De Hebert à Sartre en passant par les anarchistes russes, certains penseurs et commentateurs politiques, fascinés par la violence, ont justifié l’injustifiable
Henri de Monvallier
Mais la police bavaroise
prépare en réalité, avec l’aval du gouvernement, un assaut qui durera plusieurs
heures. Le 6 septembre au matin, le bilan est lourd. Tous les otages ont été
exécutés, trois des huit terroristes seulement ont été capturés vivants. Le
Comité international olympique (CIO) réagit en organisant une cérémonie
d'hommage aux Israéliens abattus, mais décide néanmoins de poursuivre la
compétition. Quelques jours plus tard, la Première ministre israélienne Golda
Meir déclenche avec ses conseillers militaires l’opération dite Colère de Dieu,
destinée à exécuter tous les responsables encore vivants, qui seront traqués
pendant vingt ans par le Mossad (les services secrets israéliens).
“LE RÉVOLUTIONNAIRE EST UN HOMME CONDAMNÉ D’AVANCE: IL N’A NI INTERÊTS PERSONNELS, NI
AFFAIRES, NI SENTIMENTS, NI ATTACHMENTS. TOUT EN LUI EST ABSORBÉ PAR UN SEUL
INTERÊT, UNE SEULE PENSÉE: LA RÉVOLUTION.”
Quelques semaines après ce massacre et une fois
l’émotion internationale retombée, Jean-Paul Sartre écrit dans La Cause
du people (1) du 15 octobre 1972 : « Dans cette guerre, la seule arme des
Palestiniens est le terrorisme. C’est une arme terrible mais les
opprimés n’en ont pas d’autre ; et les Français qui ont approuvé le terrorisme
du FLN contre des Français doivent également approuver l’action terroriste des
Palestiniens. Ce peuple
abandonné, trahi et exilé ne peut montrer son courage et la force de sa haine
qu’en organisant des attaques mortelles. »
Comment un philosophe censé prôner la raison,
l’argumentation, la réflexion et l’intelligence en vient-il à légitimer le
terrorisme ? C’est une longue histoire dont nous allons ici essayer de
retracer brièvement la généalogie.
TERRORISME
ET ANARCHISME
Le terme de « terroriste » apparaît en français en 1794, pendant la Terreur organisée par le Comité de salut public. Au départ, être « terroriste », c’est défendre un régime d’exception contre les « ennemis » de la Révolution. Mais au XIXe siècle, l’emploi du mot évolue avec l’apparition du courant anarchiste, en particulier en Russie où il va trouver des théoriciens célèbres. Dans leur Catéchisme révolutionnaire (1868), Sergueï Netchaïev et Mikhaïl Bakounine peuvent écrire : « Le révolutionnaire est un homme condamné d’avance : il n’a ni intérêts personnels, ni affaires, ni sentiments, ni attachements, ni propriété, ni même de nom. Tout en lui est absorbé par un seul intérêt, une seule pensée, une seule passion – la Révolution. » D’accord sur l’utilisation politique de la violence, Bakounine et Netchaïev sont pourtant divisés sur un point crucial. Alors que le premier avance que les crimes politiques doivent cibler uniquement des têtes couronnées et des dirigeants (Présidents, Premiers ministres, etc.) car ils ont pour objet de de déstabiliser le pouvoir, le second prône, lui, l’emploi d’une violence indiscriminée contre la société tout entière, ce qui implique éventuellement de tuer des victimes civiles innocentes au nom de la cause révolutionnaire.
Ce sont donc les anarchistes russes du XIXe
siècle qui, les premiers, vont théoriser et légitimer l’usage politique de la
violence sous la forme du terrorisme. On en retrouve d'ailleurs la trace
à la même époque dans le roman de Fiodor Dostoïevski Les Démons (1871-1872), à travers le
personnage de l’anarchiste nihiliste et suicidaire Kirilov, Cette forme aveugle
du terrorisme s’exprimera, notons-le, de façon spectaculaire en France par une
vague d’attentats anarchistes à la bombe perpétrés par François Claudius
Koënigstein, dit « Ravachol », de 1892 à 1894.
TERRORISME
ET « RESISTANCE »
Revenons à Sartre et
transportons-nous au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le futur
fondateur de la revue Les Temps modernes,on le sait, n’a pas
beaucoup résisté et a même plutôt profité de l’Occupation, en écrivant
notamment dans la revue à tonalité proallemande Comœdia, en signant
un document certifiant qu’il n’était ni juif ni franc-maçon (ce qui lui permit
de prendre la place d’un professeur juif de classes préparatoires au lycée
Lakanal) ou encore en pistonnant Simone de Beauvoir pour qu’elle puisse faire
des émissions à Radio-Vichy.
En 1945, la réflexion sur la
légitimité du recours à la violence armée est rouverte : les résistants qui
faisaient dérailler les trains et avaient recours aux armes n’ont-ils pas été
qualifiés de « terroristes » par la presse collaborationniste ? Finalement,
tout « terroriste » n’est-il pas d’une manière ou d’une autre un « résistant »,
à partir du moment où il lutte pour une cause juste ? Tout n’est-il pas
question de point de vue ? La fascination de Sartre pour la violence terroriste
semble une occasion pour lui, qui a si peu résisté, de rattraper son retard et
de se placer dans le camp du Bien, en se rangeant du côté des opprimés et de
ceux qu’on allait appeler bientôt « les damnés de la terre » dans le contexte
des mouvements indépendantistes des colonies contre l’impérialisme (nous y
reviendrons).
“LA FASCINATION DE SARTRE POUR LA
VIOLENCE TERRORISTE SEMBLE UNE OCCASION POUR LUI, QUI A SI PEU RÉSISTÉ, DE
RATTRAPER SON RETARD ET DE SE PLACER DANS LE CAMP DU BIEN, EM SE RANGEANT DU
COTÊ DES OPPRIMÉS.”
Dès 1948, dans sa pièce de théâtre Les
Mains sales, Sartre met en scène la préparation d’un attentat. C’est
la première apparition explicite du thème de la violence politique dans son
œuvre jusqu’ici plutôt marquée par la question de l’existence, de la liberté et
du sens de la vie. Voici l’intrigue : Hugo, héros révolutionnaire et
existentialiste, se lie d’amitié avec un chef du Parti communiste soupçonné de
traîtrise, que ses camarades de lutte l’ont chargé d’exécuter. Mais quand il
découvre que celui-ci est aussi l’amant de sa femme, il finit par le tuer et
revendique son geste comme un attentat alors qu’il pourrait être innocenté en
invoquant le crime passionnel. Hugo conquiert ainsi sa liberté, assumant
d’avoir agi en connaissance de cause contre la morale et au nom de ses idées.
Sa décision transforme son geste en « acte authentique » sur le plan politique
(où l’on retrouve au passage l’idée des anarchistes russes qu’un
révolutionnaire n’a pas de sentiments et ne fait pas de sentiments). Comme le
titre de la pièce suffit à l’indiquer, il faut donc savoir se salir les mains
(sous-entendu de sang) si l’on veut agir au nom du Bien.
L’année suivante, en 1949, Albert
Camus répond à la thèse des Mains sales dans une pièce
intitulée Les Justes. Dans cette œuvre qui rappelle les origines de
l’anarchisme, puisqu’elle se déroule sous le régime tsariste, l’auteur
s’inspire directement de Dostoïevski (2) et met en scène la controverse entre
Netchaïev et Bakounine mentionnée plus haut. La pièce raconte l’histoire,
inspirée de faits réels datant de 1905, d’un couple de terroristes, Kaliayev et
Dora, qui prépare un attentat contre le grand-duc Serge, tyrannique gouverneur
de la ville de Moscou. Mais au dernier moment, Kaliayev renonce à jeter sa
bombe sur la calèche du tyran, car deux innocents, le neveu et la nièce de
celui-ci, se trouvent également à l’intérieur.
Le film Scarface de
Brian de Palma (1983) proposera quelques décennies plus tard un écho
cinématographique à cette édifiante mécanique dramatique. Dans une scène
fameuse, deux truands, aux ordres d’un cartel de la drogue, sont sur le point
d’assassiner un journaliste qui s’apprête à s’exprimer à l’ONU sur les liens
entre les trafiquants de stupéfiants et les autorités locales en Bolivie. Pour
ce faire, ils ont posé des explosifs sous la voiture du gênant témoin, mais
renoncent au dernier moment à appuyer sur le détonateur quand ils se rendent
compte qu’une femme et des enfants sont également à bord du véhicule. Les deux
gangsters sont certes mus par de viles motivations mafieuses, fort éloignées de
la politique et de l’idéologie, mais le principe reste la même : aussi peu
fréquentables soient-ils, ils finissent par agir de manière camusienne,
inspirés par une sorte de reliquat irréductible de conscience morale. Il y a
des choses qui ne se font pas et qu’on ne peut pas décemment faire.
SARTRE ET CAMUS
Au début des années 1950, la
question de savoir si l’aspiration à un monde meilleur peut justifier le
recours à la violence se trouve au cœur de la controverse qui se jouera entre
Sartre et Camus au sujet de l’URSS, alors sous le joug stalinien. Alors que Sartre,
très procommuniste, ne voit rien à redire au goulag, Camus lui, publie L’Homme
révolté (1952) dans lequel il critique « le socialisme des barbelés »
et la fascination esthétisante des intellectuels, toujours peu économes du sang
des autres, pour la violence. L’ouvrage vise notamment Georg Wilhelm Friedrich
Hegel et son idée du « travail du négatif », selon laquelle un « moment
dialectique » de négativité (c’est-à-dire des purges, des exécutions, des
camps) est nécessaire afin que le réel s’élève. Il cible aussi Karl Marx, pour
qui la violence est une « accoucheuse de l’Histoire ».
En réponse, Sartre fera dire
que Camus n’a rien compris à Hegel ni à Marx, puisque contrairement à lui il
n’est ni normalien ni agrégé de philosophie… Et bien sûr, il ne changera pas
d’avis sur le régime soviétique. Le 15 juillet 1954, il déclarera même, après
un voyage en URSS soigneusement encadré par le pouvoir soviétique et dont il
rendra compte dans le journal Libération (homonyme du quotidien
actuel qu’il contribuera à fonder avec ses deniers personnels en 1973) : « La
liberté de critique est totale en URSS et le citoyen soviétique améliore sans
cesse sa condition au sein d'une société en progression continuelle. (…) Vers
1960, avant 1966 si la France continue à stagner, le niveau de vie moyen en
URSS sera de 30 à 40 % supérieur au nôtre. » Pas vraiment visionnaire, c’est le
moins qu’on puisse dire.
Camus meurt prématurément et
accidentellement au tout début de 1960, l’année où Sartre publie le premier
tome de sa Critique de la raison dialectique (Théorie des
ensembles pratiques), un gros livre dans lequel il expose sa philosophie de
l’Histoire en partant de la Révolution française et de la Terreur. Il y
développe le concept de terreur-fraternité, soit une fraternité
(valeur censément républicaine qu’on associe habituellement à une certaine idée
de non-violence) dont il affirme qu’elle se construit de façon authentique au
sein d'un groupe révolutionnaire quand celui-ci, soudé face à son ennemi commun
sur lequel il va déchaîner sa violence, bascule dans la terreur.
“SI LES ATTENTATS SON LOIN, MALHEUREUSEMENT, D’AVOIR DISPARU, ON NE
TROUVE PLUS DE PHILOSOPHE RECONNU MONDIALEMENT POUR TENTER DE LES JUSTIFIER, C’EST
UN RÉEL PROGRÉS PAR RAPPORT AUX ANNÉES 1960-1970.”
Puis Sartre développe un
second concept non moins sanguinaire : la contre-violence. « La
violence, écrit-il, se donne toujours pour une contre-violence, c’est-à-dire
pour une riposte à la violence de l’autre. » Ou pour le dire comme dans les
cours de récréation : « J’ai rien fait, c’est lui qui a commencé ! » Un
raisonnement qui pose au moins deux problèmes. Un problème théorique d’abord, car si l’on
remonte la chaîne de la violence, on finit nécessairement par trouver une
violence originelle qui n’est donc pas une réponse ni une réplique à une autre
violence, autrement dit qui ne peut être présentée comme une contre-violence, sans
quoi on serait dans ce qu’en philosophie on appelle une « régression à
l’infini (4) ». Mais là n’est pas le plus grave au fond, car le problème
principal qui se pose est davantage de nature pratique en ce sens que la contre-violencerationalise
éthiquement le recours à la violence. Au lieu d’appeler à la fin de la
violence, à l’usage de la raison, de la confrontation par le dialogue et de
l’argumentation, ce concept justifie finalement l’usage de la violence.
D’UNE
PIERRE DEUX COUPS
Dans cette logique, Sartre
justifiera l’usage de la violence commise par le FLN dans sa célèbre préface
des Damnés de la terre (1961) de Franz Fanon(4), qui était
solidaire des nationalistes arabes, au point de rompre avec la nationalité
française et de se définir comme Algérien par solidarité avec ses frères
opprimés. Il écrit : « Il faut
tuer : abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en
même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme
libre. » Des propos qu’il reprendra, après l’indépendance de l’Algérie,
dans Situations V(1964) et qui, indiquons-le au passage, vont plus
loin que Fanon lui-même, dont on sait qu’il était hostile au meurtre de
civils (5). Encore et toujours la controverse Kropotkine/Netchaïev.
C’est ainsi que, de fil en
aiguille, la déclaration de Sartre après les attentats terroristes de Munich en
1972 devient possible. L’année suivante, il déclare d’ailleurs au
magazine Actuel : « On n’a probablement pas assez tué en 1793 » (où
l’on retrouve encore la Révolution française et la Terreur). On ne pourra
certes pas dire que le prix Nobel de littérature 1964 manque de cohérence. Mais
à quel prix ? La violence politique n’est plus ici à relier à un choix
« authentique » d’ordre individuel et à l’expression d’une liberté comme
dans Les Mains sales, pièce encore teintée d’existentialisme :
en vingt-cinq ans, elle est devenue le moteur aveugle du progrès. Le premier
Sartre (celui des années 1930-1940) avait absolutisé la liberté, le second
(celui des années 1950 à sa mort en 1980) absolutise l’Histoire puisque, en
lecteur de Hegel, il voit dans celle-ci le déploiement de la liberté. Et c’est
malheureusement la violence qui, à travers la pièce de théâtre de 1948, fait le
lien et la transition entre les deux Sartre.
Indépendamment des prises de
position historiquement situées, peut-on établir une typologie intellectuelle
des arguments servant à justifier le terrorisme et la violence chez Sartre ou
chez d’autres ? En 2004, le philosophe américain Michael Walzer (professeur
émérite de l’université de Princeton aux États-Unis et influencé notamment par
Camus) s’y essaye dans un ouvrage intitulé De la guerre et du
terrorisme, un recueil d’articles dont l’un en particulier s’intitule
« Critique de l’excuse : le terrorisme et ses justificateurs ». Il y démonte
les quatre justifications idéologiques les plus fréquentes du terrorisme.
• Argument n°1, « l’ultime
recours (6) » : certains terroristes prétendent n’employer la violence qu’en
dernier recours, après avoir constaté l’échec de l’action politique classique.
Réponse de Walzer : non, il est impossible d’affirmer que tous les recours
politiques ont été épuisés, car la politique est précisément un art de la
répétition, de la persévérance, de la persistance et de l’endurance.
• Argument n°2, « la force du
faible » : les mouvements de libération nationale emploient la violence pour
lutter contre des États établis et puissants. Réponse du philosophe américain :
ces mouvements devraient avoir les moyens de mobiliser le peuple qu’ils
prétendent défendre pour créer un vrai mouvement de masse pacifique (type
Printemps arabe).
• Argument n°3, « le paternalisme politique » : le terrorisme réalise les
objectifs des opprimés sans même réclamer leur participation. Réponse :
historiquement, aucune nation ne doit son indépendance à une campagne de
meurtres aléatoires.
• Argument n°4, « la contre-violence » : toute politique est, dans le fond,
terroriste, puisqu’elle utilise la force à un moment ou à un autre. Réponse :
faux, l’attentat relève en fait d’un choix arbitraire de quelques individus et
non d’une nécessité d’ordre collectif.
En ce début de XXIe siècle, Walzer semble avoir
été entendu car si les attentats sont loin, malheureusement, d’avoir disparu,
on ne trouve plus de philosophe reconnu mondialement pour tenter de les
justifier. C’est un réel progrès par rapport aux années 1960-1970.
Notes
1 - Article non repris dans les œuvres du philosophe, notamment, comme on
aurait pu s’y attendre, dans son dernier recueil d’articles et d’interventions
intitulés Situations X (1976).
2 - Camus, qui était un admirateur de Dostoïevski (comme Proust, Malraux et
Céline), a non seulement lu Les Démons mais l’a adapté pour le théâtre en 1959.
3 - C’est aussi, soit dit en passant, le problème du concept de « violence
mimétique »
chez l’anthropologue René Girard (1923-2015).
4 - Le livre est paru quelques semaines avant la mort de l’auteur,
prématurément disparu à l’âge de trente-six ans.
5 - Pour une étude critique détaillée de cette fameuse préface et de ses
enjeux, je renvoie à Michel Onfray, L’Art d’être français. Lettres à de jeunes philosophes, coll Bouquins,
2021, p. 162-167.
6 - Les intitulés des arguments sont de moi et non de Walzer.
Titre et Texte: Henri de
Monvallier *, FRONT POPULAIRE, nº 6, automne 2021
* Agrégé et docteur em philosopie, il est enseignant
en classes préparatoires aux grandes écoles. On lui doit notamment Le Tribun
de la plebe. Introduction à la pensée politique de Michel Onfray
(éd. De L’Observatoire, 2019). Son dernier essai: Le Portefeuille des
philosophes (éd. Le Passeur, 2021).
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