Le port de la kippa en public n’est pas si différent de celui du voile : ils sont tous les deux contraires à l’esprit de la laïcité à la française
Un homme portant une kippa lors d'une manifestation contre l'antisémitisme à Cologne, le 25 avril 2018. Photo: Henning Kaiser/AP/SIPA
Élisabeth Lévy
L’autre matin, l’excellent et
avenant Cyrille Cohen, directeur du laboratoire d’immunothérapie de
l’université Bar-Ilan de Tel-Aviv, était invité à CNews, sur le plateau de
Pascal Praud. Ses critiques plus ou moins feutrées de certaines mesures
anti-Covid ont sans doute passionné les téléspectateurs et les autres
participants – dont la plupart ont été, comme votre servante, enchantés que
leurs agacements reçoivent une onction scientifique. Cependant, comme l’a
signalé Praud, qui reçoit des messages pendant l’émission, ce qui a fait réagir
le public autant que ses explications scientifiques, c’est la kippa qu’il avait
sur la tête. Rappelons que ce couvre-chef de forme circulaire est porté par les
juifs (les hommes) à la synagogue, mais que les plus pratiquants le conservent
en permanence.
Je l’avoue, dès mon arrivée, cette kippa m’a contrariée. Lorsque le sujet s’est invité dans le débat, j’ai fait remarquer au professeur qu’en France, on n’affichait pas ses convictions et pratiques religieuses. Question de savoir-vivre. Certes, la loi n’interdit pas le port de la kippa ou du voile islamique dans l’espace public. Mais quelle que soit la règle, l’esprit de la laïcité commande une certaine discrétion. « Je m’appelle Cohen, tout le monde sait que je suis juif », m’a rétorqué l’intéressé. Oui, et moi je m’appelle Lévy. Un nom, aussi caractéristique soit-il, ne dit strictement rien de la pratique, a fortiori pour un juif dont la définition relève de la filiation – selon la loi hébraïque, est juif quiconque est né d’une mère juive (même ashkénaze[1] !). On peut donc être juif et totalement athée ou mécréant. Au demeurant, personne ne demande à Cyrille Cohen de se cacher. Et il est vrai qu’il est israélien. Mais il se trouvait en France (pays dont il possède probablement la nationalité). Qu’il respecte le shabbat et mange cacher, c’est une affaire strictement privée. Pour autant, cet appel à la retenue ne vaudrait pas pour un imam, un rabbin ou le pape, en tout cas s’ils étaient invités es qualité.
Plus encore qu’une loi, qui ne
peut être modifiée que par le vote du Parlement, une règle tacite est sujette à
évolution, en fonction des débats qui traversent la société. Il est probable
que cette kippa n’aurait pas choqué il y a trente ans, avant que le voile
islamique devienne un sujet récurrent de la dispute française, notamment grâce
à certaines sœurs Lévy[2]…
Certains internautes n’ont pas manqué de faire le rapprochement. « Là
on est au comble du fou rire sur #hdpros eux qui râlent à longueur de journée
sur les voiles ou les djellabas, hop dès le lundi matin professeur Cyrille
Cohen et sa kippa sur la tête sur le plateau », tweete un courageux
anonyme qui s’est baptisé « Le Comédien ». Eh bien, en dépit d’une
légère aigreur, ce comédien-là n’a pas tort. Dénoncer le voile et accepter la
kippa témoigne au minimum d’une incohérence et, aux yeux de pas mal de gens,
d’un déplorable deux poids, deux mesures. C’est d’ailleurs dans cette
perspective qu’il y a quelques années, Marine Le Pen avait demandé aux juifs
français de renoncer à la kippa dans la rue. Beaucoup l’ont fait,
malheureusement pour des raisons de sécurité.
On me dira que ce n’est pas
pareil. En effet, la kippa n’est pas un signe d’infériorité des femmes (ni des
hommes). Elle n’est pas l’étendard de nos ennemis, elle n’est pas suspecte de
manifester des sentiments antifrançais. On n’a pas vu d’hommes à kippa se
réjouir des massacres de Charlie Hebdo ou du Bataclan. Mais en
France, beaucoup de jeunes filles musulmanes portent le voile sans avoir la
moindre sympathie pour les terroristes ni la moindre détestation pour leur
pays. Qu’elles soient instrumentalisées au service d’une cause qui les dépasse,
c’est ma conviction, mais cela relève du débat.
Inutile de se raconter des
histoires. Il y a une forme de séparatisme juif. Certes, il est pacifique et
apolitique. Autrement dit, ce ne sont pas les juifs qui mettent aujourd’hui au
défi la cohésion de la société française. N’empêche : ce qui pouvait
passer il y a quelques décennies pour un innocent particularisme paraît
aujourd’hui problématique à nombre de nos concitoyens. Qu’il y ait parmi eux
des gens qui ont un problème avec les juifs ne doit pas nous empêcher
d’entendre les autres, ceux qui pensent légitimement qu’une règle n’a de sens
que si elle vaut pour tous.
J’ai également été frappée par
le silence de mes camarades de plateau – fait suffisamment rare pour être
significatif. Peut-être auraient-ils été plus directs avec une femme voilée.
Leur retenue témoigne d’une certaine délicatesse qui a partie liée avec l’histoire.
Si j’ai été la seule à prendre la parole, c’est sans doute parce que mon
patronyme et mon appartenance m’immunisent contre le soupçon d’antisémitisme.
Quoi qu’en pensent beaucoup de nos compatriotes musulmans, l’antisémitisme
traduit la haine des juifs alors que ce qu’ils appellent islamophobie est la
critique de certaines expressions de l’islam. Sauf que ces distinctions
subtiles ne peuvent guère avoir cours dans un débat télévisé. Alors, que mes
amis de CNews et le professeur Cohen souffrent que je les interpelle gentiment.
Nous ne sommes pas menacés par le retour du nazisme. Les juifs ne sont pas des
petites choses fragiles et susceptibles incapables de tolérer la moindre
remarque. Interdire toute critique ou blague à leur encontre serait, finalement,
une forme paradoxale (et inconsciente) d’antisémitisme.
[1].
Je n’ignore pas qu’on s’empaille depuis des lustres sur cette définition, que
des gens dont seul le père est juif se définissent comme juifs et que d’autres,
de mère juive, ne revendiquent aucune appartenance. Mais ce n’est pas le
lieu d’un débat talmudique…
[2] En 2003, Alma et Lila Lévy, filles d’un avocat juif athée et d’une mère kabyle de culture musulmane ont été exclues du lycée d’Aubervilliers pour refus d’ôter leur hidjab.
Titre et Texte: Élisabeth
Lévy, CAUSEUR,
nº 107, décembre 2022
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