terça-feira, 28 de setembro de 2021

La responsabilité des intellectuels face au terrorisme

De Hebert à Sartre en passant par les anarchistes russes, certains penseurs et commentateurs politiques, fascinés par la violence, ont justifié l’injustifiable

Henri de Monvallier

Le 5 septembre 1972, une dizaine de jours après l’ouverture des Jeux olympiques de Munich, au petit matin, huit hommes du groupe terroriste palestinien Septembre noir s’introduisent dans le village sportif pour y assassiner deux membres de la délégation israélienne et en capturer neuf autres. Rapidement, leurs revendications sont connues : la libération de 234 prisonniers palestiniens détenus en Israël et de deux membres de l’organisation terroriste d’extrême gauche Fraction armée rouge (FAR) détenus en République fédérale d’Allemagne. Les négociations échouent, mais les autorités consentent à envoyer deux hélicoptères sur place afin d'emmener le commando et ses otages dans un aéroport militaire avoisinant, d’où un Boeing 727 est censé décoller à destination de l’Égypte.

Mais la police bavaroise prépare en réalité, avec l’aval du gouvernement, un assaut qui durera plusieurs heures. Le 6  septembre au matin, le bilan est lourd. Tous les otages ont été exécutés, trois des huit terroristes seulement ont été capturés vivants. Le Comité international olympique (CIO) réagit en organisant une cérémonie d'hommage aux Israéliens abattus, mais décide néanmoins de poursuivre la compétition. Quelques jours plus tard, la Première ministre israélienne Golda Meir déclenche avec ses conseillers militaires l’opération dite Colère de Dieu, destinée à exécuter tous les responsables encore vivants, qui seront traqués pendant vingt ans par le Mossad (les services secrets israéliens).

“LE RÉVOLUTIONNAIRE EST UN HOMME CONDAMNÉ D’AVANCE: IL N’A NI INTERÊTS PERSONNELS, NI AFFAIRES, NI SENTIMENTS, NI ATTACHMENTS. TOUT EN LUI EST ABSORBÉ PAR UN SEUL INTERÊT, UNE SEULE PENSÉE: LA RÉVOLUTION.”

Quelques semaines après ce massacre et une fois l’émotion internationale retombée, Jean-Paul Sartre écrit dans La Cause du people (1) du 15 octobre 1972 : « Dans cette guerre, la seule arme des Palestiniens est le terrorisme. C’est une arme terrible mais les opprimés n’en ont pas d’autre ; et les Français qui ont approuvé le terrorisme du FLN contre des Français doivent également approuver l’action terroriste des Palestiniens. Ce peuple abandonné, trahi et exilé ne peut montrer son courage et la force de sa haine qu’en organisant des attaques mortelles. »

Comment un philosophe censé prôner la raison, l’argumentation, la réflexion et l’intelligence en vient-il à légitimer le terrorisme ? C’est une longue histoire dont nous allons ici essayer de retracer brièvement la généalogie.

TERRORISME ET ANARCHISME

Le terme de « terroriste » apparaît en français en 1794, pendant la Terreur organisée par le Comité de salut public. Au départ, être « terroriste », c’est défendre un régime d’exception contre les « ennemis » de la Révolution. Mais au XIXe siècle, l’emploi du mot évolue avec l’apparition du courant anarchiste, en particulier en Russie où il va trouver des théoriciens célèbres. Dans leur Catéchisme révolutionnaire (1868), Sergueï Netchaïev et Mikhaïl Bakounine peuvent écrire : « Le révolutionnaire est un homme condamné d’avance : il n’a ni intérêts personnels, ni affaires, ni sentiments, ni attachements, ni propriété, ni même de nom. Tout en lui est absorbé par un seul intérêt, une seule pensée, une seule passion – la Révolution. » D’accord sur l’utilisation politique de la violence, Bakounine et Netchaïev sont pourtant divisés sur un point crucial. Alors que le premier avance que les crimes politiques doivent cibler uniquement des têtes couronnées et des dirigeants (Présidents, Premiers ministres, etc.) car ils ont pour objet de de déstabiliser le pouvoir, le second prône, lui, l’emploi d’une violence indiscriminée contre la société tout entière, ce qui implique éventuellement de tuer des victimes civiles innocentes au nom de la cause révolutionnaire.

Ce sont donc les anarchistes russes du XIXe siècle qui, les premiers, vont théoriser et légitimer l’usage politique de la violence sous la forme du terrorisme. On en retrouve d'ailleurs la trace à la même époque dans le roman de Fiodor Dostoïevski Les Démons (1871-1872), à travers le personnage de l’anarchiste nihiliste et suicidaire Kirilov, Cette forme aveugle du terrorisme s’exprimera, notons-le, de façon spectaculaire en France par une vague d’attentats anarchistes à la bombe perpétrés par François Claudius Koënigstein, dit « Ravachol », de 1892 à 1894.

TERRORISME ET « RESISTANCE »

Revenons à Sartre et transportons-nous au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le futur fondateur de la revue Les Temps modernes,on le sait, n’a pas beaucoup résisté et a même plutôt profité de l’Occupation, en écrivant notamment dans la revue à tonalité proallemande Comœdia, en signant un document certifiant qu’il n’était ni juif ni franc-maçon (ce qui lui permit de prendre la place d’un professeur juif de classes préparatoires au lycée Lakanal) ou encore en pistonnant Simone de Beauvoir pour qu’elle puisse faire des émissions à Radio-Vichy.

En 1945, la réflexion sur la légitimité du recours à la violence armée est rouverte : les résistants qui faisaient dérailler les trains et avaient recours aux armes n’ont-ils pas été qualifiés de « terroristes » par la presse collaborationniste ? Finalement, tout « terroriste » n’est-il pas d’une manière ou d’une autre un « résistant », à partir du moment où il lutte pour une cause juste ? Tout n’est-il pas question de point de vue ? La fascination de Sartre pour la violence terroriste semble une occasion pour lui, qui a si peu résisté, de rattraper son retard et de se placer dans le camp du Bien, en se rangeant du côté des opprimés et de ceux qu’on allait appeler bientôt « les damnés de la terre » dans le contexte des mouvements indépendantistes des colonies contre l’impérialisme (nous y reviendrons).

“LA FASCINATION DE SARTRE POUR LA VIOLENCE TERRORISTE SEMBLE UNE OCCASION POUR LUI, QUI A SI PEU RÉSISTÉ, DE RATTRAPER SON RETARD ET DE SE PLACER DANS LE CAMP DU BIEN, EM SE RANGEANT DU COTÊ DES OPPRIMÉS.”

Dès 1948, dans sa pièce de théâtre Les Mains sales, Sartre met en scène la préparation d’un attentat. C’est la première apparition explicite du thème de la violence politique dans son œuvre jusqu’ici plutôt marquée par la question de l’existence, de la liberté et du sens de la vie. Voici l’intrigue : Hugo, héros révolutionnaire et existentialiste, se lie d’amitié avec un chef du Parti communiste soupçonné de traîtrise, que ses camarades de lutte l’ont chargé d’exécuter. Mais quand il découvre que celui-ci est aussi l’amant de sa femme, il finit par le tuer et revendique son geste comme un attentat alors qu’il pourrait être innocenté en invoquant le crime passionnel. Hugo conquiert ainsi sa liberté, assumant d’avoir agi en connaissance de cause contre la morale et au nom de ses idées. Sa décision transforme son geste en « acte authentique » sur le plan politique (où l’on retrouve au passage l’idée des anarchistes russes qu’un révolutionnaire n’a pas de sentiments et ne fait pas de sentiments). Comme le titre de la pièce suffit à l’indiquer, il faut donc savoir se salir les mains (sous-entendu de sang) si l’on veut agir au nom du Bien.

L’année suivante, en 1949, Albert Camus répond à la thèse des Mains sales dans une pièce intitulée Les Justes. Dans cette œuvre qui rappelle les origines de l’anarchisme, puisqu’elle se déroule sous le régime tsariste, l’auteur s’inspire directement de Dostoïevski (2) et met en scène la controverse entre Netchaïev et Bakounine mentionnée plus haut. La pièce raconte l’histoire, inspirée de faits réels datant de 1905, d’un couple de terroristes, Kaliayev et Dora, qui prépare un attentat contre le grand-duc Serge, tyrannique gouverneur de la ville de Moscou. Mais au dernier moment, Kaliayev renonce à jeter sa bombe sur la calèche du tyran, car deux innocents, le neveu et la nièce de celui-ci, se trouvent également à l’intérieur.

Le film Scarface de Brian de Palma (1983) proposera quelques décennies plus tard un écho cinématographique à cette édifiante mécanique dramatique. Dans une scène fameuse, deux truands, aux ordres d’un cartel de la drogue, sont sur le point d’assassiner un journaliste qui s’apprête à s’exprimer à l’ONU sur les liens entre les trafiquants de stupéfiants et les autorités locales en Bolivie. Pour ce faire, ils ont posé des explosifs sous la voiture du gênant témoin, mais renoncent au dernier moment à appuyer sur le détonateur quand ils se rendent compte qu’une femme et des enfants sont également à bord du véhicule. Les deux gangsters sont certes mus par de viles motivations mafieuses, fort éloignées de la politique et de l’idéologie, mais le principe reste la même : aussi peu fréquentables soient-ils, ils finissent par agir de manière camusienne, inspirés par une sorte de reliquat irréductible de conscience morale. Il y a des choses qui ne se font pas et qu’on ne peut pas décemment faire.

SARTRE ET CAMUS

Au début des années 1950, la question de savoir si l’aspiration à un monde meilleur peut justifier le recours à la violence se trouve au cœur de la controverse qui se jouera entre Sartre et Camus au sujet de l’URSS, alors sous le joug stalinien. Alors que Sartre, très procommuniste, ne voit rien à redire au goulag, Camus lui, publie L’Homme révolté (1952) dans lequel il critique « le socialisme des barbelés » et la fascination esthétisante des intellectuels, toujours peu économes du sang des autres, pour la violence. L’ouvrage vise notamment Georg Wilhelm Friedrich Hegel et son idée du « travail du négatif », selon laquelle un « moment dialectique » de négativité (c’est-à-dire des purges, des exécutions, des camps) est nécessaire afin que le réel s’élève. Il cible aussi Karl Marx, pour qui la violence est une « accoucheuse de l’Histoire ».

En réponse, Sartre fera dire que Camus n’a rien compris à Hegel ni à Marx, puisque contrairement à lui il n’est ni normalien ni agrégé de philosophie… Et bien sûr, il ne changera pas d’avis sur le régime soviétique. Le 15 juillet 1954, il déclarera même, après un voyage en URSS soigneusement encadré par le pouvoir soviétique et dont il rendra compte dans le journal Libération (homonyme du quotidien actuel qu’il contribuera à fonder avec ses deniers personnels en 1973) : « La liberté de critique est totale en URSS et le citoyen soviétique améliore sans cesse sa condition au sein d'une société en progression continuelle. (…) Vers 1960, avant 1966 si la France continue à stagner, le niveau de vie moyen en URSS sera de 30 à 40 % supérieur au nôtre. » Pas vraiment visionnaire, c’est le moins qu’on puisse dire.

Camus meurt prématurément et accidentellement au tout début de 1960, l’année où Sartre publie le premier tome de sa Critique de la raison dialectique (Théorie des ensembles pratiques), un gros livre dans lequel il expose sa philosophie de l’Histoire en partant de la Révolution française et de la Terreur. Il y développe le concept de terreur-fraternité, soit une fraternité (valeur censément républicaine qu’on associe habituellement à une certaine idée de non-violence) dont il affirme qu’elle se construit de façon authentique au sein d'un groupe révolutionnaire quand celui-ci, soudé face à son ennemi commun sur lequel il va déchaîner sa violence, bascule dans la terreur.

“SI LES ATTENTATS SON LOIN, MALHEUREUSEMENT, D’AVOIR DISPARU, ON NE TROUVE PLUS DE PHILOSOPHE RECONNU MONDIALEMENT POUR TENTER DE LES JUSTIFIER, C’EST UN RÉEL PROGRÉS PAR RAPPORT AUX ANNÉES 1960-1970.”

Puis Sartre développe un second concept non moins sanguinaire : la contre-violence. « La violence, écrit-il, se donne toujours pour une contre-violence, c’est-à-dire pour une riposte à la violence de l’autre. » Ou pour le dire comme dans les cours de récréation : « J’ai rien fait, c’est lui qui a commencé ! » Un raisonnement qui pose au moins deux problèmes. Un problème théorique d’abord, car si l’on remonte la chaîne de la violence, on finit nécessairement par trouver une violence originelle qui n’est donc pas une réponse ni une réplique à une autre violence, autrement dit qui ne peut être présentée comme une contre-violence, sans quoi on serait dans ce qu’en philosophie on appelle une « régression à l’infini (4) ». Mais là n’est pas le plus grave au fond, car le problème principal qui se pose est davantage de nature pratique en ce sens que la contre-violencerationalise éthiquement le recours à la violence. Au lieu d’appeler à la fin de la violence, à l’usage de la raison, de la confrontation par le dialogue et de l’argumentation, ce concept justifie finalement l’usage de la violence.

D’UNE PIERRE DEUX COUPS

Dans cette logique, Sartre justifiera l’usage de la violence commise par le FLN dans sa célèbre préface des Damnés de la terre (1961) de Franz Fanon(4), qui était solidaire des nationalistes arabes, au point de rompre avec la nationalité française et de se définir comme Algérien par solidarité avec ses frères opprimés. Il écrit : « Il faut tuer : abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre. » Des propos qu’il reprendra, après l’indépendance de l’Algérie, dans Situations V(1964) et qui, indiquons-le au passage, vont plus loin que Fanon lui-même, dont on sait qu’il était hostile au meurtre de civils (5). Encore et toujours la controverse Kropotkine/Netchaïev.

C’est ainsi que, de fil en aiguille, la déclaration de Sartre après les attentats terroristes de Munich en 1972 devient possible. L’année suivante, il déclare d’ailleurs au magazine Actuel : « On n’a probablement pas assez tué en 1793 » (où l’on retrouve encore la Révolution française et la Terreur). On ne pourra certes pas dire que le prix Nobel de littérature 1964 manque de cohérence. Mais à quel prix ? La violence politique n’est plus ici à relier à un choix « authentique » d’ordre individuel et à l’expression d’une liberté comme dans Les Mains sales, pièce encore teintée d’existentialisme : en vingt-cinq ans, elle est devenue le moteur aveugle du progrès. Le premier Sartre (celui des années 1930-1940) avait absolutisé la liberté, le second (celui des années 1950 à sa mort en 1980) absolutise l’Histoire puisque, en lecteur de Hegel, il voit dans celle-ci le déploiement de la liberté. Et c’est malheureusement la violence qui, à travers la pièce de théâtre de 1948, fait le lien et la transition entre les deux Sartre.

Indépendamment des prises de position historiquement situées, peut-on établir une typologie intellectuelle des arguments servant à justifier le terrorisme et la violence chez Sartre ou chez d’autres ? En 2004, le philosophe américain Michael Walzer (professeur émérite de l’université de Princeton aux États-Unis et influencé notamment par Camus) s’y essaye dans un ouvrage intitulé De la guerre et du terrorisme, un recueil d’articles dont l’un en particulier s’intitule « Critique de l’excuse : le terrorisme et ses justificateurs ». Il y démonte les quatre justifications idéologiques les plus fréquentes du terrorisme.

• Argument n°1, « l’ultime recours (6) » : certains terroristes prétendent n’employer la violence qu’en dernier recours, après avoir constaté l’échec de l’action politique classique. Réponse de Walzer : non, il est impossible d’affirmer que tous les recours politiques ont été épuisés, car la politique est précisément un art de la répétition, de la persévérance, de la persistance et de l’endurance.
• Argument n°2, « la force du faible » : les mouvements de libération nationale emploient la violence pour lutter contre des États établis et puissants. Réponse du philosophe américain : ces mouvements devraient avoir les moyens de mobiliser le peuple qu’ils prétendent défendre pour créer un vrai mouvement de masse pacifique (type Printemps arabe).
• Argument n°3, « le paternalisme politique » : le terrorisme réalise les objectifs des opprimés sans même réclamer leur participation. Réponse : historiquement, aucune nation ne doit son indépendance à une campagne de meurtres aléatoires.
• Argument n°4, « la contre-violence » : toute politique est, dans le fond, terroriste, puisqu’elle utilise la force à un moment ou à un autre. Réponse : faux, l’attentat relève en fait d’un choix arbitraire de quelques individus et non d’une nécessité d’ordre collectif.

En ce début de XXIe siècle, Walzer semble avoir été entendu car si les attentats sont loin, malheureusement, d’avoir disparu, on ne trouve plus de philosophe reconnu mondialement pour tenter de les justifier. C’est un réel progrès par rapport aux années 1960-1970.

Notes
1 - Article non repris dans les œuvres du philosophe, notamment, comme on aurait pu s’y attendre, dans son dernier recueil d’articles et d’interventions intitulés Situations X (1976).
2 - Camus, qui était un admirateur de Dostoïevski (comme Proust, Malraux et Céline), a non seulement lu Les Démons mais l’a adapté pour le théâtre en 1959.
3 - C’est aussi, soit dit en passant, le problème du concept de « violence mimétique »
chez l’anthropologue René Girard (1923-2015).
4 - Le livre est paru quelques semaines avant la mort de l’auteur, prématurément disparu à l’âge de trente-six ans.
5 - Pour une étude critique détaillée de cette fameuse préface et de ses enjeux, je renvoie à Michel Onfray, L’Art d’être français. Lettres à de jeunes philosophes, coll Bouquins, 2021, p. 162-167.
6 - Les intitulés des arguments sont de moi et non de Walzer.

Titre et Texte: Henri de Monvallier *, FRONT POPULAIRE, nº 6, automne 2021

* Agrégé et docteur em philosopie, il est enseignant en classes préparatoires aux grandes écoles. On lui doit notamment Le Tribun de la plebe. Introduction à la pensée politique de Michel Onfray (éd. De L’Observatoire, 2019). Son dernier essai: Le Portefeuille des philosophes (éd. Le Passeur, 2021).

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