Denis COLLIN
La « souveraineté
européenne » ? La souveraineté suppose un État ou un peuple, ou les
deux, mais l’Union européenne n’a réellement ni l’un ni l’autre. Pour Denis
Collin, l’Europe, fondée progressivement par la résistance aux empires, n’est
riche que de ses nations. Une évidence niée depuis trop longtemps.
L’actuel président de la
République française se dit volontiers partisan de la « souveraineté
européenne ». On sait ce que recouvre cette expression : destruction
de la souveraineté des nations qui composent l’Union européenne et soumission à
l’ordre américain, ainsi que l’attestent la politique de l’UE en Ukraine et le
poids de plus en grand que prend la bureaucratie corrompue dirigée par
Mme von der Leyen. Pourquoi M. Macron s’obstine-t-il à parler de
« souveraineté » pour désigner ce qui en est la négation ? C’est
que la souveraineté est le cœur de la liberté politique à laquelle les citoyens
restent si fort attachés, et qu’on ne peut combattre la souveraineté qu’en
invoquant le nom de la souveraineté.
L’histoire de l’Europe
moderne, en effet, est l’histoire de la construction lente et douloureuse des
nations souveraines. L’Empire romain ne connaît pas de souverain. L’empereur
est le commandant en chef des armées mais il n’est pas un souverain, il n’est
pas ce au-dessus de quoi il n’est aucun autre pouvoir. L’empire christianisé ne
reconnaît d’autre souverain que Dieu, et l’évêque de Rome va tôt se prétendre
héritier du droit de commandement dans l’empire qui n’existe plus. Après
Charlemagne, les empereurs romains germaniques vont réclamer pour eux-mêmes ce
droit. Mais ils sont déjà dépassés.
En France, avec l’action de la monarchie capétienne, en Angleterre et en Espagne s’affirment des royaumes souverains. Jean Bodin, dans ses Six Livres de la République, fait la théorie de cette souveraineté qui n’est pas celle d’un homme, qui ne serait jamais qu’un chef de tribu, mais celle d’un véritable corps politique figuré dans le roi. Pour comprendre ce qui se passe au cours de ces siècles, on peut aussi se reporter aux travaux de l’historien allemand Ernst Kantorowicz sur « les deux corps du roi (1) ». Dans une gangue encore théologique se noue une doctrine politique dont les révolutions des XVIIIe et XIXe siècles sont les héritières, même si c’est à leur corps défendant. La revendication de la souveraineté du peuple naît et croît dans le cadre de la nation. Quand Philippe II, dit Philippe Auguste, le vainqueur de la bataille de Bouvines (1214), cesse d’être le roi des Francs pour devenir roi de France, les chevaliers et les manants, les prétendus descendants des guerriers francs comme les descendants des vaincus gallo-romains vont tous devenir des Français.
Un coup fatal est porté à la
conception ancienne du politique qui définit la place des individus par les
liens du sang, par les lois de la tribu. Un corps politique est en voie
d’unification, sur un territoire donné, et c’est ce corps qui se manifeste en
1789, invoquant « la volonté du peuple » et chassant les ennemis qui
veulent abattre la révolution aux cris de « Vive la nation ! ».
C’est ici qu’on trouve la racine de l’article III de la Déclaration des droits
de l’homme et du citoyen : « La souveraineté réside essentiellement
dans la nation. » Essentiellement, c’est-à-dire par essence ! Ceux
qui distinguent et opposent peuple, nation et république se trompent. Ces trois
dénominations, cette sainte trinité, désignent une seule et unique réalité sous
des attributs différents.
L’identité européenne est nationale
Sous des formes variées, on verra le même processus dans toute l’Europe. Les derniers pays arrivés, l’Allemagne et l’Italie, se sont fait nation à leur tour. Déjà réclamée par Machiavel et Guicciardini, l’unité italienne se réalise sous la conduite de la monarchie de Piémont-Sardaigne, mais elle est l’œuvre du peuple italien qui a préservé par la langue et la culture tout ce qu’il héritait du regnum italicum antique. L’Allemagne renonce à l’Empire romain germanique pour devenir la nation allemande – celle à laquelle Fichte avait adressé ses lettres enflammées et que les coups de cravache de l’aventure napoléonienne avaient réveillée. La tentative de monarchie multinationale, l’Empire austro-hongrois, la « Cacanie » de Musil, n’a pas survécu à la Première Guerre mondiale.
Il y a bien une identité européenne, celle qui s’est forgée dans le combat pour se dégager du système d’empire et constituer des nations qui, bien qu’ayant des racines culturelles et religieuses communes, ont toutes leur propre physionomie. La Belgique est une nation peu solide en apparence, mais les Belges ne sont ni français, ni néerlandais, ils sont belges. Cette diversité a ses inconvénients. On sait combien les rivalités internes à l’Europe ont coûté cher à chacune des nations la composant. C’est évidemment en songeant au « concert des nations » européennes que Kant imagine son Projet de traité de paix perpétuelle (1795), qui repose sur trois piliers si solides qu’ils pourraient encore servir à une réorganisation de l’Europe.
Le premier de ces piliers est
la constitution républicaine des États, parce qu’un État où le peuple exerce la
souveraineté suprême est moins prompt qu’un autre à faire la guerre. Cela
pourrait n’être pas toujours vrai et les peuples peuvent être belliqueux et des
démagogues trouver dans la guerre l’exutoire aux humeurs mauvaises de la
populace… Mais l’histoire nous enseigne que ce sont surtout les intérêts des
grands et non l’intérêt national qui nouent les conditions de la guerre. La
colonisation rapporte aux colons, mais coûte aux nations des colonisateurs. Des
études l’ont bien montré pour le cas français : jusqu’à 3 % du PIB annuel pendant la dernière période de la colonisation. Raison pour
laquelle les libéraux à l’ancienne étaient généralement opposés au
colonialisme.
Le deuxième pilier de la paix
perpétuelle est le respect de la souveraineté de chaque nation et le refus de
toute ingérence dans les affaires intérieures d’une autre nation. Les Français
sont attachés à la laïcité, nos voisins ne le sont guère. Mais ce n’est
nullement une raison pour que l’un impose aux autres son propre naturel. Il
suffit d’appliquer le principe de la paix d’Augsbourg, Cujus regio, ejus
religio – « La religion du prince est la religion de tous ».
Enfin, le troisième pilier sur
lequel reposerait cette pacifique « société des nations » est le
principe de « l’universelle hospitalité », ce « droit
cosmopolitique » qui consiste dans le fait de ne jamais tenir a priori pour
un ennemi tout étranger qui se présente à la frontière de la nation.
L’« Europe
souveraine » est états-unienne
Au regard de ces principes,
l’Union européenne est une véritable imposture. Tout d’abord, elle bafoue la
souveraineté des nations. Le budget, l’acte le plus important d’un Parlement
digne de ce nom, est soumis au contrôle des bureaucrates de l’UE. Tous les
gouvernements tiennent à leurs peuples le même discours : « Nous ne
pouvons pas faire autre chose que ce que nous proposons car les impératifs de
l’UE nous contraignent. » Le pouvoir de décision réel appartient à une
caste, incontrôlée, installée par les gouvernements dans le dos des peuples.
Autrement dit, la constitution républicaine des États qui composent l’UE n’est
qu’une mascarade. Les Parlements ne sont que des assemblées de bavards
impuissants. L’UE est une spécialiste de l’intervention dans les affaires des
autres nations.
Rappelons, pour ceux qui l’auraient oublié, le rôle de l’UE dans le démantèlement de l’ex-Yougoslavie et son intervention au Kosovo, une préfiguration de ce qui se joue en ce moment en Ukraine. Quand un pays de l’UE ne se comporte pas comme l’a prévu la clique bureaucratique qui tient les manettes, il est puni, mis au coin comme les mauvais élèves. Ainsi, la Pologne et la Hongrie furent reléguées au rang des prétendues « démocraties illibérales ». La Pologne est sortie de son purgatoire en raison de sa chaude approbation des menées ukrainiennes, mais la Hongrie est toujours en pénitence.
De quelque manière que l’on considère l’UE, elle n’est pas une « société des nations » mais une association d’oligarques en vue de détruire les nations d’Europe. On ajoutera qu’elle n’est pas vraiment une organisation européenne, mais surtout une extension de l’imperium états-unien. Son principal inspirateur, Jean Monnet, était un agent d’influence américain, opposé aux volontés d’indépendance du général de Gaulle. La construction européenne a été voulue par les États-Unis comme moyen de s’assurer le contrôle de l’Europe occidentale, dans le cadre de la rivalité avec l’Union soviétique et dans une stratégie de domination mondiale. Les doctrines, les principes d’organisation de l’État, les normes comptables elles-mêmes, tout cela est made in America.
La défense de l’UE, c’est l’OTAN,
et les membres de l’UE (à l’exception de la France), achètent majoritairement
leurs équipements militaires aux États-Unis. La langue commune est non pas
l’anglais comme on le dit, mais bien l’américain. La culture venue
d’outre-Atlantique domine, ravageant toujours plus ce qui reste de la culture
européenne. Il suffit de remarquer que l’apprentissage scolaire des langues
européennes n’a cessé de régresser : les Italiens qui, jadis, parlaient
souvent français, le parlent de moins en moins au profit de l’américain, les
jeunes Français qui apprenaient l’allemand sont aujourd’hui une espèce en voie
de disparition. L’informe et épouvantable langue du commerce et de
l’informatique, le globish, a imposé sa loi.
L’impasse politicienne au
sein de l’UE
Mais l’entreprise UE est une impasse qui pourrait se révéler tragique pour les peuples d’Europe. La lente décomposition de la puissance industrielle, agricole et intellectuelle de l’Europe soumise aux manœuvres de la Maison Blanche et aux appétits de la classe capitaliste transnationale, se manifeste chaque jour un peu plus. Mais les nations ne sont pas des constructions artificielles. En tant qu’elles sont des « communautés de vie et de destin » (pour reprendre la belle formule du socialiste autrichien Otto Bauer, 1881-1938), les nations s’efforcent de persévérer dans leur être.
Les voilà devenues toutes, peu ou prou
« populistes », un mot fort péjoratif dans l’esprit des « belles
gens ». Les vieux partis qui ont lié leur sort aux doctrines européistes
sont largement discrédités. Longtemps colonne vertébrale de la
« construction européenne », la social-démocratie n’est plus que
l’ombre d’elle-même et sa « sœur » démocrate-chrétienne n’est pas
dans un meilleur état.
On note un peu partout la montée de partis dits d’extrême droite et en France, presque tous les observateurs attendent la prochaine victoire de Mme Le Pen. Mais c’est aussi à gauche que se font jour des tendances nationales. Ainsi, le parti allemand Die Linke, une sorte de LFI germanique, doit-il faire face à la concurrence d’Aufstehen, lancé par la députée Sahra Wagenknecht, qui veut recentrer l’action politique sur la défense des intérêts des travailleurs allemands, n’hésitant ni à parler de protectionnisme ni à mettre en cause l’immigrationnisme de l’UE.
Le seul parti social-démocrate qui résiste à l’effondrement général est le parti danois, qui restreint l’immigration et met l’accent sur l’assimilation. Manifestations réactionnaires, dit-on… Non, seulement réactionnelles pour le moment. D’autant plus que les électeurs de ces mouvements risquent fort d’être déçus. Mme Le Pen a mis tant d’eau dans son vin « eurosceptique » qu’on ne sait plus trop quels sont ses objectifs réels. Giorgia Meloni, dirigeante des Fratelli d’Italia et chef du gouvernement, a renoncé à la plupart de ses velléités protectionnistes et s’est positionnée vers ce centrodestra (« centre-droit ») qui ressemble comme deux gouttes d’eau à son alter ego de gauche. Les déceptions sont inévitables.
Mais on ne
pourra pas longtemps tenir en laisse les nouvelles générations en leur faisant
peur avec des croquemitaines. Les fractures se font de plus en plus béantes
entre la minorité qui tient le haut du pavé, contrôle les principaux médias et
se dit de nulle part parce qu’ils sont chez eux partout, en bons colonialistes,
version société de consommation, et ceux qui « sont d’ici » parce
qu’ils n’ont pas d’ailleurs où aller.
Même si son poids électoral reste très modeste, le « souverainisme » occupe une place réelle dans le débat public. Ce qui sourd « en bas » ne pourra aller qu’en s’amplifiant parce que tous les pays d’UE sont confrontés à la menace d’une crise économique majeure avec des moyens de plus en plus faibles pour y résister. Un incident, qui n’est pas un détail, est révélateur. L’Ukraine a demandé de l’aide pour exporter son blé vers les pays les plus pauvres, prétendait-on. En fait le blé ukrainien ne s’est que très peu vendu vers l’Afrique, se déversant massivement vers la Pologne et la Hongrie, au grand dam des paysans de ces deux pays. Les gouvernements polonais et hongrois ont réagi en interdisant la vente de ces stocks de blé qui, entre-temps, avaient été « UE-isés » et ont donc pu être vendus sur tout le marché européen, au nom de la concurrence libre et, pour le coup, parfaitement déloyale.
Dans la construction automobile, la crise n’en est qu’à ses premiers craquements, mais des géants comme Volkswagen annoncent que leur existence est en jeu. Dans cette crise, c’est chacun pour soi et Dieu pour tous ! L’Allemagne, après avoir donné des leçons d’écologie à la terre entière, relance massivement la production d’électricité dans ses centrales au charbon, pendant que l’éolien bat de l’aile. Les temps où les européistes annonçaient un avenir radieux sont bien finis. Des crises, l’Histoire nous l’enseigne, le pire peut advenir. Mais parfois aussi, elles peuvent être salutaires ! Elles obligent à une prise de conscience urgente, à ne plus différer les décisions qui s’imposent.
Cependant, pour décider, il faut être maître chez soi. Les adversaires de la souveraineté y voient une forme de nationalisme, de volonté de s’affirmer contre les autres, à leur détriment. Il n’en est rien. Le nationalisme peut être considéré comme une maladie de la nation, et on peut très bien aimer sa patrie tout en appréciant celle des autres. Comment un Français pourrait-il ne pas aimer l’Italie avec qui nous avons tant de choses en commun – y compris la dilection pour la gastronomie et le bon vin ? Comment tous les Latins d’Europe ne sentiraient pas leurs communes racines ? Mais, nous Français, sommes également cousins des Germains, avec ce royaume central que fut la Lotharingie et qui se poursuivit dans ce vaste ensemble que contrôlaient les ducs de Bourgogne.
Ceux qui voient le nationalisme (si l’on maintient son sens
polémique) dans la nation ignorent l’histoire. Il faut tourner le dos aux
aventures de l’Europe à 35 et du gouvernement fédéral européen, qu’on a invité
les parlements nationaux à voter dans la plus grande discrétion. Il reste à
ouvrir une perspective positive, qui pourrait s’appeler une confédération des
États souverains d’Europe, soudée sur l’engagement de la « paix perpétuelle »
(inventée par cet Européen de Königsberg, devenue Kaliningrad) et le refus des
aventures extérieures du type de l’expédition de 2003 en Irak. Une telle
confédération n’interdirait nullement des accords particuliers entre certains
de ses membres ni les coopérations industrielles ou scientifiques, ni même une
monnaie commune qui pourrait coexister avec les monnaies nationales. Mais rien
ne se fera sans une conception nationale de la souveraineté.
Notes
1: La théorie des « deux
corps du roi » entend faire la distinction entre le corps physique
(naturel) du roi et son corps politique (symbolique) représenté par la
couronne. L’intérêt de cette distinction est de penser l’institutionnalisation
du pouvoir royal par-delà la finitude de son incarnation concrète : le
Monarque par-delà le monarque, la Couronne par-delà le titulaire de la
couronne, entraîne la Souveraineté par-delà le titulaire de la souveraineté.
Titre et Texte: Denis
Collin, Front Populaire, nº 16, mars/avril/mai 2024
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