ignorant, car il a grandi dans des sociétés
occidentales sexistes et racistes, et tel le poisson qui ne perçoit pas l’eau
dans laquelle il a toujours baigné, il serait incapable de percevoir le mal
dont il est issu et qu’il propage.
Dans certains cas, ses paroles
seront réduites à des stratégies pour conserver son pouvoir et ses
« privilèges ». Le « dominé » qui affiche son désaccord
avec l’idéologie qui se permet de parler en son nom sera quant à lui accusé
de souffrir d’une forme de syndrome de Stockholm, ou alors d’avoir intériorisé les
dogmes du système en place au point de ne plus pouvoir s’en défaire.
Ainsi, une femme qui sera en
désaccord avec une théorie woke souffrira probablement « d’internalised
misogyny », tout comme un noir anti-woke aura intégré le racisme de
la classe dominante. Le ad hominem devient officiellement un
argument valide, et l’infalsifiabilité du propos s’institutionnalise au sein de
la logique intersectionnelle. Celui qui conteste la théorie sera
systématiquement naïf/ignorant ou cynique/cruel.
Cette posture
moralo-intellectuelle se révèle non seulement arrogante, mais profondément
addictive, à tel point que celui qui l’apprivoise aura bien du mal à s’en
défaire, même lorsque sa théorie entrera en conflit avec ceux qu’elle prétend
plaindre et défendre.
Prenons l’exemple de la
Théorie Critique de la Race, particulièrement influente aux États-Unis (voire
désormais en France). Cette dernière n’est autre qu’une théorie du complot qui
défend l’idée selon laquelle les blancs, à la fois par le passé (ce qui
pourrait se défendre) mais également aujourd’hui (ce qui est faux), auraient organisé
la société spécifiquement afin de faire en sorte qu’elle produise des
disparités raciales (le « racisme systémique ») en leur faveur. Outre le fait
qu’on pourrait parfaitement remplacer « les blancs » par « les Juifs » pour se
rendre compte de la teneur réelle du propos, elle met régulièrement ses
théoriciens en porte-à-faux avec leurs cibles.
Aux États-Unis – pays censé
être dominé par ce « racisme systémique » omnipotent, étouffant, créé par
et pour les blancs – les Asiatiques et les Juifs se débrouillent
pourtant remarquablement bien.
Comment est-ce que le wokisme
réagit face à cette réalité dérangeante ?
C’est ici que ce mouvement
révèle sa nature profonde, car il témoigne d’une volonté de « sacrifier » ces
minorités pour mieux préserver sa cause. Les Asiatiques et les Juifs en
Amérique sont désormais traités de « white adjacent »,
c’est-à-dire de de « proto-blancs », de quasi-blancs,
déjà proche de la « blanchité », qui fait office de mal suprême.
Symboliquement, cette proximité les déchoit de leur statut de
« minoritaire ». Le racisme anti-asiatique et l’antisémitisme
pourraient ainsi progressivement à terme être perçus comme de courageuses
postures dissidentes à l’encontre du « système blanc ».
Complot sans comploteurs
Cette hypothèse du
« racisme systémique » postule ainsi que le racisme, système
totalisant plutôt que comportement individuel, peut fonctionner sans racistes.
De la même façon, le « sexisme
systémique » ne nécessite pas de sexistes pour se perpétuer. Toute disparité
statistique dans un domaine donné sera jugée comme une preuve en soi du
problème « systémique » dudit domaine. Nous voyons là la
particularité du wokisme parmi les complotismes : son complot peut
fonctionner sans comploteurs.
Évidemment, un rapide coup
d’œil sur Twitter permettra rapidement de voir qu’ils ne sont pas pour autant
allergiques à un bon vieux phénomène de boucs émissaires et d’annulations, mais
il n’en demeure pas moins que les forces de l’ombre peuvent maintenir ou
accroître leur puissance sans « mangemorts » à temps plein. Cela
offre à l’idéologie woke un avantage non-négligeable car elle permet de
« s’absoudre » de la charge de la preuve ; on a plus besoin de
donner d’exemples d’actes ou de comportements racistes
pour user de cette étiquette infâmante une fois qu’elle est transformée en
système. Pour filer la comparaison, le complotiste ici peut expliquer la
pertinence de sa théorie sans avoir besoin de « l’étayer » en faisant
référence à des actes précis de Bill Gates ou de Rockefeller.
De ce point de vue, l’essor
concomitant du complotisme woke et des autres complotismes annonce non pas un
monde « désenchanté » au sens wéberien du terme, mais plutôt « réenchanté
négativement ». Des forces obscures tirent les ficelles en arrière-plan tout en
dissimulant les traces de leur influence maléfique au sein du « Système »,
cette entité obscure qu’elles auraient créé à leur image. Pour ces militants,
la jolie scène cache nécessairement des coulisses peu reluisantes.
Ils semblent dire à chaque
instant : « Ce que je perçois n’est qu’une façade, je compte la démasquer, afin
de percevoir ce qu’il y a derrière tout cela ».
L’émerveillé et le naïf ne
font qu’un. Esprit critique et cynisme permanent se confondent. À eux, on
ne la fait pas.
Enfin, pour terminer, le
complotisme comme le wokisme fonctionnent comme des trains sans frein. Pour le
dire autrement, la notion « d’aller trop loin » leur est nécessairement
étrangère. Lorsqu’un complotiste vous dit que nous ne sommes pas allés sur la
Lune, vous pourrez toujours lui répondre d’un air sceptique : « La « Lune » … ?
». Il s’empressera alors de ne pas se laisser déborder et de détailler la
nature purement holographique de cette dernière.
De la même façon, le wokisme
ne peut que se radicaliser, et celui qui fera l’éloge des transitions de genre
à dix-huit ans risquera rapidement de se faire dépasser par des propositions de
transition à quinze, treize, neuf, six ans etc.
Pourtant, il suffirait d’un
peu de courage pour s’opposer à ces idéologies infalsifiables. Mais ça,
« ILS » ne veulent pas que vous le sachiez…
Titre et Texte: Pierre
Valentin, Contrepoints,
18-6-2023
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