Michel Onfray
Il existe dans la Bible au moins deux moments qui permettent de penser l’éternelle question de l’immigration : d’abord le meurtre d’Abel par Caïn, ensuite l’allégorie de la tour de Babel. Ces deux histoires ne se trouvent pas par hasard dans la Genèse, le livre de toutes les généalogies de notre civilisation judéo-chrétienne. Sur la dialectique entre nomadisme et sédentarité ou les relations entre la ville tentaculaire et la confusion civilisationnelle, on lira avec bénéfice ces pages communes au judaïsme. On peut ensuite envisager la « babélisation » du monde, autrement dit sa créolisation, d’une façon lumineuse.
1. D’ABORD L’HISTOIRE DE CAÏN ET ABEL
Cette aventure arrive après
qu’Adam et Ève ont été chassés du Paradis pour avoir osé goûter au fruit de
l’arbre de la connaissance dont l’usage leur avait été interdit par Dieu : ils
ont voulu savoir et comprendre plutôt que croire et obéir, Dieu les a punis…
Caïn et Abel sont les deux
enfants d’Adam et Ève après qu’ils ont été maudits. Le texte dit : « Abel fut
berger, tandis que Caïn cultiva le sol » (4.2) – autrement dit : le premier, le
second venu, est nomade, le second, fils aîné, sédentaire. Abel est l’ancêtre
des migrants, Caïn celui des nés natifs, si l’on me permet cette expression. Le
premier n’a pas de terre, il n’est pas enraciné, il ignore le sens du sol, il
va et vient en fonction de son troupeau qu’il conduit là où la terre se trouve
la plus riche afin de le nourrir ; le second habite un territoire qu’il
cultive, il a des racines, il possède ce que Nietzsche nomme « le sens de la
terre ». Caïn est d’ici ; Abel de nulle part, donc d’ailleurs et de partout.
L’un est somewhere, l’autre, d’anywhere, comme on dit
aujourd’hui.
La généalogie de la rivalité
se trouve dans le caprice de Dieu – or le caprice, voilà qui définit Dieu : il
fait, dit et veut ce qu’il veut, quand il veut, comme il veut, sans avoir
besoin de donner ses raisons à qui que ce soit… Il est la puissance et la
puissance n’est jamais autant elle-même que quand elle se manifeste sans autre
raison qu’elle-même.
Voilà pour quelle raison,
quand Caïn offre à Dieu les fruits de la terre et Abel ses agneaux bien gras,
Dieu manifeste clairement sa préférence pour Abel, ce qui déclenche la colère
de Caïn.
On peut imaginer que Caïn dépasse la tradition en offrant le produit de son travail, les fameux fruits du sol, alors qu’Abel l’illustre en procédant à la façon de l’époque qui veut qu’on offre aux dieux des animaux pour un sacrifice dans lequel on brûlera la graisse et les os, parce que les parfums leur sont agréables, pendant que les hommes se réserveront la consommation de la chair, ce qui permet de réunir l’utile du sacrifice et l’agréable du banquet… Dieu punirait alors l’affranchissement de la tradition et bénirait la coutume.
Devant la colère de Caïn, Dieu
l’exhorte à contenir sa passion, à réfréner sa jalousie, à Lui obéir. Mais le
fils aîné ne l’entend pas de la sorte et tue son frère. Dieu maudit le premier
meurtrier : « Errant et fugitif tu seras sur la terre » (4.12). Condamné à
l’exil, donc au nomadisme lui aussi, Caïn craint qu’on le tue ; Dieu le marque
d’un signe pour qu’il n’en soit rien, il ne sera pas exécuté. Il se marie, a un
enfant et met fin à son exil, à son nomadisme, à son errance, en créant une
ville qui porte le nom de son fils : Hénoch. Selon le récit biblique, voilà
donc la première ville de l’histoire de l’humanité. Caïn, auquel on doit donc
l’origine de l’architecture et de l’urbanisme, donne aussi naissance à une
génération qui invente la musique, le tissage et la forge. Adam eut à nouveau
un enfant pour remplacer Abel, Seth.
On l’imagine, ce récit a donné
lieu à de multiples interprétations ! Je ne les connais pas toutes, bien sûr,
c’est une encyclopédie vieille de plus de 2000 ans, mais je propose celle-ci,
qui existe peut-être déjà quelque part, car personne n’invente jamais rien…
Adam et Ève ont été créés par
Dieu : Adam à partir d’une terre animée par son souffle, Ève avec l’une des
côtes de son compagnon. Caïn et Abel n’ont pas été créés par Dieu mais par des
humains déchus. Comment le fils aîné d’un couple maudit pourrait-il échapper
lui aussi à la malédiction ? Cet anathème, qui prend la forme d’un fratricide, concerne
le premier homme créé par des humains. Il touche Caïn qui tue et Abel qui est
tué. Mais la descendance de Caïn, la nôtre, produit la civilisation. L’un de
ses fils, Yubal, est l’ancêtre des musiciens, un autre, Toubal, celui de la
maîtrise des métaux par le feu, Hénoch celui des villes, Nahama invente le
tissage…
Résumons : Caïn, fils aîné
d’Adam et Ève, tue son frère cadet Abel parce que Dieu a préféré son offrande
classique, des agneaux, à celle de son frère, inédite : des fruits et des
légumes de la terre. Caïn est l’enraciné, le paysan, l’éleveur, le cultivateur.
Exilé, nomade, errant, il met fin à son errance en se fixant dans une cité dont
il invente le principe. Abel est le pasteur qui plante sa tente un soir et la
plie le lendemain pour quitter le lieu où il était parce que son troupeau doit
chaque jour brouter une herbe fraîche. Le paysan Caïn est l’homme de
l’histoire ; le berger Abel celui de la géographie. Et Dieu choisit l’Histoire
– il a raison car, sinon, rien n’aurait été possible pour lui…
Ce qui se joue dans cette
allégorie, c’est la relation entre le nomade et le pasteur, entre l’homme d’un
lieu, d’un sol, d’une terre et celui d’un espace, d’un territoire, d’une
étendue. Caïn est un point, Abel une surface. L’un rend possible la puissance
de la civilisation, l’autre perpétue la tradition. Avec Caïn, le monde peut
être, se développer durer ; avec Abel, il serait condamné à se répéter. En
faisant tuer Abel par son frère, Dieu prend le parti de Caïn. Il peut ainsi
s’inscrire dans l’Histoire. Une civilisation produite par Abel aurait ressemblé
à celle du désert et de l’islam des origines.
Cette histoire originaire fait
du couple nomade & sédentaire un archétype de l’intersubjectivité sociale :
du côté des nomades, on trouve les exilés, les vagabonds, les mendiants, les
chemineaux, les émigrés, les expatriés, les fugitifs, les proscrits, les
bannis, les relégués, les apatrides, les voyageurs, les romanichels, les
cosmopolites, les comédiens, mais également les juifs. Qu’on songe à la légende
du juif errant puni depuis 2 000 ans, dit-on, pour n’avoir pas donné à boire à
Jésus lors de l’ascension du Golgotha. Les sédentaires sont les paysans, les
agriculteurs, les éleveurs, les maraîchers, les jardiniers, les laboureurs, les
ruraux, les campagnards, les provinciaux, les pécheurs. Entre les deux :
l’animosité de l’enraciné qui voit le déraciné venir chez lui comme une menace,
celle du villageois qui craint le romanichel assimilé à un voleur de ses
poules, celle du campagnard qui envisage le voyageur, le chemineau, le vagabond
comme autant de menaces pour ses biens, celle du défenseur des clôtures et des
frontières qui fait du cosmopolite un ennemi, celle du catholique attaché au
clocher de son église qui transforme le juif, jadis condamné comme déicide, en
menace pour son identité locale, régionale, nationale, civilisationnelle.
L’éthologie permet de conceptualiser la chose, elle fournit une généalogie de ces passions tristes. On sait au moins depuis L’Origine des espèces (1859) et plus précisément avec La Filiation de l’homme(1871) de Darwin, que le mammifère humain est un animal de territoire et que le marquage constitue l’alpha et l’oméga de son activité… Le sédentaire dispose d’un territoire, c’est celui de son habitat – le fameux « habiter » heideggérien –, celui de ses ancêtres et de ses morts, le cimetière, celui de ses commerces, de ses lieux de fête, de cérémonies, de sacré, de prière. C’étaient, jadis, dans le village traditionnel, les maisons d’habitation, les commerces essentiels du boulanger, de l’épicier, du boucher, du charcutier, du bistrotier, c’étaient, non moins essentiels pour la République, la mairie, l’école, le monument aux morts, mais également la salle des fêtes, le jardin public, la place, c’étaient l’église et le cimetière, autant de lieux habités ou occupés, y compris par les défunts, c’est-à-dire : marqués. Caïn le paysan est un animal de territoire, une bête de terrier.
Abel le pâtre est un animal
déterritorialisé. Il annonce ceux qui arrivent dans le village et qu’on regarde
d’un mauvais œil : l’étranger, le rémouleur, le forain, le romanichel, le
voyageur de commerce, le marcheur… Aux yeux du sédentaire, le nomade est une
menace : il apporte le mouvement, la dynamique, les fluides, les échanges, les
flux dans un petit monde où l’on chérit plus que tout l’ordre, la répétition,
la paix de chaque chose à sa place. Abel et ses lointains petits-enfants
menacent le groupe avec une « extravagance », au sens étymologique, qui met en
péril la tradition.
Or, cette menace, ou cette
crainte de menace, génère une peur chez tout animal de territoire – voici la
généalogie de toute xénophobie. Et cette peur active animalement, donc naturellement,
et vice versa, des mécanismes de défense : mise en alerte, déclenchement des
instincts de protection les plus primitifs, les cinq sens sont exploités à leur
maximum, le sédentaire regarde, écoute, renifle le nomade. Il épie, il guette,
il surveille, il fait le guet. Il associe la plupart du temps la puanteur de
l’animal à celui qu’il craint. Kant, Hegel et Schopenhauer, tout philosophes
qu’ils soient, entretiennent dans leurs livres les plus sérieux de la mauvaise
odeur des juifs et des nègres, c’est également celle des pauvres, des vagabonds
ou des mendiants – les anciens clochards devenus sans domicile fixe, puis SDF,
l’acronyme étant une bonne occasion de laisser croire qu’on a fait disparaître
la chose en abolissant le mot…
Il existe dans tout groupe des
hiérarchies établies après marquages de territoires. Celles-ci ont nécessité
des combats, des affrontements, des oppositions, des luttes réelles ou
symboliques, physiques ou allégoriques, à l’issue desquelles chacun occupe une
place. Le sédentaire obéit à la loi des plus forts qui doivent leur force à la
puissance, au lignage, à l’argent, à la ruse, à la tradition, au nombre.
S’il fallait un modèle réduit
de cette structuration éthologique de la société, ce serait la mafia : un
parrain, sa garde prétorienne armée sans foi ni loi qui préserve le mâle
dominant et sa famille, un territoire conquis par la violence, mort comprise,
une mainmise sur tout ce qui circule dans cet espace, argent, femmes, drogue,
alcool, nourriture, autrement dit le carburant de la vie, de toute vie – la vie
la plus sauvage…
Sous le règne du sédentaire,
la fameuse « race de Caïn » de Baudelaire, tout étranger s’avère une menace
pour l’ordre établi. Il est un mâle dominant potentiel qui arrive dans la
horde, le troupeau, la tribu. Il faut donc épier les moindres faits et gestes
de cette puissance inquiétante. La « race d’Abel » quant à elle, celle des
pasteurs sans domicile fixe, porte avec elle un ferment potentiel de
décomposition sociale.
Tant que l’on n’aura pas
démontré que Darwin se trompe et que nous ne sommes pas des mammifères
territoriaux, la réalité, hélas, sera celle-là : les descendants de Caïn le
paysan sédentaire n’auront de cesse d’empêcher la domination et l’empire de la
parentèle de leur frère nomade, le berger Abel. Mais, revers de la médaille,
les fils et filles d’Abel, informés par l’histoire de leur grand ancêtre,
feront des « caïnites », nommons-les comme ça, leurs ennemis héréditaires.
Les enracinés et les déracinés
n’habitent pas mêmement la terre car ils n’habitent pas la même terre. Sauf à
déraciner les enracinés pour les contraindre à habiter un même monde urbain, la
malédiction régnera sans fin entre les hommes enracinés et les déracinés.
2. VENONS-EN A L’HISTOIRE DE LA TOUR DE BABEL
On en trouve la narration dans
la même Genèse. La plupart du temps, on fait de ce récit le support à une
réflexion sur l’origine des langues. Ce n’est pas complètement faux, mais la
généalogie divine du langage ne satisfait que les théologiens, les croyants,
pas au-delà… Sûrement pas les linguistes, encore moins les philosophes
rationalistes.
Outre cette question de
l’origine des langues, je vois bien plutôt dans ce passage de la Bible une
méditation sur le caractère toxique des villes, autrement dit : sur le poison
de l’entassement des hommes dans une même surface restreinte.
Allons au texte.
Les hommes parlaient une seule
et même langue quand ils se sont mis en tête de construire en plein désert une
tour allant jusqu’aux cieux. Ces hommes étaient nomades et venaient de
l’Orient, ce qui correspond à l’est d’Éden, où Caïn a été envoyé en exil…
La raison de cette ville ?
« Pour se faire un nom » (11.4) proclament les bâtisseurs. Qu’est-ce que
vouloir se faire un nom si ce n’est l’inscrire dans l’éternité, ce qui est
proprement menacer Dieu qui s’en réserve la jouissance ? Il ne s’y trompe pas
et, voyant le péché d’orgueil qu’il avait déconseillé à Caïn, il se met à son
tour en colère…
Pour punir les hommes, car Dieu punit beaucoup, c’est d’ailleurs à ça qu’on le reconnaît, il décrète la confusion des langues afin que plus personne ne puisse comprendre les ordres donnés sur le chantier, ce qui interdit la construction d’un projet commun… Puis il éparpille les hommes (« Yahvé les dispersa à la surface de toute la terre » 11.18), ce qui est une façon d’inventer la diaspora, l’exil, les migrations, donc le migrant, l’immigré, l’émigrant.
En dix versets, la Bible propose
donc sa généalogie de la ville, l’orgueil des hommes puis, dans la foulée, sa
critique de celles-ci accompagnées de deux malédictions : la fin d’un langage
unique et la confusion des langues, puis la malédiction qui consiste à
transformer un peuple uni par la même langue en peuples éparpillés incapables
de se comprendre.
La lecture de cette allégorie
comme une détestation divine des villes pensées en lieux de la dépravation
n’est pas courante. Pas plus qu’avec les commentaires de Caïn, je n’ai lu la totalité
de ce qui s’est écrit sur ce sujet, mais il m’est avis que les glosateurs qui
sont souvent gens des villes (du moins ils sont rarement gens des champs et,
s’ils l’ont été un jour, ils ne le demeurent pas car ils vont se cultiver
auprès de professeurs, dans des écoles où se trouvent des bibliothèques, donc
dans les cités) n’en diront pas du mal. La déliaison entre gens de savoir et
gens de la campagne est une malédiction pour le savoir, pas forcément pour les
campagnes…
Dieu est conservateur ! Il aime
donc la tradition pastorale associée aux sacrifices d’animaux en même temps,
c’est logique qu’il ne goûte pas particulièrement les cités, les
agglomérations, les villes que l’on doit à Caïn, d’une certaine manière le
patron des architectes. Elles sont des lieux de perdition, voyez Babylone,
Sodome ou Gomorrhe. Abel vivant, il n’eut pas construit la première ville, il
aurait continué à vivre sous sa tente dépliée le soir et repliée le matin avant
le départ des moutons.
De la même manière qu’on peut
effectuer une lecture éthologique de l’histoire de Caïn & Abel (les
sédentaires territorialisés redoutent a priori le nomade déterritorialisé qui
met en péril leur territoire), on peut mobiliser ces mêmes catégories pour
expliquer l’allégorie de Babel (la concentration de nomades sédentarisés dans
les villes s’avère toxique).
On a hélas beaucoup oublié les
travaux d’Henri Laborit, qu’Alain Resnais avait en son temps génialement
cinématographié dans Mon oncle d’Amérique (1979).
Laborit était un scientifique
qui philosophait et popularisait, au bon sens du terme, l’éthologie. Il
expliquait par exemple comment se comporte un rat (mammifère avec lequel les
humains ont plus de ressemblances qu'ils ne croient) une fois soumis à une
situation de stress : soit il peut fuir (l’un de ses livres a pour titre Éloge
de la fuite) alors tout se passe bien ; soit il ne le peut pas et il existe
dans ce cas deux hypothèses : (1) seul, il somatise et déclenche toutes les
maladies possibles et imaginables – cardiovasculaires, cancéreuses,
dermatologiques, AVC, ulcères à l’estomac, dépressions, insomnies… (2)
accompagné par un congénère ou plusieurs, il agresse son prochain qui ne lui a
rien fait, le mord, le griffe, le blesse et, au prix de cette violence, il
évite la somatisation…
Pour illustrer ces thèses à
l’écran, Laborit a savamment construit son film – que j’ai vu des dizaines de
fois avec mes élèves du temps où j’étais professeur dans un lycée technique, ce
qui m’a permis d’en mesurer l’ingénieuse et géniale complexité architectonique
– en blocs dans lesquels s’insèrent d’autres blocs, les blocs se répétant sur
un mode contrapuntique. Dans l’un d’entre eux, les personnages du film incarnés
par de grands noms du cinéma que l’on voyait dans un autre bloc, apparaissent
avec leurs corps, leurs costumes, mais avec un masque de rat en lieu et place
du visage. Mis en scène dans des situations de stress, ils étaient montrés en
train de s’échapper, ce qui assurait leur équilibre, ou ne pouvant s’échapper,
autrement dit somatisant, ou bien encore agressant leurs congénères innocents.
Resnais & Laborit
présentent la genèse éthologique de la violence : elle ne vient pas de
n’importe où, elle n’est pas l’effet du péché originel, elle n’est pas
l’étrange produit d’un non moins étrange « mal radical » kantien ou d’une
« pulsion de mort » freudienne, elle surgit quand, dans le territoire, les
mammifères que nous sommes se trouvent soumis à un stress auquel ils ne peuvent
échapper par la fuite.
Un pays est un territoire, de
même dans le cas d’un village ou d’un continent ; l’immigration qui met en péril
son partage et son occupation traditionnelle constitue un stress identitaire.
Que faire de ce stress ? Le nier n’a aucun sens, c’est se mettre la tête dans
le sable. Le réel n’a pas de double ni de contraire, c’est d’ailleurs sa
définition.
Reprenons Laborit.
La fuite n’est pas possible.
On ne quitte pas son pays sous prétexte que d’autres y entrent.
La somatisation est pensable :
des pathologies sociales existent sur le même principe que les pathologies
individuelles. Une société peut connaître les affres de la maladie : un cancer
qui la ronge tout autant qu’une névrose ou une psychose qui la ravage, un
infarctus qui la menace, sinon un AVC qui l’a abîmé – le totalitarisme, le
nihilisme, l’égotisme, le relativisme...
L’agressivité est inévitable.
Et l’on se dispensera ici de lister dans le détail ce qui, de l’incivilité la
plus banale au terrorisme le plus sanglant, en passant par les affres du
communautarisme ou dudit séparatisme, sans oublier la délinquance ordinaire,
témoigne en faveur de cette thèse. Ce qui se trouve nommé les « territoires
perdus de la République » ne le sont pas que pour la République, ils le sont
aussi et surtout pour les valeurs humanistes de la civilisation
judéo-chrétienne.
On peut aussi penser que le
stress est évitable. Ni fuite, ni somatisation, ni agressivité, mais force de
la maîtrise et maîtrise de la force : on peut vouloir en effet apprivoiser puis
dompter ce qui nous menace en préservant ce qui nous préserve, notre
civilisation. On peut en effet la constater, la connaître, la vouloir, l’aimer,
la défendre et ne pas tenir pour rien Montaigne et Gesualdo, Galilée et
Descartes, Dom Pérignon, Corneille et Le Brun, Voltaire et Mozart, Swift et
Rubens, Nietzsche et Dostoïevski, Pasteur et Leopardi, Antonin Carême et de
Gaulle…
Ce stress identitaire de qui
voit son monde en péril concerne des mammifères inquiétés dans leur être.
L’étranger est indépendant de sa couleur de peau, de sa nationalité, de sa
religion, de son sexe, de ses opinions, de son âge, de son passé : ce qui inquiète
en lui, c’est justement son étrangeté qui fait craindre une menace pour le
projet de tout vivant qui veut être et persévérer dans son être. En deux
millénaires, le judéo-christianisme a produit une identité dans le sang, la
sueur, les larmes, dans son être et sa façon de persévérer dans son être avec
sa mise en cause, son dépassement et sa contradiction ayant généré sa
plasticité après la Renaissance et les Lumières : vouloir franchement la
permanence de cette identité n’est pas un vain projet.
En cette fin de civilisation
judéo-chrétienne, le stress recouvre la zone géographique de notre espace
spirituel : l’Europe géographique. Depuis un demi-siècle, les habitants de ce
territoire voient en effet arriver massivement non pas des individus issus
d’une même civilisation, des Italiens et des Polonais, des Portugais et des
Grecs, des Danois et des Allemands, des Anglais et des Finlandais, des Russes
et des Roumains, comme ce fut le cas au XIXe et au XXe siècle, mais des
personnes qui, venues d’autres zones culturelles, apportent avec elles une
autre civilisation, sans avoir le projet d’en changer pour adopter celle de
l’hôte qui les accueille. L’immigration intra-européenne est homogène d’un
point de vue civilisationnel : elle ne pose aucun problème. Une personne qui
arrive d’une même civilisation, fût-elle extra-européenne, pourvu qu’elle soit
judéo-chrétienne, je songe par exemple aux Australiens, aux Néo-Zélandais, aux
Américains des deux Amériques, s’avère une richesse pour la civilisation, une
énergie, une force, une puissance de congruence.
Le cas de l’immigration
massive, donc non raisonnée, sinon déraisonnable, qui fait affluer dans le
grand corps malade d’une civilisation judéo-chrétienne bien abîmée, quantité de
personnes n’ayant pas le projet de changer de valeurs pour épouser celles du
continent qui les accueille, mais qui revendiquent en revanche d’imposer leur
mode de vie à ceux qui les accueillent, voilà qui pose problème.
Par ailleurs, il existe des
civilisations qui ne se construisent pas dans le désir d’en détruire une autre
ou d’autres, sinon les autres. Si l’islam politique ne fait pas mystère de son
universalisme antijudéo-chrétien et, en vertu du principe coranique que « le
paradis est à l’ombre des épées », de son choix des armes pour imposer sa loi,
le continent asiatique, hindouiste ou bouddhiste, sinon confucéen ou
shintoïste, animiste, ne se pose pas, lui, en civilisation remontée contre
l’Europe judéo-chrétienne, ni en civilisation alternative, de remplacement,
mais en civilisation pacifique qui ne demande pas l’hospitalité pour prendre
possession de la maison qui les accueille, mais pour y vivre non sans respecter
ses lois propres, ses us et coutumes, ses traditions, sa langue, mais dans le
cadre républicain français. Si le communautarisme n’est certes pas la solution
qui reste l’assimilation, il l’est bien plus que le séparatisme, qui refuse
l’assimilation de l’étranger en France avec agressivité et véhémence, et
souhaite en revanche celle de la France dans le monde de sa culture, sinon dans
sa civilisation – je parle de l’islam politique, rappelons-le, et pas de
l’islam comme religion privée. La France se fait de qui veut la faire,
étrangers compris bien sûr ; elle se défait de qui refuse de la faire, pas
seulement les étrangers.
Ça n’est donc pas
l’immigration qui pose problème en tant que telle, essentialisée, et qui serait
soit une chance, si l’on en croit la « gauche », soit une malédiction, si l’on
écoute la « droite », car, historicisée, l’immigration est chance quand elle
permet de faire être et persévérer dans son être une civilisation, mais une
malédiction quand elle travaille à détruire cette civilisation dans son être et
sa durée.
On peut, comme c’est mon cas,
préférer la liberté à la servitude et à la soumission, l’égalité à l’inégalitarisme
ontologique, par exemple entre hommes et femmes, croyants et mécréants,
musulmans et infidèles, hétérosexuels et homosexuels, la fraternité universelle
au patriarcat tribal, la laïcité à la domination du clergé d’une religion dans
le quotidien de la vie, le féminisme à la toute-puissance phallocentrique, le
rationalisme à la soumission aux articles de foi, l’humour et l’ironie de
Rabelais et Voltaire au sérieux des ministres d’un Dieu.
Je ne veux pas d’une
civilisation construite sur des valeurs qui ne sont pas les miennes : la
servitude, l’inégalité entre les sexes et les sexualités, la séparation et
l’opposition belliqueuse entre les coreligionnaires et les autres, la
domination des hommes sur les femmes, des pères sur leurs filles, des frères
sur leurs sœurs, la soumission aux diktats religieux, le refus du rationalisme.
Autrement dit, je ne souscris pas à une culture qu’au XVIIIe siècle, on nommait
les anti-Lumières. Cette civilisation qu’on nous propose, nous en venons après
nous en être arrachés : y aller, ce serait un régrès mais nullement un progrès.
3. QUE FAIRE ?
On doit au poète martiniquais
Édouard Glissant des incursions, voire des excursions, sur le terrain
politique. L’homme qui soutenait Castro et le castrisme a élaboré le concept de
créolisation. Un certain Jean-Luc Mélenchon y a récemment fait positivement
référence. Gageons que le néo-robespierriste aura lu au plus près les textes du
poète dans lesquels ce concept se trouve activé avant de s’en faire le
thuriféraire.
Glissant est un disciple du
Deleuze & Guattari de Mille Plateaux, sous-titré Capitalisme
et Schizophrénie (1980). Voilà qui est un gage de haute tenue
poétique, mais l’imaginaire fait rarement bon ménage avec un projet de société
qui demande moins rêverie et poétique que réalisme et pragmatisme.
Dans Introduction à
une poétique du divers, il affirme que « le monde se créolise, c’est-à-dire
que les cultures du monde mises en contact de manière foudroyante et absolument
consciente aujourd’hui les unes avec les autres se changent en s’échangeant à
travers des heurts irrémissibles, des guerres sans pitié mais aussi des
avancées de conscience et d’espoir qui permettent de dire – sans qu’on soit
utopiste, ou plutôt, en acceptant de l’être – que les humanités d’aujourd’hui
abandonnent difficilement quelque chose à quoi elles s’obstinaient depuis
longtemps, à savoir que l’identité d’un être n’est valable et reconnaissable
que si elle est exclusive de l’identité de tous les autres êtres possibles. Et
c’est cette mutation douloureuse de la pensée humaine que je voudrais penser
avec vous ».
Heurts irrémissibles, guerres
sans pitié, mutation douloureuse, mais aussi effets de foudre et difficiles
abandons, on ne peut mieux annoncer la couleur : même pour Glissant, la
créolisation se révèle traumatisante ! Malgré tout, il la souhaite, il la veut,
il l’espère, il y travaille, il invite à s’y soumettre tout en disant qu’on ne
peut aller contre. Il ne propose rien moins qu’une « conversion de l’être »,
autrement dit un changement de paradigme, exprimons-le plus clairement : une
révolution pour abolir la civilisation judéo-chrétienne localisée afin de la
remplacer par une civilisation créolisée mondialisée.
La civilisation judéo-chrétienne
est bien sûr blanche, colonisatrice, oppressante, tournée vers l’Un, elle a
pour foyer géographique la mer Méditerranée qui est fermée, qui concentre, clôt
et s’avère le creuset généalogique du monothéisme qui forge et consacre le
triomphe de l’Un. En revanche, la civilisation créolisée, métissée, mélangée, a
pour modèle la mer des Caraïbes, une mer évidemment ouverte sur le transit, le
passage, la rencontre, la confusion, l’échange. On l’aura compris, voici une
énième variation occidentale sur le thème du Bien et du Mal, du noir et du
blanc, du vrai et du faux – une pensée blanche. D’ailleurs, Glissant, qui fait
l’éloge du créole (comme s’il s’agissait d’une langue unique alors qu’il en
existe une quantité…) n’écrit pas par hasard tous ses livres en français ! Et
l’on ne compte pas les années passées à Paris ou aux États-Unis de ce défenseur
de la Martinique.
Glissant emprunte à Deleuze
l’opposition, très occidentale elle aussi, très blanche donc, entre la racine
et le rhizome. La civilisation judéo-chrétienne est racinaire ; la civilisation
créole, rhizomique. La première suppose une filiation, un atavisme, une
origine, un lignage et, bien sûr, une prétention à l’universel qui méprise et
écrase tout ce qui n’est pas lui. Elle débouche donc sur « massacre » et
« génocide », une invention blanche, naturellement, qui se construit sur des
« mythes fondateurs » ; la seconde est composite, diverse, diffractée,
multiple, dépourvue de centre et repose sur des « mythes d’élucidation ».
Autrement dit, variation sur le thème des méchants blancs et des bons créoles,
des indiens et des cow-boys : « La racine unique est celle qui tue autour
d’elle alors que le rhizome est la racine qui s’étend à la rencontre d’autres
racines. » On l’aura compris, la civilisation judéo-chrétienne est massacreuse
et génocidaire, alors que la civilisation créole se montre toujours et partout
idyllique.
Où l’on voit que Glissant
oppose deux civilisations en estimant l’une détestable, la blanche et
occidentale, et l’autre formidable, la créole et caribéenne. Il se fait dès
lors qu’on a du mal à le croire quand il écrit : « La créolisation suppose que
les éléments culturels mis en présence doivent obligatoirement être
“équivalents en valeur” pour que cette créolisation s’effectue réellement.
C’est-à-dire que si dans des éléments culturels mis en relation certains sont
infériorisés par rapport à d’autres, la créolisation ne se fait pas vraiment.
Elle se fait mais sur un mode bâtard et sur un mode injuste. »
Car pour m’exprimer avec ses
mots, la créolisation selon Glissant ne fait pas de l’élément judéo-chrétien
mis en présence un équivalent en valeur de l’élément caribéen : le premier,
judéo-chrétien, est en effet associé au racisme, au colonialisme, à la guerre,
au génocide alors que le second, caribéen, se trouve rangé aux côtés d’un
paradis épargné par toute négativité ! C’est une variation sur le thème éculé
du bon sauvage.
Cette proposition idéologique
passe sous silence l’histoire de Cham, née en Orient, lire et relire la Genèse,
encore, la traite négrière initiée par les arabo-musulmans dès le VIIe siècle
qui a occasionné la mort d’une quinzaine de millions d’Africains, la
multiplicité des guerres tribales africaines au cours des siècles, bien avant
la présence des Blancs ou, plus récemment, le génocide rwandais, sinon le
racisme qui, en Martinique, quotidiennement à cette heure encore, n’oppose pas
seulement les « Noirs » et les « Blancs », ce qui serait simple et binaire
comme une pensée occidentale, mais les couleurs de peau des façons d’être
« noir » : nègre, chabin, neg-nwe, sang-mêlé, lapo sové, câpre, chapé coulis,
un racisme intracommunautaire que Glissant met évidemment en relation avec des
restes de colonialisme un bon siècle et demi après son abolition. Si les gens
de couleur sont racistes, c’est bien sûr parce que les Blancs les ont colonisés
il y a six siècles.
Le biographe d’Édouard
Glissant, François Noudelmann, rapporte une scène étrange dans laquelle
l’auteur du Tout-Monde illustre sa théorie de la créolisation
avec une drôle d’allégorie. En Italie, le poète nage dans la mer Méditerranée
et se fait brûler par « une méduse venimeuse ». À un enfant qui le questionne,
« il explique la géographie des méduses, des êtres flottants de la surface aux
abîmes, sans aucune patrie, déliés d’attaches et de parenté, qui voguent parmi
les courants de toutes les mers, dénuées d’origines repérables. Les méduses
annoncent un autre monde, où le centre et la périphérie s’évanouiront, laissant
place aux circulations les plus labiles ». Il peut paraître étrange, voire très
étrange, que la méduse, connue pour la toxicité de son venin qui peut être
mortel, chez la cuboméduse par exemple, puisse servir de métaphore à la
créolisation du monde ! Comment peut-on vouloir un avenir de méduses ?
Glissant ne veut pas le
métissage mais la créolisation, car « la créolisation est imprévisible alors
qu’on pourrait calculer les effets d’un métissage ». Autrement dit, il souhaite
la créolisation, sans savoir ce qu’elle produira tout en disant qu’il faut
désirer et aimer ce que l’on ignore et qui ne manquera pas d’arriver. Mais s’il
prétend ignorer ce qui en résultera, il se félicite tout de même de ce qui
adviendra ! Tout, plutôt que du blanc.
Ajoutons à cela que, ne
sachant rien de ce qui sera, il précise tout de même : « Il peut y avoir des
créolisations sans violence, il me semble qu’il peut y avoir des créolisations
sans violence. Pourtant, je cherche des exemples et je n’en trouve pas ! »
L’homme a soutenu une thèse d’État en philosophie à la Sorbonne ; en toute bonne
logique, il devrait conclure que ce qui s’avère impossible à observer dans la
réalité, l’absence de violence lors du processus de créolisation, n’existe pas
et qu’en revanche, ce qui se montre, la violence lors du processus de
créolisation, existe et peut-être même se trouve seule à exister ! Mais nous ne
sommes pas en bonne logique : Glissant pense en poète, il le revendique, ce qui
l’autorise à une « poétique du chaos » à laquelle il aspire… On peut ne pas
vouloir faire du chaos un horizon historique.
Quand une intuition poétique
sous-tend un programme politique ayant la prétention à une visée
civilisationnelle planétaire, on peut sinon moralement du moins
épistémologiquement exiger autre chose que la rêverie, l’imagination ou
l’utopie qui produit des ravages quand ceux qui s’en réclament veulent
localiser ce qui, c’est sa définition, se veut sans lieu, le demeure et le
demeurera quoi qu’on fasse. Il est rare qu’une utopie ne s’avère pas
meurtrière. On peut avoir le projet de ne pas vivre comme une méduse dans un
monde de méduses. Une civilisation composée de gélatines venimeuses sans
cerveau ? Non merci…
En revanche, cette
civilisation de méduses convient au capitalisme planétaire. C’est son rêve de
n’avoir affaire qu’à des méduses venimeuses sans cerveau – il parvient déjà à
en produire tellement… Le poète martiniquais, ruse de la raison pour ce
castriste mitterrandien, aura œuvré pour le capital qui travaille ardemment au
devenir méduse de ce qu’on appelait jadis les hommes.
Paradoxalement, Édouard Glissant
se réclame de Segalen, de l’immense Segalen, auquel il emprunte le concept de
« Divers ». Mais se rend-il compte, l’homme qui écrit La Terre
magnétique, qu’il travaille à rebours de ce qu’il se propose de réaliser ?
Car, si le poète nietzschéen
Segalen veut vraiment que soit, dure et perdure le Divers, il faut lire son
magnifique Essai sur l’exotisme, Glissant, qui s’enchante du chaos
inédit et imprévisible rendu possible par la violence de la créolisation du
monde, s’active à construire ce qu’il prétend exécrer : non pas un monde du
Divers mais un monde unifié, un monde Un, un village global, une planète fade,
un homme unidimensionnel - ni noir ni blanc, ni même métissé ou créolisé, mais
gris, comme dans 1984.
Tel un écologiste qui
travaillerait à la destruction des espèces, sous prétexte de les préserver, son
« Tout-Monde » ressemble à s’y méprendre à un Monde-Un, autrement dit à une
terre sur laquelle le Divers a disparu en entraînant la mort d’une multiplicité
de civilisations.
Dans Les Immémoriaux,
Segalen raconte comment une civilisation s’effondre, en l’occurrence celle des
Marquisiens. Le jour où le chef n’est plus capable de réciter les généalogies
par cœur, autrement dit quand il a perdu la mémoire de l’histoire de son
peuple, c’est fini. Les missionnaires peuvent dès lors arriver : ce ne sont pas
les chrétiens qui éradiquent la civilisation maorie, ce sont les Maoris
eux-mêmes qui, insoucieux de leurs racines, oublieux de leur passé, méprisant
leurs généalogies, se riant de leurs ancêtres, haineux de leur histoire,
frivoles avec leurs morts, laissent la place libre à ceux qui les colonisent.
Segalen nous l’enseigne : une civilisation ne meurt pas de ceux qui la
détruisent mais de l’inertie coupable de qui laisse faire ceux qui la défont.
Titre et Texte: Michel
Onfray; Illustrations: Bernard Martinez – Front Populaire, nº 4, printemps 2021
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