La lutte contre le racisme s'est dévoyée et se retrouve dans l'impasse par son absolutisation des identités contraire au modèle républicain, explique Pierre-André Taguieff
Anne-Laure Debaecker
Valeurs Actuelles. La
lutte contre le racisme est une chose trop sérieuse pour qu’on l’abandonne à
des agitateurs sans scrupule, à des illuminés sectaires, à des bureaucrates
aveugles et à des politiciens opportunistes, ou même à des naïfs sincères .
D’entrée de jeu, le ton est donné dans le nouvel essai de Pierre-André
Taguieff, Où va l’antiracisme ? Pour ou contre l’universalisme. Le
philosophe, politologue et historien des idées analyse et décortique depuis des
années des notions clés pour notre société comme le racisme, l’antisémitisme ou
l’islamo-gauchisme. Dans cet opus court et efficace, il
poursuit sa réflexion sur l’antiracisme actuel et montre comment il s’est
redéfini ces vingt dernières années pour se focaliser sur la lutte contre les
discriminations raciales, se positionnant comme un auxiliaire du pouvoir,
abandonnant tout esprit critique. Les perspectives qu’en tire l’intellectuel ne
sont pas rassurantes pour l’universalisme républicain.
Comme le terme “racisme”,
“antiracisme” apparaît désormais comme un mot piégé. Comment et pourquoi ?
Pierre-André Taguieff. Il est piégé du fait que son contenu sémantique est le résultat d’une série de mobilisations et d’instrumentalisations polémiques à des fins politiques contradictoires, liées à des contextes socio-historiques extrêmement divers. Il faut distinguer plusieurs traditions antiracistes dont les valeurs et les normes ne sont pas nécessairement compatibles. Elles peuvent même s’avérer opposées. Il y a, par exemple, des antiracismes d’inspiration universaliste et des antiracismes d’inspiration identitariste ou différentialiste. Les antiracismes se distinguent par leurs cibles prédominantes, leurs orientations politiques, leurs visions du monde, leurs arguments, leurs modes d’action préférentiels. D’où la confusion qui s’attache désormais à ce terme, étrangement non questionné, comme certains autres “anti-ismes”, à commencer par l’antifascisme.
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Manifestation anti-raciste à Turin en juin 2020. Photo: SPUS/ABACA |
Qu’est-ce que le nouvel antiracisme ?
Ce que j’appelle le néo-antiracisme est le produit d’un dévoiement de la lutte contre le racisme qui, depuis le début des années 2000, a pris en France, après les États-Unis et sur leur modèle, de nouvelles formes, désormais hégémoniques. C’est un antiracisme d’importation et d’imitation. Fabriqué sur les campus états-uniens, cet antiracisme est lié à la “question noire”, qui n’existe pas en France, mais que des minorités actives veulent à tout prix y transposer. Son projet est de faire glisser la France républicaine vers une société multiculturelle, sur la base du principe “diversité + inclusion”, reformulation de la maxime autocontradictoire « séparés mais égaux ».
Au nom de minorités érigées en
victimes, des groupes extrémistes, politiques ou politico-religieux,
s’efforcent de monopoliser la lutte contre le racisme. La nouvelle extrême
gauche, convertie au dogme décolonialiste selon lequel le racisme en France
est « systémique » en ce qu’il serait un héritage colonial
persistant, a fait de l’antiracisme son cheval de bataille, tandis que les
islamistes se sont engagés dans un djihad politico-culturel fondé sur
l’instrumentalisation de la lutte contre le racisme, réduite à la lutte
contre « l’islamophobie » , cette phobie mal définie (censée
viser à la fois l’islam, les musulmans ou l’islamisme) étant érigée en
principale forme de racisme (dite aussi « racisme antimusulmans »).
L’alliance du culte des minorités et de la religion victimaire a
conduit l’antiracisme dans une impasse.
Le présupposé du «
racisme systémique » dénoncé par les néo-antiracistes est que le
racisme est toujours le fait des « Blancs » dont les victimes
sont toujours des « non-Blancs ». La vulgate néo-antiraciste,
qui en dérive, est fondée sur la définition subjective de l’incident raciste
qu’on trouvait en 1999 dans la fameuse “enquête MacPherson” (Grande-Bretagne),
qui ouvrait la porte aux accusations arbitraires ou mensongères de racisme : un
incident raciste est « tout incident perçu comme raciste par la victime
ou par une tierce personne, quelle qu’elle soit ». Ce qui est
inquiétant, c’est que cette pseudo-preuve d’un acte raciste par la perception
qu’en aurait la victime ou un témoin s’inscrit dans une vision racialiste
manichéenne ordonnée à la différence des couleurs de peau, faisant des “Blancs”
des suspects par nature et des “non-Blancs” des victimes potentielles.
L’alliance du culte des minorités et de la religion victimaire a conduit
l’antiracisme dans une impasse.
Vous relevez que les organisations antiracistes se sont transformées en auxiliaires du pouvoir. Quel problème cela pose-t-il ?
Le racisme étant illégal et illicite, et l’antiracisme s’inscrivant dans le
système des valeurs et des normes conformes à la loi, les antiracistes cessent
du même coup d’incarner une posture critique et contestatrice. Alors qu’elles
fonctionnaient comme des contre-pouvoirs, les organisations antiracistes ont
perdu, pour la plupart, leur indépendance vis-à-vis des pouvoirs en place.
Elles dépendent, dans le choix de leurs orientations et la fixation de leurs
objectifs, des autorités qui leur donnent leur légitimité et contribuent à leur
financement.
Il y a là une rupture de
tradition. Car, pour se référer à un moment fondateur de la lutte contre le
racisme, l’affaire Dreyfus, il importe de rappeler que l’antiracisme des
dreyfusards était mû par la révolte contre l’injustice et le mensonge. Le
dreyfusisme se situait du côté de l’anticonformisme, de la rébellion
spirituelle. La lutte contre le racisme antijuif et/ou l’antisémitisme,
illustrant pendant l’affaire Dreyfus la montée d’un contre-pouvoir – celui des
“intellectuels”, incarnation de la pensée critique -, est progressivement
devenue l’affaire d’organisations spécialisées faisant pression pour renforcer
le dispositif de la lutte contre “le racisme”, catégorie attrape-tout, en même
temps que cette lutte se réduisait à des sanctions judiciaires. L’effet pervers
de ce processus a été de marginaliser le rôle du savoir et plus
particulièrement celui de la transmission des savoirs dans la lutte contre le racisme.
Cette étatisation et cette professionnalisation de la lutte contre le racisme
ont fait perdre à nombre d’antiracistes leur statut d’esprits libres incarnant
un contre-pouvoir intellectuel, tout en conférant à l’antiracisme le visage
d’un dispositif répressif. L’esprit critique a été étouffé par la passion
dénonciatrice.
Les activistes pseudo-antiracistes ont racialisé le discours
antiraciste.
L’hyperréalisme de
l’antiracisme contemporain ne risque-t-il pas de conduire les antiracistes à
s’installer dans une forme d’hyperconformisme ? À oublier la Sorbonne au profit
de la Préfecture de police ? Ne risque-t-il pas de faire dériver un combat
ordonné à l’exigence de justice et de vérité vers une triste chasse à la
délinquance verbale ou textuelle ?
À vos yeux, ce nouvel antiracisme est, en plus, un antiracisme raciste. Pourquoi ?
Le néo-antiracisme est d’abord un pseudo- antiracisme. Il est ensuite une
forme de racialisme ou d’identitarisme racial. Il est enfin orienté vers la
stigmatisation permanente des peuples dits occidentaux, européens ou “blancs”.
C’est la raison pour laquelle on peut le définir comme un “racisme
anti-Blancs”. Dans les mains des activistes décoloniaux et “wokistes”,
l’antiracisme est devenu un prétexte : il ne sert pas à combattre les formes de
racisme observables dans les sociétés démocratiques contemporaines, il sert à
diaboliser globalement l’Occident et son histoire. Derrière le paravent de
l’antiracisme, on discerne une volonté d’en finir avec la civilisation
occidentale, réduite à un système intrinsèquement pervers qui produirait,
légitimerait et diffuserait du racisme et du sexisme. Au nom de l’“éveil” (woke) à
la réalité des injustices, des discriminations et des “microagressions” subies
par les minorités (ethniques, sexuelles, religieuses), les activistes
pseudo-antiracistes ont racialisé le discours antiraciste en même temps qu’ils
refondaient l’utopie révolutionnaire sur des bases antioccidentales, donc
antiblanches selon leur vision raciale du monde, et non plus seulement anticapitalistes.
Il ne s’agit pas d’une nouvelle guerre des civilisations, mais, dans l’esprit
des théoriciens les plus radicaux, d’une guerre inédite de décivilisation dont
l’unique cible est la civilisation occidentale.
La condition de possibilité d’un antiracisme républicain, c’est une
conception de la citoyenneté fondée sur la précellence des valeurs.
Que serait un antiracisme républicain ?
Il faut commencer par revenir à la définition générale du racisme proposée
par Albert Memmi en 1964 : « Le racisme est la valorisation,
généralisée et définitive, de différences, réelles ou imaginaires, au profit de
l’accusateur et au détriment de sa victime, afin de justifier ses privilèges ou
son agression. » On notera que, dans cette définition, aucune
référence n’est faite à la couleur de peau de l’accusateur ou de l’agresseur ni
à celle de la victime. Le devoir antiraciste n’est qu’une spécification du
devoir de lutter contre toutes les formes de violence interhumaine, y compris
celles qui, aujourd’hui, prennent parfois le masque de l’antiracisme.
À cet égard, il importe de
dévoiler le culte des identités ethno-raciales sacralisées ainsi que la
religion sectaire des minorités victimaires qui se présentent sous les habits
trompeurs de l’antiracisme et dénoncent l’assimilation comme une forme de
racisme. S’il y a aujourd’hui une idéologie dominante, elle est représentée par
l’idolâtrie des identités minoritaires. J’y vois une trahison des Lumières et,
plus précisément, un abandon de l’exigence d’universalité, dont il faut oser
aujourd’hui rappeler les origines chrétiennes : « Il n’y a plus ni juif
ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ;
car tous vous êtes un en Jésus-Christ » (Paul, Galates 3:28). Mais
cette unité de tous les humains dans et par la transcendance n’implique
nullement l’effacement des traditions culturelles ni des héritages
civilisationnels de la France, dont les valeurs républicaines sont tributaires.
La condition de possibilité
d’un antiracisme républicain, c’est une conception de la citoyenneté fondée sur
la précellence des valeurs et des normes universalistes qui, par exemple,
rendent possible l’assimilation des immigrés de culture non européenne. Cette
conception universaliste de la citoyenneté s’oppose donc au relativisme
ethno-racial et culturel, dont l’envers est l’absolutisation des identités
collectives lorsqu’elles sont perçues comme minoritaires, ainsi qu’à la
conception multiculturaliste de la citoyenneté, qui reconnaît des droits
spécifiques aux groupes, selon le principe : autant de différences, autant de
droits différents, qui conduit inévitablement à des formes de communautarisme
séparatiste.
On ne saurait combattre une injustice par une autre injustice.
Si cette conception
universaliste s’oppose à l’idée d’une citoyenneté différenciée, qui incite les
groupes à se fixer sur leurs différences (d’où le risque d’une autoségrégation)
et à entrer en concurrence ou en conflit les uns avec les autres, elle respecte
cependant ce qu’on appelle les communautés ou les identités minoritaires dès
lors qu’elles restent dans les limites de la sphère privée, sans se traduire
par des revendications politiques particulières. En d’autres termes, les
principes universalistes permettent aux “particularismes” d’être compatibles
avec une parfaite intégration des citoyens qui les préserve dans la République
française. L’exemple des juifs de France ou celui des Arméniens de France
montre que leurs “particularismes” respectifs ne les empêchent nullement
d’appartenir pleinement à la nation française.
Quel rôle accordez-vous alors à la laïcité ?
Le principe de laïcité, comme principe de séparation du politique et du
religieux impliquant la neutralité de l’État, peut servir de modèle ou de
boussole. Il permet notamment de faire barrage à la concurrence des victimes ou
des identités victimaires qui brise le consensus de base dans les sociétés
démocratiques en politisant les paniques morales et en les transformant en
croisades morales. Un antiracisme républicain ne peut donc que prôner
l’indifférence aux différences groupales et rejeter toute essentialisation
(positive ou négative) de ces dernières. Mais l’aveuglement volontaire aux
différences n’implique ni hostilité ni mépris à leur égard. Il consiste à
refuser leur absolutisation et leur politisation cynique, en ce qu’elles sont
susceptibles de déchirer le tissu social et de conflictualiser les rapports
sociaux. Un antiracisme républicain suppose une alliance entre l’universalisme
moral et le patriotisme républicain ou civique, qui implique la recherche du
bien commun dans le cadre d’un État de droit. Il vise à réaliser l’égalité des
chances dans la communauté des citoyens qu’est la nation, il requiert aussi une
lutte continue contre les discriminations à base ethno-raciale ou religieuse,
notamment dans l’accès à l’emploi ou au logement. Mais il refuse de recourir à
la discrimination positive (« affirmative action »), machine à
produire de l’injustice au nom des bons sentiments. On ne saurait combattre une
injustice par une autre injustice.
Où va l’antiracisme ? Pour ou contre l’universalisme, de Pierre-André Taguieff , préface d’Isabelle de Mecquenem, Éditions Hermann, 78 pages, 15 €.
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