Partisan d’une approche historique des
idées politiques, Arnaud Imatz montre, à l'appui d'innombrables
exemples, que le prisme droite/gauche est loin d'être toujours pertinent pour
comprendre les doctrines et les mouvements qui ont façonné la France depuis
deux siècles.
Qu’est-ce que la droite et qu’est-ce que la gauche ? Quels sont les arguments pour et contre ce clivage qui articule traditionnellement la vie politique des démocraties représentatives ? Et pourquoi est-il autant discrédité dans l'opinion publique ?
Par-delà les nombreuses
définitions fournies par les historiens et politologues, deux approches
s’affrontent : l'une, philosophique et essentialiste, l'autre, historique et
relativiste.
La première cherche à définir
l'essence, la nature intime des deux phénomènes, et contribue à renforcer ou à
consolider le clivage. La seconde est empirique ; elle nie qu'il s'agisse
d'absolus isolés, indépendants de situations contingentes (locales et
temporelles), et conduit souvent à la remise en cause du système.
Définitions conventionnelles
Le point de vue essentialiste
est défendu par de nombreux auteurs depuis plus d’un siècle. On peut citer, à
droite, les Français René Rémond (1918-2007), Jean-Louis Harouel (né en 1944),
Patrick Buisson (né en 1949) et Guillaume Bernard (né en 1972), ainsi que le
Hongrois Thomas Molnar (1921-2010) ; à gauche, l’Italien Norberto Bobbio
(1909-2004), l’Allemand Jürgen Habermas (né en 1929), le Britannique Ted
Honderich (né en 1933) et le Français Jacques Julliard (né en 1933). Tous ont
contribué à établir et solidifier les définitions conventionnelles. La plus
courante assimile la droite à la stabilité, à l'autorité, à la hiérarchie, au
conservatisme, à la fidélité aux traditions, au respect de l'ordre public et
des convictions religieuses, à la défense de la famille et de la propriété
privée ; la gauche à l'insatisfaction, à la revendication, au mouvement, au
sens de la justice, au don et à la générosité.
Cette vision partielle tient
la droite pour une réaction contre les Lumières, le progrès, la science,
l'égalité et l'humanisme, apanages de la gauche. En simplifiant à l’extrême, on
pourrait dire que la droite et la gauche reflètent l’éternel conflit entre
riches et pauvres, oppresseurs et opprimés.
Mais si l'on approfondit un
peu le sujet, on s’aperçoit que l'identification de la droite politique à la
droite économique, ou de la droite de conviction à la droite d’intérêts, relève
du mythe.
Les lecteurs de la thèse de
l’Italien Vilfredo Pareto (1848-1923) sur la collusion entre ploutocrates et révolutionnaires
le savent : il y a une droite traditionnelle, sociale et anticapitaliste,
soucieuse du bien commun ou des intérêts de la communauté nationale, et une
gauche progressiste, libérale ou socialiste, apologiste de la République et de
la laïcité, mais aussi avocate de la patrie ou de la nation.
Ce qui oppose droite et
gauche
De manière plus subtile,
nombre d’auteurs essentialistes relèvent l’importance d’un ensemble de thèmes
opposant la droite à la gauche. Ils ne sont pas d’accord sur leur nombre et
leurs significations (leurs convictions couvrant l’ensemble du spectre
politique), on peut néanmoins en dresser une liste non exhaustive :
- Il y a le pessimisme de
droite versus l'optimisme de gauche ; le réalisme et le sentiment tragique de
la vie face à l'idéalisme, au sentimentalisme et au triomphalisme de la bonne
conscience.
- Il y a l’antinomie des deux positions métaphysiques : la transcendance et l'immanence. D'un côté, ceux qui défendent Dieu, de l'autre, ceux qui déifient l'homme. La métaphysique chrétienne et la lecture correcte des Évangiles s'opposent ici aux hérésies et aux utopies falsificatrices du christianisme, au millénarisme et au gnosticisme (le Dieu du mal contre le Dieu du bien). Certains auteurs se réfèrent ici à la symbolique de l'iconographie chrétienne traditionnelle avec le bon larron à droite du Christ et le mauvais à gauche.
- Il y a à droite la croyance
en une nature humaine immuable et, à gauche, la foi en la perfectibilité
indéfinie de l'homme. La gauche ne croirait pas au péché originel et la droite
ne croirait pas à la rédemption.
- Il y a la défense de l'ordre
naturel par la droite et celle de la raison universelle par la gauche ; la
droite aurait une vision holiste de la société alors que l'approche de la
gauche serait individualiste. L'organicisme de la droite (vision d'une société
qui se développe comme un arbre avec des racines et des branches qui ne peuvent
pas être impunément modifiées selon la volonté de chacun) s'opposerait au
mécanicisme de la gauche (conception d’une société qui fonctionne comme une
horloge dont on peut modifier à volonté chacune des parties).
- Il y a la droite hantée par
l'éthique familiale et la gauche obsédée par la libération ou l’émancipation
des mœurs et des coutumes.
- Il y a l'aristocratisme
spirituel et le sens de la liberté de la droite opposés à l'égalitarisme
niveleur et matérialiste de la gauche : la qualité versus la quantité. L'idée
maîtresse de la gauche serait la quête de l'égalité, alors que l'essence du
message de la droite serait la croyance en l'émulation. La gauche serait une
pente vers l'égalité matérielle et la droite vers l'aristocratie spirituelle.
- Il y a l’angoisse de l'unité
de la droite (avec l’appel constant à l'union de la communauté nationale) et
l’esprit de division de la gauche (avec la réactivation permanente de la lutte
des classes ou des luttes sociales).
- Il y a la vision
conflictuelle ou polémologique du monde de la droite face au rêve de l'avenir
radieux de l'humanité, au multiculturalisme anti-identitaire et à l'utopie de
l'« homme nouveau » propre à la gauche (non plus l’homme nouveau qu’était le
Christ, mais l'homme nouveau des totalitarismes modernes).
- Il y a, enfin, l'éternelle
lutte entre l'ancien et le moderne. Pour certains, la défense de la langue
serait même un marqueur de droite. Conséquence : les enseignants des écoles
publiques d'antan (républicains, laïques, socialistes et nationalistes) ne
seraient que des réactionnaires déguisés.
En bref, et pour ne pas
prolonger cette liste, il y a toujours eu et il y aura toujours une droite et
une gauche. Les auteurs essentialistes radicaux estiment que « la droite a
toujours existé puisqu’elle se confondait avec l'organisation politique des
civilisations traditionnelles » alors que « la gauche n'est apparue qu'à
l'époque moderne ». Selon eux, nous serions condamnés à connaître éternellement
deux conceptions opposées du monde et de la vie. Et cela d’autant plus qu’à un
niveau inférieur, il y aurait deux formes de psychologie ou de tempérament.
Pour le mathématicien et
dissident russe Igor Chafarevich (1923-2017), le socialisme a toujours existé
comme une tendance spécifique des sociétés humaines. Son compatriote et
philosophe chrétien Nicolas Berdiaev (1874-1948), dit la même chose du
nationalisme ou du patriotisme. Quant aux thuriféraires du libéralisme, ils
insistent sur l’ancienneté de cette pensée : pour les uns, elle est née avec la
Révolution, d’abord à gauche, puis a été poussée à droite par le socialisme ;
pour d’autres, elle est l’héritière des Lumières et n’a donc pas moins de
quatre siècles d’existence ; d’autres encore considèrent que la tradition
libérale ne saurait être expliquée sans la généalogie du christianisme.
Des droites et des gauches
Cela étant, la plupart des
auteurs « essentialistes » soulignent le caractère pluriel de la droite et de
la gauche. Il n'y a pas une droite et une gauche, mais des droites et des
gauches, même s’il n’y a pas de consensus pour les définir et les classer. René
Rémond distingue trois droites, traditionaliste, libérale, nationaliste, et
trois gauches, libertaire, autoritaire, marxiste. L’historien israélien Zeev
Sternhell (1935-2020) quant à lui différencie deux droites (la radicale et la
conservatrice) et deux gauches (la progressiste et la révolutionnaire). Le juriste
français Stéphane Rials (né en 1951), voit pour sa part une seule droite
traditionnelle et quatre gauches : autoritaire-nationaliste,
libérale-bourgeoise, anarcho-libertaire, socialo-marxiste. Enfin, d'autres
auteurs affirment qu’il existe une bonne douzaine de tendances de droite et de
gauche, ce qui finalement discrédite la valeur de ces classifications.
Mais qu’en est-il du point de
vue historico-relativiste ? Au lendemain de la Révolution française, la
division se limitait à une question de langage parlementaire (les partisans du
pouvoir occupaient les sièges de droite et l'opposition les sièges de gauche).
Mais si l'on s’attache à la sensibilisation de l’opinion publique, la naissance
du clivage remonte aux années 1870 et 1900, et peut-être aux années 1930. En
réalité, le grand conflit cyclique entre la droite éternelle et la gauche
immortelle n'a guère plus d'un siècle.
Pour l'historien des idées
politiques, il est facile de montrer que les valeurs de droite et de gauche ne
sont pas immuables. La droite et la gauche sont le résultat de certaines
opinions sur des faits et des idées qui ne proviennent pas d'un modèle idéal,
d'un archétype ou d'une idée au sens platonicien du terme. Un exemple : les
trois grands inspirateurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
de 1789 ont été longtemps classés parmi les penseurs de gauche, mais le
sont-ils encore pour les idéologues progressistes et les adeptes du wokisme ?
Montesquieu était un monarchiste, libéral-conservateur, partisan du « doux commerce »,
hostile à l’Église (bien qu’il ne confondît pas la religion chrétienne avec les
formes qu’elle avait pu prendre dans la société politique) ; Voltaire était un
monarchiste partisan du despotisme éclairé, un cosmopolite, déiste et
antichrétien (pour ne pas parler de son islamophobie et de ses implications
dans la traite négrière) ; Rousseau (maître de Robespierre) était un
républicain, démocrate, déiste et patriote…
Antis et phobies
Les divisions et les conflits
à l’intérieur de la droite et de la gauche sont permanents. Selon les lieux et
les époques, les deux camps sont universalistes ou particularistes ; partisans
de la mondialisation et du libre-échange ou patriotes, protectionnistes et
anticapitalistes ; centralistes et jacobins ou régionalistes, fédéralistes et
séparatistes ; atlantistes et européistes ou nationalistes et souverainistes
(les européistes se divisent eux-mêmes entre partisans du grand marché,
partisans de l’Europe puissance et partisans de l’Europe des nations). Droites
et gauches sont ou ne sont pas tiers-mondistes. Bref, les droites et les
gauches ne peuvent se définir que par rapport à des périodes et des problèmes
qui se posent à un moment donné.
Les principales questions
politiques sont passées constamment de la gauche à la droite et vice versa.
C'est le cas par exemple de l'impérialisme et du colonialisme (si
l'évangélisation chrétienne était revendiquée par les uns, les autres
prétendaient apporter les bienfaits de la science, de la raison et du progrès).
C’est aussi le cas du racisme (de 1850 à 1940, le progressisme laïque et
l'antichristianisme allaient souvent de pair avec la hiérarchisation des
races). De nos jours, c’est paradoxalement le multiculturalisme qui postule une
forme de racisme. Les jeunes sociaux-démocrates suédois appellent à encourager
l'immigration et le mélange racial afin de mettre fin à la « race » suédoise.
Mais la liste des
chassés-croisés idéologiques ne s’arrête pas là. C'est encore le cas de
l'antisémitisme, de l'antisionisme, de l'antimaçonnisme, de
l'antichristianisme, de l'antiparlementarisme, de la critique du modèle
démocratico-libéral, de l'anti-technocratisme ou du malthusianisme. Les verts
actuels sont malthusiens, mais les communistes d’antan étaient anti-malthusiens
avec leur secrétaire général Maurice Thorez (1900-1964). C'est par ailleurs
également le cas du fédéralisme, du centralisme, de l'antiétatisme, du
régionalisme et du séparatisme, de l'environnementalisme et de la critique du
droit d’ingérence au nom des droits de l'homme (l’antifasciste italien
Benedetto Croce, le travailliste britannique Harold Laski et l’anticolonialiste
indien Gandhi, pour ne citer qu’eux, étaient de sévères critiques de la Déclaration
universelle des droits de l'homme de 1948). C’est aussi le cas de la
dénonciation des Lumières, de l'anticapitalisme, de la défense de la
souveraineté et de l'identité des peuples, de l'anti-immigrationnisme et de la
préférence nationale (principe défendu dans les années 1930 par le Front
populaire ; les décrets et lois anti-immigration de 1923, 1926, 1932, 1936,
1937 et 1938 ne laissant pas de place au doute). C’est enfin le cas de
l'homophobie (le castrisme en est une illustration), de l'islamophobie, de la
russophobie, de l'anti-américanisme, etc. Toutes, absolument toutes ces
questions échappent au débat obsessionnel entre la droite et la gauche.
Il en résulte que les auteurs
critiques du clivage gauche-droite se recrutent partout. Il en est ainsi des
libéraux conservateurs comme le philosophe espagnol José Ortega y Gasset
(1883-1955), les Français Raymond Aron (1905-1983) ou Julien Freund (1921-1993)
et des marxistes ou marxologues tels que les Italiens Costanzo Preve
(1943-2013) et Diego Fusaro (né en 1983), le Français Jean Baudrillard
(1929-2007), le Grec Cornelius Castoriadis (1922-1997) et l’Espagnol Gustavo
Bueno (1924-2016). Citons encore l’Américain Christopher Lasch (1932-1994), les
Français Michel Onfray, Jean-Claude Michéa, Christophe Guilluy, Alain de
Benoist, Vincent Coussedière, etc. On ne compte plus les auteurs aux
convictions diverses qui dénoncent ou constatent l'épuisement du clivage
droite/gauche. Des légions de politologues et de journalistes s’accordent à
dire que la gauche néosociale démocrate et néosociale libérale (avec leurs
alliés d'extrême gauche) a cessé de proclamer sa volonté de résoudre la
question sociale pour adopter les principes du libre marché et invoquer des
« valeurs » sociétales (utopie du « citoyen-mondial », intégration des
minorités victimaires, homosexualité, féminisme, immigrationnisme, idéologie du
genre, multiculturalisme…), tandis que la droite néolibérale a abandonné la
défense de la nation, de la morale, de la religion et de la famille, pour se
préoccuper exclusivement et cyniquement de l'économie.
À l’inverse, de nombreux commentateurs politiques mainstream font valoir que diagnostiquer l’affaiblissement du clivage ou pire, se définir à la fois de droite et de gauche revient à encourager le retour du fascisme. Il est, selon eux, nauséabond et dangereux de défendre des valeurs spirituelles, religieuses, patriotiques ou nationales tout en se préoccupant de la question sociale ou de la justice sociale. Mais ce point de vue polémique est infirmé par l’existence d’une bonne vingtaine de mouvements de pensée, radicaux ou modérés, qui se sont efforcés de réaliser cette synthèse d’idées depuis la fin du XIXe siècle. On peut citer en vrac le catholicisme social (des monarchistes-légitimistes René de La Tour du Pin ou Frédéric Le Play), le bonapartisme et le boulangisme, le nationalisme social (de Maurice Barrès et Charles Péguy), le socialisme patriotique (du libertaire Auguste Blanqui ou des socialistes Henri Rochefort, Gustave Tridon, Jules Vallès, etc.).
Il faut également mentionner
le syndicalisme révolutionnaire, le coopérativisme et le mutualisme
(Pierre-Joseph Proudhon, Georges Sorel, Georges Valois), le distributionnisme
et le corporatisme catholique (Hilaire Belloc, G.K. Chesterton, Jean Daujat,
Gaëtan Pirou, Louis Salleron, Gabriel Marcel, Marcel De Corte), le monarchisme
nationaliste de la première Action française de Charles Maurras, le
conservatisme révolutionnaire (Oswald Spengler, Ernst Jünger, Othmar Spann,
Arthur Moeller van den Bruck), le personnalisme des non-conformistes des années
30 (Emmanuel Mounier, Thierry Maulnier, Denis de Rougemont, Alexandre Marc), le
national-syndicalisme (José Antonio Primo de Rivera), le parti politique Fianna
Fáil d’Éamon de Valera, fondateur de la République démocratique irlandaise, le
gaullisme (1946-1969), l'ordolibéralisme (Walter Eucken, Wilhelm Röpke,
Alexander Rüstow ou Jacques Rueff) et enfin, les différents populismes
d'aujourd'hui, dont les discours mêlent avec plus ou moins de bonheur la
défense de la souveraineté et de l'identité nationales.
Nouveau dualisme
On ne saurait non plus ignorer
qu’une version centriste, édulcorée, de la critique du clivage a été portée par
des personnalités mondialistes. C'est le cas des politiciens sociaux-libéraux
et sociaux-démocrates Tony Blair, Gerhard Schröder, Bill Clinton, Emmanuel
Macron, Matteo Renzi, ou les intellectuels Anthony Giddens et Amitai Etzioni.
L'objectif de leurs stratégies électorales peut être résumé par les mots de
Tancrède, personnage du Guépard (1963) de Luchino Visconti : « Si nous voulons
que tout reste pareil, il faut que tout change. » Cela dit, le clivage
droite-gauche est devenu un masque qui sert à dissimuler une division
décisive : celle qui oppose les peuples partisans de l'enracinement aux élites
vectrices du déracinement, ou encore les partisans de la souveraineté, de
l'identité et de la cohésion nationales aux partisans de la « gouvernance
mondiale » ; les exclus de la mondialisation, les gens « d’en bas » qui vivent
dans les zones périphériques, aux privilégiés « d’en haut », à l'oligarchie
mondiale qui vit dans les zones les plus développées du pays, et qui entretient
des relations préférentielles avec les privilégiés d’autres pays.
Beaucoup considèrent que la
droite et la gauche perdurent, même si elles changent d’apparence. « Libre à
toi de croire que le serpent a survécu à sa dernière mue et qu’il en connaîtra
d’autres. Libre à moi d’en douter », aurait pu dire Jean Lartéguy. En réalité,
un nouveau dualisme a remplacé l’opposition droite/gauche : enracinement contre
globalisme, culture communautaire contre culture progressiste, populisme contre
oligarchie. Deux nouvelles façons d’appréhender le réel s'affrontent, deux
façons irréconciliables de choisir notre engagement et notre avenir.
Texte: Arnaud Imatz, Front
Populaire, nº 7, Hiver 2021
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