quinta-feira, 26 de janeiro de 2023

Théorie d’Olinda

Sébastien Lapaque

Je suis revenu à Olinda en octobre, une semaine avant le second tour d’une élection présidentielle qui promettait d’être violent. Saignant, même.  Cela faisait dix-sept ans  que  je  n’avais  pas  revu  les  maisons  bleues,  rouges,  jaunes,  orange,  vertes  et  les  toits de tuiles roses de cette cité coloniale du Pernambouc, un État situé au centre de la région du Nordeste du Brésil.

Au XVIe  siècle,  Olinda  avait  la  réputation  d’être  la  plus  belle  ville  du  Brésil.  C’était l’époque  où  les  navires  de  l’amiral  français  Nicolas  Durand de Villegagnon mouillaient dans le port de Rio, sous le Pain de Sucre, 2 300 kilomètres plus au sud. François Ier ayant contesté le traité de Tordesillas  par  lequel  le  pape  Alexandre  VI  Borgia  avait  partagé  le  monde entre l’Espagne et le Portugal en 1494, le  Brésil  et  ses  richesses  étaient  convoités  par  les  nations  européennes  qui  se  jugeaient  spoliées.  Pour s’installer durablement  sur  ce  qui  deviendrait  les  «  terres  du  sucre  »,  les  Portugais  durent  d’abord  s’entendre  avec  les  Indiens  caetés  et  tabajaras  et  repousser  les  Français,  puis  les  Hollandais. 

Au printemps  1534, lorsque Duarte Coelho Pereira, un fidalgo de la région de Porto qui avait visité Siam, la Chine et le Viêt Nam, embarqua à Lisbonne, sa vocation était autant militaire que commerciale. Avant de songer à la culture de la canne à sucre, du tabac et du coton, il fallait trouver un point facile à défendre  des  convoitises  étrangères.  Avec l’aide  du  capitaine  Vasco  Fernandes de Lucena, un truchement qui vivait avec les Indiens tabajaras, parlant leur langue et partageant leurs mœurs, il s’intéressa au site indigène de Marim dos Caetés dès 1535. Fasciné par la beauté de l’endroit et par sa large vue surplombant l’océan, Duarte Coelho fonda Olinda deux ans plus tard.

Quand ils racontent cette histoire merveilleuse aux voyageurs munis de perches à  selfies, les   guides touristiques qu’on    trouve à  chaque coin de rue dans la cité coloniale jurent que le nom de leur ville ne vient pas de  la  culture  indigène,  comme  souvent  au  Brésil,  mais  d’un  cri  extasié  de  Duarte  Coelho  devant  la  beauté  du  panorama  :  «  Oh,  linda ! »  Il est  sans  doute  plus  judicieux  d’évoquer  le  souvenir  d’Olinda,  l’amoureuse  d’Agraies dans Amadis de Gaule, le roman de chevalerie espagnol publié en 1508 à Saragosse qui électrisa l’imagination de la noblesse occidentale pendant plus d’un siècle.

Car Duarte Coelho et ses capitaines, qui avaient étudié dans les meilleures    universités, étaient de fins   lettrés. Avec    leur   vaisselle, leur   linge, leurs    couteaux, leurs    ciseaux, leurs    flûtes,   leurs    luths,    leurs    violons, leurs statues, leurs tableaux, c’est une partie de leur bibliothèque qui avait traversé l’Atlantique. Quand je cherche à comprendre quelque chose de leur folie, je revois Aguirre, la colère de Dieu, le film   de  Werner Herzog. Et quand    j’essaye de me   figurer à  quoi    pouvait ressembler Duarte Coelho, je songe au Gentilhomme à la main sur la poitrine du Greco accroché au musée du Prado à Madrid.

Il faut imaginer la liberté de ces pionniers, la puissance de leurs rêves. Pour mener à bien son entreprise, Duarte Coelho leva des capitaux auprès de juifs de l’île de Madère et de banques protestantes bataves. Installé à Salvador de  Bahia,  qui  fut  la  capitale  du  Brésil  de  1549  à  1763,  le  premier gouverneur général Tomé de Sousa ne pouvait pas exercer un pouvoir très contraignant sur Duarte Coelho qui avait baptisé sa capitainerie «  Nova  Lusitânia  ».  Une utopie  qu’on  a  souvent  revue  dans  l’histoire  portugaise,  en  Angola,  au  Mozambique,  à  Goa,  au  Timor,  à  Macao...  Nova Lusitânia...  De cette  rêverie  dont  les  sermons  du  padre António Vieira, la poésie de Fernando Pessoa, le cinéma de Manoel de Oliveira et les romans d’António Lobo Antunes font entendre l’écho, il ne reste pas que   des   traces    mortes à  Olinda, antique cité   aujourd’hui flanquée d’une ville nouvelle et peuplée de 400 000 habitants, à 10 kilomètres au nord de Recife, la grande métropole régionale. Le rêve se dissimule derrière les murs pelés, il faut savoir le chercher.

Dans La Forme d’une ville, Julien Gracq explique  qu’on  ne  devrait  visiter  les  maisons  remarquables  que  lorsqu’on y a des amis et les cathédrales que pour y assister à la messe. Je m’en  suis  souvenu  en  arrivant  à  Olinda.  C’est ainsi  que  j’ai  réservé  une  chambre  au  couvent  Nossa  Senhora  da  Conceição [foto],  situé  à  Alto  da  Misericórdia, sur les hauteurs de la ville, au milieu des palmiers, où l’on respire  l’air  frais  de  la  brise  marine  en  s’émerveillant  des  miroitements  vif-argent de l’océan.

Jusqu’aux années  soixante,  cette  institution  religieuse  abritait  les  sœurs  de  Sainte-Dorothée,  consacrées  à  l’enseignement.  Elle accueille  désormais une pousada et des voyageurs en quête de déconnexion et de sensations minimalistes, comme dit la publicité. Il n’y avait pas de croix de bois   fixée    au  mur   de  ma   chambre, mais    elle   avait    conservé sa  rigueur monastique. Une petite table était posée contre une fenêtre grillagée qui donnait sur une terrasse pavée en noir et blanc, comme partout dans les anciennes colonies  portugaises,  avec  une  balustrade  baroque  et  deux  grands     palmiers qui   frémissaient dans   le  vent.    Dans    l’air   flottait     une   odeur sauvage, fumée.  Un chien  aboyait  dans  la  nuit,  rejoint  par  d’autres.  Au loin, bruissait un air de forró ou de samba-pop. On était jeudi soir, la fête était tranquille. Les nuages laissaient à peine passer la lueur des astres. Je n’ai pas pu saluer la Croix du Sud ni les étoiles nouvelles qui étonnèrent les conquérants chantés par José Maria de Heredia.

Bâti au XVIe siècle, le couvent Nossa Senhora da Conceição est l’une des plus anciennes maisons religieuses du Brésil. Reconstruit après l’occupation du Pernambouc (1630-1654) par les Hollandais, il est constitué de deux  étages  organisés  en  galerie  autour  d’un  patio.  Dédiée à  Notre-Dame  de  la  Conception,  dont  le  culte  était  répandu  au  Portugal  dès  le  XVe  siècle,  longtemps  avant  la  promulgation  du  dogme  au  XIXe siècle, son église est très belle. Sur la façade, le frontispice est orné de volutes et d’une    croix    flanquée d’obélisques. Sur   le plafond en  bois   est   peinte    une rarissime  image  de  Nossa  Senhora  do  Leite.  Durant mon  séjour,  je  suis  venu la contempler tous les matins, en me disant que cette Vierge donnant le sein à l’Enfant-Jésus était très baroque et très portugaise. Je me trompais. Dans un livre très savant consacré au patrimoine religieux d’Olinda, j’ai appris que c’était la piété cistercienne, au XIIe siècle, qui avait remis le culte  de  la  Madonna  Lactans  à  la  mode.

Bernard  de  Clairvaux,  qui  assurait avoir reçu, dans une vision, une goutte de lait directement du sein de la Vierge, jugeait que ce lait nourricier était le précurseur du sang salvateur du Christ. L’iconographie espagnole et portugaise a abondamment représenté le miracle de la lactation de Bernard.

Le monde chrétien, et beaucoup d’autres anciens mondes étaient pleins de songes heureux. À Olinda, le sommeil de ma première nuit, surveillé par le cortège invisible des orantes qui m’avaient précédé dans les murs du couvent, fut naturel et profond. Je me suis endormi sur un livre, laissant les volets  grands  ouverts.  Le lendemain matin,  j’ai  été  surpris  de  découvrir que le jour s’était levé avant 5 heures. Des oiseaux chantaient. J’ai reconnu le chant du lavadeira. Octobre, c’est le printemps, au Brésil. Cela importe peu à Olinda. À 08° 00’ 32” de latitude sud, les variations sont faibles  d’une  saison  à  l’autre.  Le jour  de  Noël,  le  soleil  se  lève  à  5   h   02, le jour de la Saint-Jean, à 5 h   32. Et la nuit tombe toute l’année vers 17 h   30, comme un coup de hache.

L’humilité, la simplicité et la vérité des fils de Benoît

Quand j’ai  quitté  le  couvent,  il  faisait  déjà  très  chaud  dans  la  ville  aux  rues  pavées.  J’ai descendu  la  Ladeira  da  Misericórdia  où  les  drapeaux rouges semblaient pavoiser depuis toujours. Lors du premier tour de l’élection présidentielle, le 2 octobre précédent, Lula a obtenu 65,27 % des voix dans le Pernambouc contre 29,91 % à Jair Bolsonaro. Les votes des habitants de son État natal étaient essentiels pour l’ancien président de la République condamné à neuf ans de prison pour corruption passive et blanchiment d’argent en 2017 – une condamnation annulée pour vice de forme en 2019. Ce qui a permis à Lula de sortir de prison après plus d’un an et demi d’incarcération.

Il y a quatre ans, j’étais dans le Rio Grande do Sul, un État acquis à Bolsonaro, au moment  des  élections  générales.  J’étais heureux de  pouvoir observer de près le Brésil qui rêvait d’un retour de Lula, de lire ses slogans tracés sur les murs d’Olinda. Eu boto fé em Lula... « Je mets ma confiance en Lula »... Lula  de  novo  com  a  força  do  povo...  « Lula de  nouveau, avec la force du peuple »... A gente e melhor com Lula presidente... « On est meilleur avec Lula président »... Heureusement que les Brésiliens ne chantent pas « Il n’est pas de sauveur suprême » dans leur version de L’Internationale...

Par   la rue   Bernardo Vieira    de  Melo,    je  suis   enfin    arrivé    au  monastère São Bento, avec son beffroi, son fronton à volutes et ses larges portes, où les frères chantent les laudes à 6 heures, avant la messe conventuelle. Derrière une balustrade en jacaranda, ils étaient onze, vêtus en noir comme à Beuron ou à Solesmes, assis dans le chœur, minuscules au milieu de cette splendeur dorée. La moitié d’entre eux m’a semblé avoir moins de 40 ans. Abre, Senhor, os meus lábios, e a minha boca manifestará o teu louvor... J’ai reconnu  l’invitatoire  tiré  du  psaume  50  avec  lequel  commence  la 

journée monastique. « Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche annoncera   ta louange. » Ne   disposant pas   d’un    office    bénédictin en portugais, j’ai eu un peu de mal à suivre, mais même l’accent nordestino des moines ne m’a pas empêché de reconnaître les incantations des psaumes 148, 149 et  150   à  la  fin   de  l’office... « Louvai  ao  Senhor,  louvai  a  Deus  no  seu  santuário, louvai-o » Il devait déjà faire 30 °C à l’ombre, un ventilateur était installé derrière le père abbé et toutes les portes de l’abbatiale étaient grandes  ouvertes.  Le chant  d’un  bentivi  qui  résonnait  dans  le  cloître  a  accompagné les versets du Benedictus.

Construit à  partir  de  1586  au  milieu  d’un  paysage  exubérant,  le  monastère  d’Olinda  est  la  troisième  installation  bénédictine  au  Brésil,  après Bahia et Rio. Il a été détruit par les Hollandais, reconstruit à partir de 1654  et  achevé  en  1759,  dans  le  style  baroque  le  plus  pur.  L’église abbatiale est austère et monacale, avec une nef unique au plafond peint de motifs floraux ornés.

C’est en rêvant à Dom Basílio Penido, un ami de Georges Bernanos au monastère São Bento de Rio, dans les années quarante, devenu abbé d’Olinda de  1962  à  1987,  que  j’ai  écouté  les  laudes.  Fils d’un  amiral  représentant  le  Brésil  à  la  Société  des  nations  (SDN)  dans  les  années  vingt,  Dom  Basílio  avait  été  le  camarade  de  classe  du  compositeur,  poète  et  diplomate  Vinícius  de  Moraes  au  collège  de  Santo  Inácio  de  Rio avant d’étudier à Paris, au collège Sainte-Croix. Lecteur passionné de littérature française, ce moine longiligne affectionnait Paul Claudel, François Mauriac,  Julien  Green,  Charles  Péguy  et  Georges  Bernanos,  poussé jusqu’à lui au Brésil par le doigt de Dieu.

Dans l’après-midi, j’avais rendez-vous avec Dom Luiz Pedro Soares, entré au monastère en 1970, ordonné prêtre en 1986 et devenu père abbé en 2016.    Après    m’avoir accueilli sur   le parvis    du  monastère où  les   flam-boyants étaient en  fleurs,    Dom    Luiz    Pedro    m’a   reçu   dans    une   petite    pièce aux  murs  blancs  où  était  accroché  un  portrait  de  sainte  Scholastique,  la  sœur de saint Benoît.

«   Dom Basílio nous parlait souvent de Georges Bernanos. Comme lui, il avait  une  grande  dévotion  pour  sainte  Thérèse  de  Lisieux.  En 1935,  c’est après avoir lu Histoire d’une âme qu’il est entré comme novice au monastère São Bento de Rio. À l’époque, le père abbé était Dom Tomás Keller, un   Allemand. Venu    de   l’abbaye de   Weingarten, une   fille   de Beuron, l’abbaye  pionnière  dans  la  naissance  du  Renouveau  liturgique.  Sur la colline de São Bento, au cœur de Rio, à deux pas de la place Mauá et de l’avenue Rio Branco, Dom Tomás Keller était entouré de toute une génération de moines intellectuels et artistes, âgés de 20 à 30 ans, entrés au monastère  après  avoir  suivi  à  l’université  de  Rio  des  études  d’ingénieur,  de  médecine  ou  de  droit.  Tous lecteurs  de  Romano  Guardini,  ils  accordaient une grande importance à la liturgie. Ils ont permis à l’Église brésilienne de vivre un moment très fort, avec le soutien du président de l’Action catholique, Alceu Amoroso Lima, dont Dom Basílio nous parlait souvent. C’était lui aussi un grand ami de Georges Bernanos.

Parmi ces moines destinés à marquer l’histoire de l’Église du Brésil, la plupart nés dans de  riches  familles  cariocas  et  passés  par  le  Centre  Dom  Vital,  il  y  avait les futurs Dom Clemente Isnard, Dom Basílio Penido, Dom Inácio Accioly.  Très attachés  à  la  règle  de  Saint-Benoît,  ces  pères  ont  ouvert  une voie mystique, théologique et humaine nouvelle et participé à la lutte pour  les  droits  de  l’homme,  la  promotion  humaine  et  la  justice  sociale  pendant les années de la dictature militaire. La liturgie était au cœur de leur vie.  Avec son  ami  Vinícius  de  Moraes,  Dom  Basílio  nous  répétait  :  “La beauté est fondamentale. Dieu l’aime parce qu’elle transcende l’être, le conduit au bien.” »

Pendant que   Dom    Luiz    Pedro    Soares parlait, je fixais    sa  croix    pectorale,   ému   comme toujours par   l’humilité, la  simplicité et  la  vérité    des   fils de Benoît. Clemente Isnard, Basílio Penido, Inácio Accioly... Les noms que le père abbé a prononcés m’ont touché. Tous ces bénédictins étaient des familiers de  Georges  Bernanos  à  Rio  de  Janeiro.  De vingt-cinq  ou  trente ans plus âgé qu’eux, le romancier du désespoir et de la foi a aimé ces   frères    comme des   pères.    « À   Dom    Basílio, le fils   que   je  ne  méritais pas,   le  fils   dont   je  n’étais     pas   digne    et  que   je  respecte comme s’il   était   mon père  »,  écrivit-il  au  futur  abbé  d’Olinda  dans  une  dédicace  du  Journal d’un curé de campagne.

Qui se souvient de Gilberto Freyre?


Avant de  me  quitter  après  m’avoir  donné  sa  bénédiction,  Dom  Luiz  Pedro Soares m’a appris qu’à Recife, le Samedi Saint 1987, Dom Basílio Penido  avait  reçu  la  confession  de  Gilberto  Freyre  et  lui  avait  donné  la  communion, trois mois avant la mort de l’écrivain publié en France dès 1952  par  Roger  Caillois  dans  sa  collection  «  La  Croix  du  Sud  ».  Qui se souvient  de  Gilberto  Freyre  ?  Dans l’université  brésilienne,  on  ne  lit  plus  guère  ce  sociologue  et  écrivain  de  grand  style  qui  fut  le  maître  de  plusieurs  générations.  Le lusotropicalisme,  sa  théorie  sur  la  cordialité  portugaise  ayant  permis  à  l’œuvre  dévastatrice  des  colons  de  conserver  quelque chose    de  civilisateur, fait   même    figure    d’hérésie. Elle   est   accusée d’avoir paralysé la pratique antiraciste en idéalisant la violence subie par la population noire à l’époque coloniale et jusqu’à nos jours. Quand j’ai commencé à m’intéresser au Brésil, l’œuvre envoûtante de cet enfant de Recife, une  manière  de  Michelet  nordestino  aux  petites  moustaches  à  la  William  Faulkner,  a  cependant  été  pour  moi  une  révélation...  Casa-Grande &  Senzala...  En français,  Maîtres  et  esclaves...  Un immense  traité  anthropologique,  aux  harmoniques  proustiennes  que  revendiquait  son  auteur,  sur  la  formation  de  l’unité  brésilienne,  née  du  mélange  de  trois races, la portugaise, l’africaine et l’indienne.

Gilberto Freyre ne s’est pas intéressé uniquement à l’œuvre des Portugais. Sa trentaine de livres, dont deux seulement sont traduits en français, évoque également le geste bâtisseur des membres de la Compagnie des Indes occidentales menés par Jean-Maurice de Nassau-Siegen. En 1624, ils prirent Salvador de Bahia tandis qu’une  poignée  de  leurs  compatriotes  fondaient  La  Nouvelle-  Amsterdam sur l’actuelle île de Manhattan. Et dix ans plus tard, Recife et Olinda. Chassés de Salvador à la grande joie du jésuite António Vieira qui prononça à Salvador son Sermon sur le bon succès de nos armes sur celles de la Hollande, les colons bataves résistèrent un quart de siècle aux assauts portugais au Pernambouc.

Ce   quart    de siècle    leur   suffit    à  faire    œuvre     de  civilisation. Avec    lui, Jean-Maurice de  Nassau-Siegen  avait  convié  des  peintres,  des  savants,  des architectes. L’un des plus célèbres de ces artistes-voyageurs est Frans Post, l’un des maîtres de l’école paysagiste hollandaise, qui est le premier Européen à  avoir  peint  des  paysages  du  Nouveau  Monde.  Deux de  ses  tableaux sont accrochés au Louvre. L’un d’eux représente une habitation de planteurs  près  de  la  rivière  Paraíba,  l’autre  le  Rio  São  Francisco  et  le fort Maurice. Je me permets d’intimer l’ordre aux amateurs de belles choses d’aller les admirer de toute urgence. Au premier plan d’une de ces huiles sur toile de grande taille, ils découvriront le capivara, une sorte de marmotte ou de hamster géant dont j’ai naguère admiré quelques spécimens sur l’île de Marajó, en Amazonie.

Capivara no Lago Cascavel, Paraná, foto: Claiton Luis Moraes

Avant de quitter le Pernambouc, le souvenir de Gilberto Freyre m’a donné envie de revoir Recife, ce qui n’était pas inscrit à mon programme. Rua   do   Bom    Jesus,   j’ai   retrouvé l’endroit où   fut   édifiée la  synagogue Kahal zul Israel, le lieu de prière du rabbin Isaac Aboab da Fonseca et des savants juifs qui enrichirent la culture médicale brésilienne de nombreuses réminiscences du savoir hébreu. Gilberto Freyre n’a pas oublié de rappeler que les juifs qui accostèrent à bord des navires hollandais et les cristāos-novos, convertis de force et exilés par les Portugais, ont participé de façon discrète, et parfois secrète, à la formation de l’unité brésilienne –  malgré  la  dureté  de  l’Inquisition.  Transformé en  centre  culturel, le site de la première synagogue des Amériques est situé dans le Bairro de Recife, un quartier tracé en damier par les Hollandais. Lorsque les Portugais reprirent ce site, ils ne prolongèrent pas ce plan.

Au Brésil, les vaillants navigateurs lusitaniens furent des semeurs, non pas des carreleurs. Leurs villes naquirent en désordre, selon le caprice de l’occupant. Le schéma rectangulaire et le plan géométrique du vieux Recife ne leur ressemblent pas, observe Gilberto Freyre dans Terres du sucre, un autre maître livre, traduit en français en 1956, toujours dans la collection « La Croix du Sud ». L’exemplaire que j’en possède est dédicacé au romancier Jean Blanzat, un ancien du réseau de résistance du musée de l’Homme.

Écrit dans  un  esprit  d’aventure,  Terres  du  sucre  se  lit  comme  un  roman.  Qu’on songe  à  cette  page  splendide,  où  l’écrivain  évoque  «  un  Nordeste onctueux où, par les nuits de pleine lune, il semble qu’une huile épaisse coule des choses et des gens, de la terre, des chevelures noires des mulâtresses et des cabocles, des arbres où suintent les résines, des eaux, du   corps    basané des   hommes qui   travaillent dans    la  mer   et  les   fleuves, dans les sucreries, sur les quais de l’Apollon à Recife, dans les entrepôts de Maceió ». C’est beau comme du Jorge Amado, un romancier que personne n’oserait accuser d’être raciste. Terres du sucre est l’œuvre la plus délicate d’un  écrivain  qui  a  voulu  comprendre  comment  le  Brésil,  cette  terre compacte et continentale, avait conservé son unité à travers les folies de l’histoire.

À l’origine, les différences de culture, d’ethnie et de classe semblaient rendre impossible la formation d’un monde commun. On n’a plus le droit de le dire dans le Brésil d’aujourd’hui, mais je le dis quand même   :  il  se  fit  grâce    à  la  disponibilité sexuelle de  la  femme indienne et  de l’esclave noire, à l’œuvre des jésuites et au tempérament portugais, enclin à créer des familles mixtes et non pas à pratiquer une politique d’extermination ou de ségrégation, comme les Espagnols dans la vice-royauté du Pérou et les Anglais en Amérique du Nord.

J’y songeais en retrouvant la maison de Gilberto Freyre, cachée dans une forêt de manguiers Rua Dois Irmãos, à la sortie de Recife. C’est une imposante bâtisse coloniale aux murs roses, aux garde-corps en fer forgé, avec de jolis azulejos sur les côtés. Depuis la mort de l’écrivain, elle est le siège d’une fondation qui semble être en sommeil. Le jour de mon pas-sage, le gardien ne savait pas si la visite était possible. Elle a cependant eu lieu sous la conduite de Mariângela, étudiante dans une école de guides touristiques, une  métisse  aux  beaux  cheveux  châtains  et  aux  yeux  verts  ravie de célébrer pour moi son écrivain préféré. Mariângela m’a montré tour à  tour  les  pièces  de  la  grande  maison,  l’immense  bibliothèque,  les  souvenirs familiaux, les tableaux des peintres Cicero Dias, Lula Cardoso Ayres et Di Cavalcanti accrochés aux murs. Dans la grande maison vide, les boîtes  à  cigares  étaient  encore  sur  la  table,  l’argenterie  astiquée,  les  lits  faits  à  l’étage. 

Depuis  cet  observatoire  de  la  diversité  humaine  du  Nordeste  à  la  terre  grasse  et  à  l’atmosphère  huileuse,  Gilberto  Freyre  a  composé son œuvre en se laissant imprégner par la cuisine, la peinture, les  mœurs,  l’architecture  et  les  croyances  de  ses  compatriotes  dans  une  sorte d’osmose affective. La ressemblance avec Faulkner n’est pas seu-lement physique. L’auteur de Casa-Grande & Senzala a regardé vivre et mourir les femmes et les hommes de sa terre avant d’oser raconter leur vie. Il a donné de leur histoire une lecture intégratrice. Contestée dans les années soixante au nom des luttes de classe, déconstruite depuis le début des années  deux  mille  au  nom  de  l’égalité  raciale,  elle  demeure  un  roc  auquel  on  ne  se  lasse  pas  de  revenir.  Comme  à  cette  phrase,  reproduite  sur une carte postale représentant le bureau de Gilberto Freyre, achetée à la boutique du musée : Foi o que mais quis ser desde que quis ser alguma coisa :  escritor, « C’était ce que je voulais le plus être depuis que je voulais être quelque chose : écrivain. »

Titre et Texte: Sébastien Lapaque, Revue des Deux Mondes, février 2023 

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