Sébastien Lapaque
Le 27 août 1941, au cœur de l’hiver austral, deux jours avant l’exécution au mont Valérien du lieutenant de vaisseau Honoré d’Estienne d’Orves par les Allemands, lorsque le paquebot Uruguay en provenance de New York a fait son entrée dans la baie de Guanabara, c’était la troisième fois que Stefan Zweig goûtait la douceur merveilleuse de Rio de Janeiro. L’écrivain était venu une première fois en 1936, à l’occasion d’une tournée de conférences en Amérique du Sud. Reçu en triomphe, logé dans une suite du Copacabana Palace, il avait prononcé un discours à l’Académie brésilienne des lettres où il avait laissé éclater son émotion : « Il y a encore tant de romantisme dans ce pays ! Quelle vitalité, quel dynamisme dans votre histoire, et que votre nature est belle, extraordinairement belle dans sa diversité insaisissable, comparable en cela aux plus splendides paysages de ce monde ! (1)»
Quatre ans plus tard, sa ferveur semblait encore intacte lorsqu’il a
retrouvé le Brésil, auquel il avait décidé de consacrer un livre qui paraîtrait
à Rio sous le titre « Brasil, país do Futuro » en 1941. La France, enfoncée par
les armées du Reich, avait perdu la guerre, mais l’avenir de Stefan Zweig ne
semblait pas encore effacé.
Installé à l’hôtel Paysandu, à proximité de la plage de Flamengo, il
songeait aux livres qu’il avait en chantier – son autobiographie, son Balzac –
et se laissait encore une fois ensorceler par sa terre d’accueil.
« Ici, l’absurdité de toute différence faite entre les races est
démontrée quotidiennement avec une évidence absolue qui chaque jour nous semble
également merveilleuse. Dans l’armée, à l’école, dans l’administration, des
Noirs, des gens de couleur et des Blancs, joyeusement mélangés, pas de honte,
de la fierté même à avoir en soi le sang d’Indiens, et même de Noirs. Le Brésil
est la plus grande expérience de notre époque en la matière. »
Mystérieusement arraché à la mélancolie qui le rongeait comme une
maladie depuis l’invasion de son Autriche natale par les nazis, Zweig a trouvé
le temps de voyager et de visiter Salvador de Bahia, Recife et Belém avant de
rentrer à New York.
« Le 22 février 1942, après avoir absorbé une
puissante dose de Véronal, l’écrivain a invité sa seconde épouse, Lotte
Altmann, à l’imiter. Ce qu’elle a fait. »
La tonalité n’était plus la même chez l’homme qui a retrouvé le Brésil en août 1941. Ce dernier séjour, marqué par une étonnante rencontre avec Georges Bernanos à Barbacena, sur les hauts plateaux du Minas Gerais, où l’auteur de L’Imposture s’était installé en septembre 1940, s’est apparenté à une lente descente dans les ténèbres – jusqu’à un suicide que beaucoup de ses amis restés en Europe ou exilés aux États-Unis lui ont reproché. Le 22 février 1942, après avoir absorbé une puissante dose de Véronal, l’écrivain a invité sa seconde épouse, Lotte Altmann, à l’imiter. Ce qu’elle a fait. Cette femme qui s’était juré de lui redonner goût à la vie était-elle aussi désespérée que son époux ? N’est-ce pas Stefan Zweig qui a voulu imiter Heinrich von Kleist, un écrivain qu’il avait célébré dans son essai Le Combat avec le démon, en entraînant sa compagne dans la mort ?
« Il aura fallu attendre soixante-dix ans pour
que cette pauvre petite maison blanche accrochée sur l’argile rouge, à flanc de
colline, soit tirée de l’état d’abandon dans lequel elle était tombée pour
devenir un lieu de mémoire ouvert à tous. »
À la fin des années 2010, ce n’est ni l’ambassade d’Autriche au Brésil,
ni celle du Royaume-Uni, le pays dont Stefan Zweig est devenu citoyen en 1940,
qui se sont employées à sauver sa dernière maison, mais un groupe de lecteurs
passionnés regroupés au sein d’une association de droit privé présidée par
Alberto Dines (1932-2018), son biographe brésilien, un homme extraordinaire,
écrivain, journaliste et professeur d’université. Morte no paraíso, a
tragédia de Stefan Zweig (3), l’œuvre de sa vie,
a paru une première fois en 1981 et a sans cesse été reprise et corrigée au fil
d’éditions successives. On attend un éditeur français pour traduire cette somme
indispensable pour la connaissance du biographe de Marie-Antoinette.
À la fois musée, centre de recherches et bibliothèque, la Casa Stefan
Zweig (4) a été inaugurée le 28 juillet
2012 par Alberto Dines et ses amis. Il aura fallu attendre soixante-dix ans
pour que cette pauvre petite maison blanche accrochée sur l’argile rouge, à
flanc de colline, soit tirée de l’état d’abandon dans lequel elle était tombée
pour devenir un lieu de mémoire ouvert à tous. On peut espérer qu’elle le
restera longtemps. Sa visite est un moment poignant, un pèlerinage recommandé à
tous, moins compliqué que la visite à Barbacena, qui n’aura peut-être bientôt
plus lieu d’être, hélas ! Petrópolis, la ville d’été des empereurs du Brésil,
est située à 68 kilomètres au nord de Rio de Janeiro. En bus ou en taxi, on y
arrive après avoir traversé des banlieues grises et être monté par une route
escarpée dans la forêt dense et fraîche. Retirés dans les vertes collines de la
Serra dos Órgãos dès septembre 1941, mais contraints de revenir à Rio pour
diverses affaires, Stefan et Lotte Zweig ont souvent emprunté ce tronçon
sylvestre de l’actuelle Rodovia BR-040 Brasília-Rio, parfois dans la voiture
d’un ami, le plus souvent en autocar.
La rencontre entre Zweig et Bernanos
Le «
petit chalet au
milieu des montagnes
», pour lequel
Stefan Zweig avait signé un
contrat de location de six mois, évoquait pour lui les maisons des environs de
Salzbourg. Mais on pense aussi bien aux alpages du canton de Saint-Gall, à la
Forêt-Noire ou à la Rhéna-nie en arrivant à Petrópolis, posée à 800 mètres
d’altitude. Marié en 1817 à l’archiduchesse Marie-Léopoldine d’Autriche,
Pedro de Bra-gance, premier empereur du Brésil
(1822-1831) attira dans la région quelques
familles autrichiennes auxquelles
se joignirent bientôt
des familles suisses
et allemandes. Elles
y acclimatèrent leurs
mœurs et leurs usages architecturaux.
Petrópolis, qui
compte aujourd’hui trois
cent mille habitants,
n’est plus la petite ville qu’a connue Zweig. La maison où il a rédigé Le Joueur
d’échecs, achevé la
composition du Monde
d’hier et laissé
son Montaigne
inachevé, n’est plus
à l’écart de
l’agitation urbaine. On arrive pourtant au n° 34 de la rue
Gonçalves-Dias le cœur serré, comme si l’écrivain venait de quitter les lieux.
Après avoir gravi les escaliers, on atteint la terrasse où il aimait
s’installer pour écrire et où il a
rédigé son testament
avant de se
donner la mort.
Au sol,
on reconnaît le
dallage noir et
blanc des anciennes
photographies. La maison est
minuscule, mais la vue est
belle. À l’intérieur,
deux pièces ont été aménagées
avec sobriété pour se souvenir et apprendre à se souvenir. Dans une vitrine, on
découvre des objets personnels de l’écrivain qui a fêté son soixantième
anniversaire à Petrópolis le 28
novembre 1941 :
une pipe de
la marque Victoria,
un ruban de
machine à écrire, un jeu d’échecs. À en croire les témoins rencontrés par
Alberto Dines, l’écrivain
était un piètre
joueur.
Alberto Dines
est vraiment le témoin capital des derniers jours de Stefan Zweig. Né
dans une famille de juifs polonais exilés au Brésil, il avait 8 ans en 1940,
lorsque l’auteur de La Confusion des sentiments a rendu visite à
l’Escola Popular Israelita Brasileira Scholem Aleichem, l’établissement
scolaire du bairro Vila Isabel, un quartier de la Zona Norte de Rio, où il
étudiait alors. Une photographie reproduite dans son livre en témoigne.
C’était au cours du deuxième
voyage au Brésil de Stefan Zweig, où il
était revenu avec
l’ambition d’écrire un
livre. Quelques mois
plus tard, lorsque
l’écrivain a retrouvé
le Brésil une
troisième et dernière
fois, il était brisé par un pressentiment tragique. Les polémiques suscitées
à Rio par la publication de Brésil, terre d’avenir, accusé d’être naïf,
inspiré par le dictateur Getúlio Vargas ou par les États-Unis d’Amérique, l’avaient
convaincu d’être un
homme définitivement privé
de patrie et de surcroît un
écrivain exilé de sa langue natale, condamné à être publié en langue étrangère.
Comme Paul Celan, suicidé lui aussi, Stefan
Zweig n’a pas
supporté de voir
l’allemand, cette langue
qu’il avait élevée au plus haut point,
devenir la langue des bourreaux – une langue dans laquelle il n’avait plus le
droit de faire paraître ses œuvres.
C’est cette immense solitude,
cet accablement poignant, que Georges Bernanos n’est pas parvenu à dissiper
lorsque Stefan Zweig est venu lui rendre visite dans sa ferme de la
Croix-des-Âmes, quelques jours avant son suicide. On y songe en se recueillant
dans la pièce aux murs blancs où l’écrivain et son épouse se sont donné la
mort. Aiguillé par le témoignage capital
de Geraldo França
de Lima recueilli
à l’Académie brésilienne
des lettres en
2002 (5), j’ai
essayé de reconstituer
leur dialogue (6). Mais on ne sait guère ce que le catholique vintage
Bernanos a dit à l’athée Zweig pour empêcher ce geste qu’il a jugé avec une
grande sévérité :
« Des
milliers et des milliers
d’hommes qui tenaient
M. Zweig pour un maître, l’honoraient comme tel, ont pu se
dire que ce
maître avait désespéré
de leur cause,
que cette cause était perdue. La cruelle déception de ces hommes est un
fait beaucoup plus regrettable encore que la disparition de M. Stefan Zweig,
car l’humanité peut se passer de M. Stefan Zweig, et de n’importe quel
écrivain, mais elle ne peut voir sans angoisse se réduire le nombre des hommes
obscurs, anonymes, qui,
n’ayant jamais connu les honneurs ni les profits de la
gloire, refusent de consentir à l’injustice,
vivent de l’unique
bien qui leur
reste, une humble et ardente espérance. (7) »
Dans l’instant,
Georges Bernanos a sans doute
négligé l’angoisse existentielle
de Stefan Zweig
face à l’ogre
nazi et oublié
ce qu’avait écrit Charles Péguy des tribulations des fils
d’Israël dans Notre jeunesse, un
livre qu’il avait
pourtant longuement médité
en 1938, au
lende-main du « hideux septembre de Munich » :
« Ils ont tant fui, tant et de telles
fuites, qu’ils savent le prix de ne pas fuir. [...] Je connais bien ce peuple.
Il n’a pas sur la
peau un point
qui ne soit
pas douloureux, où
il n’y ait
un ancien bleu,
une ancienne contusion,
une douleur sourde, la mémoire d’une douleur sourde, une cicatrice,
une blessure, une
meurtrissure d’Orient ou d’Occident. (8) »
La Casa Stefan Zweig conserve
le souvenir des écrivains et artistes qui
ont trouvé refuge
au Brésil entre
1933 et 1945.
Sur un mur
du musée, un Mémorial de l’exil
établit leur liste. Parmi eux, une grande majorité de juifs allemands, mais
aussi des militants politiques et des gens qui ne pouvaient plus respirer
l’atmosphère politique en Europe. Ainsi Georges Bernanos, dégoûté par « l’ordre
des hommes d’ordre » et par les
pulsions fascistes de
la droite française,
lui-même devenu un paria pour s’ouvrir au douloureux mystère
littéraire d’Israël dont témoigne la fin tragique de Stefan Zweig du Brésil. « Ils
ont tant fui, tant et de telles fuites... »
1. Stefan Zweig, « Petit
voyage au Brésil » [1936] in Pays, villes, paysages. Écrits de voyage,
traduit par Hélène Denis-Jeanroy, Belfond, 1996.
2. Victória Jenz, « Museu
George Bernanos é interditado por danos estruturais em Barbacena », Globo, 15
juin 2021, https://g1.globo.com/mg/zona-da-mata/noticia/2021/06/15/museu-george-bernanos-e-interditado-por-danos-estruturais-em-barbacena.ghtml.
3. Alberto Dines, Morte no
paraíso, a tragédia de Stefan Zweig, 4e édition revue et corrigée, Rocco,
2012.
5. Cf. Geraldo França de Lima,
« Com Bernanos no Brasil » in Hubert Sarrazin, Bernanos no Brasil, testemunhos
vividos, Vozes, 1968.
6. Cf. Sébastien Lapaque, Esse
paraÍso da tristeza : Stefan Zweig e Georges Bernanos. Brasil, 1942, É
Realizações, 2018.
7. Cf. Georges Bernanos, «
Apologias do suicidio », O Jornal, 6 mars 1942. Traduction : « Le
suicide de M. Stefan Zweig » in Georges Bernanos, Brésil, terre d’amitié,
La Table ronde, coll. « La petite vermillon », 2017, p. 109 ; Georges Bernanos,
Essais et écrits de combat, tome II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de
la Pléiade », 1995, p. 394-396.
8. Charles Péguy, Notre
jeunesse, Gallimard, coll. « Folio essais », 1993.
Sébastien Lapaque est
romancier, essayiste et critique au Figaro littéraire. Il collabore également
au Monde diplomatique. Son recueil Mythologie française (Actes Sud, 2002) a
obtenu le prix Goncourt de la nouvelle. Dernier ouvrage publié : Ce monde est
tellement beau (Actes Sud, 2021).› slapaque@gmail.com
Revue des Deux Mondes, Décembre
2021- Janvier 2022
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