segunda-feira, 10 de outubro de 2022

[L’édito de Valérie Toranian] « Nous sommes seuls au monde. » Dans l’Arménie menacée d’épuration ethnique

Valérie Toranian

Quand les drones Bayraktar ont déversé leurs obus sur le village de Verishen, dans la nuit du 13 septembre 2022, Loussiné a pris son bébé dans les bras et s’est réfugiée avec toute sa famille dans la grotte creusée à flanc de montagne au-dessus de sa maison. Un trou noir avec deux grands matelas au sol. Ils étaient dix, blottis les uns contre les autres. Ils sont restés terrés là pendant les 48 heures qu’a duré l’attaque de l’armée azerbaïdjanaise sur toute la région frontalière du sud de l’Arménie. Bilan : 300 morts. 

Dans le village de Verishen dans le sud de l’Arménie. La grotte où Loussiné, sa petite fille de 7 mois et toute sa famille se sont réfugiés lors des attaques du 13 et 14 septembre 2022. Les obus visaient les habitations civiles.

Aucune cible militaire, aucun enjeu stratégique dans ce village agricole de 2800 habitants à quelques kilomètres de la frontière. Les cibles sont civiles. Loussiné a 24 ans, sa petite fille Vika 7 mois. Son mari sert dans l’armée. Sa belle-mère nous montre la glacière qu’elle a installée à l’entrée de la grotte. De la vaisselle en plastique, des conserves. « Pour la prochaine fois ». Le sud de l’Arménie tremble dans l’attente d’une nouvelle attaque de l’Azerbaïdjan. On leur demande s’ils ont pensé à fuir, à se réfugier vers la capitale. Le père de famille, Arman, se met en colère : « C’est chez nous ici, c’est notre terre, jamais nous ne partirons. » Sa voix s’éteint : « Nous sommes un si petit pays… Le monde entier nous a oubliés. Dites-leur qu’il faut stopper l’Azerbaïdjan, qu’il nous faut une protection. »

On nous apporte du café qu’on boit à côté des gravats. Même en temps de guerre, les règles de l’hospitalité sont sacrées. Le maire du village s’est installé avec nous. Il prend la parole : « Il n’y a plus que nous. Les Russes nous ont laissé tomber depuis longtemps. Nous sommes seuls. Les gouvernements font de grandes déclarations pour demander la paix mais personne ne sanctionne l’Azerbaïdjan. » Il monte le ton : « Ursula von der Leyen achète du gaz aux Azéris et on sacrifie les Arméniens ? » Tous les Arméniens que nous rencontrons connaissent le nom de la présidente de la Commission européenne. Elle incarne le cynisme des puissants. Et la lâcheté de l’Europe face à l’alliance des deux dictateurs-prédateurs, le président azéri Aliev et le président turc Erdoğan.

À 80 kilomètres au nord, toujours le long de la frontière avec l’Azerbaïdjan, Sotk a été durement éprouvée par les bombardements. Sur cette terre, les hommes et les troupeaux vivent chichement. Le maire parle de la pression psychologique exercée depuis des mois par les Azerbaïdjanais dont les positions sont toutes proches : des pneus enflammés lancés depuis les hauteurs lorsque les villageois vont ramasser les foins, des messages diffusés par haut-parleurs pour terroriser les habitants et leur dire de quitter les lieux sous peine de représailles. Les menaces ont été mises à exécution le 13 septembre. Les hommes sont restés. Les femmes et les enfants sont partis à Martouni, ville la plus proche, lorsque les tirs ont débuté.

« Depuis la guerre de 2020, les Arméniens craignaient que la conquête azerbaïdjanaise ne se limite pas au Haut-Karabakh. Ils avaient raison. »

Arsinée a 82 ans : « C’est la seconde fois que je suis chassée de chez moi. La première fois c’était en 1988, lors des pogroms de Kirovabad. » Une chasse à l’Arménien avec viols, meurtres et pillages. Les Azéris étaient ulcérés à l’idée que les Arméniens du Haut-Karabakh, enclave arménienne rattachée à l’Azerbaïdjan, réclament leur indépendance ou leur rattachement à l’Arménie. Depuis, il y a eu trois guerres. Des milliers de morts. Et la question du Haut-Karabakh (Artsakh) a été réglée militairement par l’Azerbaïdjan, lors de la guerre de 2020. Depuis un an, aucun Français ne peut plus pénétrer dans cette région. La délégation du festival culturel Paris-Stepanakert-Erevan, comprenant notamment l’écrivain Sylvain Tesson et le réalisateur Nicolas Bary, a été bloquée au checkpoint russe il y a quelques jours. Même la littérature et le cinéma n’ont plus le droit de rentrer. Les journalistes, n’en parlons pas.

Depuis la guerre de 2020, les Arméniens craignaient que la conquête azerbaïdjanaise ne se limite pas au Haut-Karabakh. Ils avaient raison. Ce vendredi 7 octobre, à quelques kilomètres de Sotk, à Kutakan, des tirs azéris ont ciblé des positions arméniennes. Malgré le cessez-le feu. Comment croire au « désir de normalisation » du dictateur azéri ?

À Erevan, rencontre avec l’ombudsman Kristine Grigoryan, défenseure des droits de l’homme en Arménie. Sur les 17 prisonniers de guerre libérés le 4 octobre par l’Azerbaïdjan après médiation des États-Unis, 16 ont subi des traitements inhumains, dégradants ou ont été torturés. Une vidéo filmée par les soldats azéris eux-mêmes, et montrant des prisonniers arméniens exécutés à bout portant, circule depuis dix jours sur les réseaux sociaux. Une preuve accablante supplémentaire des crimes de guerre commis par l’Azerbaïdjan. Le Procureur général d’Azerbaïdjan a déclaré que c’était un faux, mais quatre des soldats arméniens exécutés ont été identifiés par leurs familles.

Au centre Tumo, pépinière technologique consacrée à la formation des enfants aux métiers numériques, se concentrent tous les paradoxes de la petite République arménienne. Se brancher sur le futur à tout prix même si ce futur est lourd de menaces. S’obstiner malgré l’adversité. Marie-Lou Papazian dirige le centre depuis sa création. Son énergie, son enthousiasme et sa réussite sont légendaires. Elle est née en Égypte, a vécu au Liban, aux États-Unis (dont elle a la nationalité), en Espagne. Elle a finalement posé ses valises en Arménie, avec son mari et ses quatre enfants, pour se consacrer à cet ambitieux projet. « Jamais je ne repartirai d’ici. Maintenant, moins que jamais. »

« Partout la parole de la France est scrutée, son soutien espéré. »

On lui demande si l’Arménie, dans l’état de faiblesse militaire et géopolitique qui est le sien, ne devrait pas se résoudre à l’inéluctable, accepter que le Haut-Karabakh retourne dans le giron azerbaïdjanais, pour se concentrer sur la défense de son propre territoire national, désormais la cible de l’expansionnisme turco-azéri. Couper un membre pour sauver le corps. « Je ne crois pas à cette théorie. Le Haut-Karabakh, ce n’est pas un membre, ce sont les entrailles. Symboliquement et psychologiquement, ce serait un désastre. » La traductrice qui nous accompagne est de l’avis opposé. « Il faut régler absolument ce problème, aider et protéger la population du Haut-Karabakh, bien sûr, mais il faut sécuriser prioritairement la république d’Arménie. »

Le Premier ministre, Nikol Pachinian, porte le poids de la tragédie arménienne sur ses épaules. Son visage est fermé. Il est le responsable démocratiquement élu d’un minuscule pays qui ne pèse rien, ne compte plus depuis longtemps sur le soutien des Russes et cherche désespérément à briser l’étau turco-azéri qui menace son peuple d’une épuration ethnique. Il nous reçoit de retour du Sommet de la communauté de politique européenne qui s’est tenu à Prague le 6 octobre. Il y a rencontré le président azéri Aliev, à l’initiative d’Emmanuel Macron et de Charles Michel, président du Conseil européen. Nikol Pachinian insiste sur le rôle décisif du président français dans l’obtention de cette première étape : l’Union européenne va envoyer une « mission civile » pour aider à la délimitation des frontières et « relancer le processus de normalisation ». La durée de la mission est de deux mois. Que se passera-t-il si elle échoue ? « Il y aura des sanctions de l’Union européenne », dit (espère ?) le Premier ministre arménien. Même si Nikol Pachinian dit vouloir élargir au maximum les soutiens de l’Arménie (l’Inde vient de lui vendre des armes), on comprend qu’il compte particulièrement sur la France. À l’image de tout le pays. Partout la parole de la France est scrutée, son soutien espéré.

« Si le président Macron veut sincèrement aider l’Arménie, qu’il fasse une visite officielle à Erevan. Maintenant. Qu’il incarne la conscience de l’Europe qui ne saurait se satisfaire du deux poids deux mesures entre l’Ukraine et l’Arménie. »

Si le président Macron veut sincèrement aider l’Arménie, qu’il fasse une visite officielle à Erevan. Maintenant. Qu’il incarne la conscience de l’Europe qui ne saurait se satisfaire du deux poids deux mesures entre l’Ukraine et l’Arménie. Qu’il œuvre à l’instauration de forces d’interposition en Arménie et dans le Haut-Karabakh. Qu’il mette en œuvre les principes moraux censés guider la France et l’Europe. Car comment croire à la bonne volonté du dictateur azéri alors qu’il affirmait, quelques heures avant la rencontre avec Emmanuel Macron, qu’il comptait conquérir le Zanguézour, c’est-à-dire le sud de l’Arménie ? Comment faire confiance à Erdoğan dont l’appétit expansionniste menace de plus en plus non seulement l’Arménie mais aussi la Grèce ?

« L’Arménie expire mais elle renaîtra », écrivait Anatole France en 1916, au moment du génocide arménien. Cent ans plus tard, l’Arménie est seule, une fois de plus, face à son destin. Au fil des ans, son territoire s’est réduit à peau de chagrin. Son obstination et sa résilience forcent le respect. Mais parfois le courage ne suffit plus. Si l’Europe choisit l’Arménie, elle choisira son honneur. Si elle continue ses compromissions avec Aliev et Erdoğan, au mépris de ses valeurs, elle aura gagné un peu de gaz, sombré dans le déshonneur et devra répondre du sang qu’elle aura sur les mains.

Titre et Texte: Valérie Toranian, Directrice de la Revue des Deux Mondes, 10 octobre 2022

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