Sébastien Lapaque
Plus que Tristes Tropiques (1), c’est Saudades do Brasil (2), un album de photographies prises entre 1935 et 1939 à São Paulo, dans la Serra da Mantiqueira, le Santa Catarina et le Goiás, chez les Indiens caduveo, les Bororo et les Nambikwara, en Amazonie, à Cuiabá et Salvador de Bahia, qui est le plus fascinant dans l’aventure sud-américaine de Claude Lévi-Strauss. Cette collection de clichés brésiliens – auxquels se mêlent deux clichés boliviens pris à Santa Cruz de la Sierra – publiée et présentée par l’ethnologue en 1994 n’était pas inconnue. L’édition originale de Tristes Tropiques, parue en 1955 chez Plon dans la collection « Terre humaine », était ainsi accompagnée de soixante-deux photographies hors-texte de l’auteur. Mais leur découverte reste toujours un choc pour les amoureux du Brésil. Car ces 210 clichés en noir et blanc, aujourd’hui déposés au musée du Quai Branly - Jacques-Chirac, sont d’une grande richesse.
Le plus grand ethnologue français demeure pourtant un photographe méconnu. Peut-être parce que lui-même n’a jamais voulu accorder beaucoup de valeur à ses clichés. « Je ne me prétends pas photographe, même amateur (ou plutôt, je ne le fus qu’au seul Brésil : le goût m’a passé depuis). » Malgré ses dénégations, il est cependant permis de dire que l’arrière-petit-fils du violoniste et chef d’orchestre Isaac Strauss et le fils de l’artiste peintre Raymond Lévi, qui l’initia à l’art des tirages photographiques, fut non seulement un immense savant, mais aussi un artiste qui possédait une tête, une oreille et un œil. Saudades do Brasil est d’ailleurs un titre emprunté au compositeur Darius Milhaud, qui a été secrétaire à l’ambassade de France à Rio de Janeiro sous la direction de Paul Claudel dans les années 1917-1918. Et l’un des plus beaux livres de Claude Lévi-Strauss ne s’appelle pas fortuite-ment Regarder, écouter, lire (3). « Supprimer au hasard dix à vingt ans d’histoire n’affec-terait pas de façon sensible notre connaissance de la nature humaine. La seule perte irremplaçable serait celle des œuvres d’art que les siècles auraient vu naître », écrit-il dans cette déclaration d’amour à l’univers des formes qu’il jugeait infiniment supérieur à celui des concepts.
Claude
Lévi-Strauss et sa
première épouse, Dina
Dreyfus (1911-1999), n’ont
cependant pas photographié le Brésil en artistes, comme a pu
le faire Pierre
Verger à Salvador
de Bahia après-guerre.
Ils ont pris
des photos comme
d’autres auraient pris
des notes alors
que ce dernier,
autodidacte, s’est d’abord
vu comme un
grand reporter qui
vendait ses clichés à Paris-soir, au Daily Mirror et à Life.
Le parallèle entre leurs démarches est frappant. Quand la photographie a fait
de Pierre Verger un ethnologue reconnu (4), c’est l’ethnologie qui a fait des
Lévi-Strauss des photographes dont on peut aujourd’hui admirer le travail comme
une authentique œuvre d’art.
Débarqués au Brésil en février 1935, ces deux
agrégés de philosophie qui s’étaient connus à la Sorbonne avaient été
missionnés pour enseigner la sociologie au sein de la Faculté de philosophie,
lettres et sciences humaines (FFLCH) de la toute jeune Université de São Paulo
(USP), créée une année avant leur arrivée.
Fasciné par cette aventure, j’ai eu le privilège d’en parler avec Claude Lévi-Strauss dans son appartement du quartier de Passy à Paris rempli de souvenirs du Brésil.
« Lorsque
je suis arrivé au Brésil en 1935, ma connaissance de
ce pays était
très livresque. J’en
connaissais naturellement
quelques images, mais c’est d’abord dans les livres que j’avais trouvé tout ce
que je savais... J’avais lu, avant de partir, l’Histoire d’un voyage faict
en la terre du Brésil de Jean de Léry (5). Je ne sais plus exactement dans
quelles circonstances... Il ne devait pas être facile de se procurer ce livre à
l’époque. À la bibliothèque du musée de l’Homme, où j’entreprenais mes
recherches, il y avait sans doute une ancienne édition du XIXe siècle. Ce fut
un enchantement de découvrir les côtes du Brésil, la baie
de Rio de
Janeiro, la faune,
la flore et
les indi-gènes dans la relation
d’un voyageur qui m’avait précédé de quatre siècles. »
Publiée en 1578, l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil de Léry est non seulement le bréviaire de l’ethnologue, mais aussi un monument fondateur d’une longue histoire d’amour entre la France et le Brésil dont Claude Lévi-Strauss avait conscience avant de regarder monter des étoiles nouvelles en un ciel ignoré.
« Georges Dumas, le médecin et philosophe par
l’intermédiaire duquel j’ai
traversé l’Atlantique pour
enseigner à l’Université de São Paulo, était en quelque sorte
l’incarnation de ces liens. En 1916, c’est lui qui avait fondé le
lycée français de Rio... Pour
les jeunes pro-fesseurs
que nous étions
(6), la découverte
de l’attachement du
Brésil pour la
France fut une
expérience merveilleuse. Nous
avons d’ailleurs compris
que cet attachement
était très ancien.
Dans Nus, féroces
et anthropophages (7), un
livre du XVIe siècle, le voyageur allemand Hans Staden écrit qu’il s’est
présenté comme l’ami des Français
pour éviter d’être
dévoré par des
Indiens qui l’avaient capturé ! »
À distance, cette histoire d’amitié entre les Français et les tribus indiennes tient du mythe – non pas de l’affabulation, mais de l’énoncé considéré comme vrai (muthos), de l’acquisition pour toujours digne d’être retenue dans la mémoire des hommes.
« L’amitié
entre les Français
et les Indiens
s’explique par les conditions
mêmes de l’exploration des côtes du Brésil. Dès le début du XVIe siècle, il y
avait des Français qui s’étaient installés à demeure sur la terre ferme... Des
témoignages portugais attestent qu’en 1504 il y avait au moins cinq navires
français au mouillage sur la côte brésilienne du côté de l’actuel État de Santa
Catarina (8). En ce temps-là, les Portugais n’avaient pas encore engagé de politique
de colonisation. Les
cinquante premières années du XVIe siècle furent sans doute
l’époque bénie des relations entre Français et Tupinambas. Jusqu’à l’expédition
de Villegagnon et l’établissement de la France antarctique, dans
la baie de
Guanabara, en 1555,
les contacts n’étaient
pas du tout
une affaire de
politique du roi de France.
C’était l’initiative de marchands et de navigateurs bretons
et normands qui
voulaient simplement se
procurer les biens
précieux que l’on
trouvait là-bas. C’était du petit
trafic indépendant, fondé sur le troc,
beaucoup plus libre
qu’une politique étatique.
La langue n’était même pas une
barrière. »
Dans cette histoire pleine de bruits et de
couleurs, le plus fascinant est le système
des truchements, c’est-à-dire
de l’intégration d’un
ou plusieurs jeunes Français dans
une tribu sauvage afin de pouvoir com-mercer avec elle de manière rationnelle.
« Des garçons
français assez hardis
pour rester sur
la côte du Brésil, où ils avaient
pris racine, avaient fini par apprendre la langue des Indiens et servaient de
truche-ments aux marchands.
Sans ces truchements,
André Thevet, qui n’a passé que quelques semaines au Brésil et qui était
constamment malade à Rio de Janeiro, n’aurait jamais pu
rapporter la masse
d’informations diverses contenues
dans les Singularités de
la France antarctique (9).
Il n’a pas
enquêté lui-même, puisqu’il
était au lit. Il devait être
entouré de truchements qui lui ont parlé
de la faune
et de la
flore, du fonctionnement de la
société tupinamba et des rituels anthropophages. Ces Français qui vivaient avec
les Indiens et qui avaient souvent femme et enfants étaient accusés par les
Portugais de s’être ensauvagés et de manger de la chair humaine... On peut
penser que cela
arrivait... La fascination
des aventuriers français
pour les Indiens
ne doit pas
nous étonner. Il faut se souvenir
qu’à l’époque l’étranger avait un grand prestige en tant qu’étranger. Tout
individu né ailleurs était alors l’objet d’une forte curiosité. Et quand
un Indien du
Brésil était présenté
à Rouen (1550)
ou au Louvre (1614), il lui
suffisait d’avoir été baptisé pour devenir un ami et même un allié du roi de
France. »
Loin de la bibliothèque du musée de l’Homme, Claude Lévi-Strauss a cependant d’abord eu affaire à un tout autre Brésil que le pays décrit dans les livres des vieux voyageurs. En février 1935, la découverte de São Paulo, ville aux maisons jaunes, roses, rouges ou bleues dont la population d’un million d’habitants était pour moitié composée d’immigrés italiens, fut un choc pour ce jeune homme alors âgé de 26 ans. « Bâtiments civils ou religieux de l’époque coloniale, longues rues bordées d’échoppes ou de logements, tous de plain-pied, peints à la chaux en couleurs tendres... (10) »
« Mais je
ne fus pas surpris, en arrivant à São Paulo, de découvrir que la France et le
Brésil étaient presque deux pays unis. Songez que, dans le cadre de la mission
universitaire, nous donnions nos cours en français à São Paulo sans aucun
problème. À cette
époque, toute la
bonne société brésilienne parlait couramment français... Nous nous savions
les héritiers de la Mission
artistique française arrivée à
Rio de Janeiro en 1816. Nous admirions Jean-Baptiste Debret
et ses aquarelles
représentant des scènes
de la vie
quotidienne à Rio
de Janeiro et
dans l’intérieur du pays... »
« J’adore cette ville
Saint-Paul est selon mon cœur
Ici nulle tradition
Aucun préjugé
Ni ancien ni moderne
Seuls comptent cet appétit furieux cette confiance
absolue cet optimisme cette audace ce travail ce labeur
cette spéculation qui font construire dix maisons par
heure de tous styles ridicules grotesques beaux grands
petits nord sud égyptien yankee cubiste
Sans autre préoccupation que de suivre les statistiques
prévoir l’avenir le confort l’utilité la plus-value et
d’attirer une grosse immigration
Tous les pays
Tous les peuples
J’aime ça
Les deux trois vieilles maisons portugaises qui restent
sont des faïences bleues. (11) »
Claude
Lévi-Strauss a lui
aussi été enivré
par cet appétit,
cette confiance, cet
optimisme, cette audace...
Les premiers regards
qu’il a portés sur le Brésil
témoignent de sa fascination pour ses paysages urbains mêlant l’ancien et le
nouveau, les constructions orgueilleuses et les rues délabrées. Au Brésil, la
nature n’a jamais renoncé à ses privilèges, elle semble prête à prendre sa
revanche sur l’œuvre de l’homme. L’homme ne se laisse pas faire et conquiert
année après année d’im-menses espaces.
« L’extension de la ville brésilienne a toujours
eu un caractère implacable... Je m’y suis beaucoup intéressé. C’est un des
aspects essentiels de la personnalité du pays. La naissance d’une ville, qui
s’étale sur des siècles ou sur des millénaires dans l’Ancien Monde, prenait
quelques années ou quelques mois au Brésil à l’époque où je l’ai connu. Pour le
sociologue, cela constituait une sorte d’expérience toute faite. Et, comme
j’étais venu à São Paulo pour enseigner la sociologie, j’envoyais mes élèves
observer leur quartier ou leur rue. À São Paulo, on disait alors qu’on
construisait une maison par heure. Cela changeait tous les jours. Nous
observions également que les villes étaient en train de se construire, au bord
du chemin de fer qui pénétrait dans l’ouest de l’État de São Paulo et du
Paraná. C’était très étonnant. La première ville avait 2 000 habitants, celle
d’après n’en avait plus que 90, vingt kilomètres plus loin, elle en avait 40,
et vingt kilomètres plus loin elle n’en avait plus qu’un seul. »
Fascinés par la constitution de la grande ville
brésilienne dont a merveilleusement parlé le sociologue paulistano Sérgio
Buarque de Holanda dans Raízes do Brasil (12), Claude et Dina
Lévi-Strauss n’avaient pas débarqué au Brésil pour célébrer la modernité de ses
usines, de ses cinémas, de ses terrains d’aviation, de ses palaces, de ses
gratte-ciel, de ses paquebots, de ses tunnels, de ses automobiles, de ses collections
de peinture moderne,
de ses stades
de football et
de son éclairage
électrique à la
manière de Blaise
Cendrars. Dans l’entourage
des écrivains du
mouvement anthropophage emmenés
par le poète
et agitateur Oswald
de Andrade, Dina
s’était passionnée pour
les mœurs et le folklore des
Indiens du Brésil, persuadée que les cultures indigènes étaient condamnées à
une mort inéluctable par la civilisa-tion occidentale.
Claude Lévi-Strauss ne le raconte pas dans Tristes
Tropiques, mais il doit à sa
première femme son
intérêt pour l’ethnologie.
À São Paulo,
elle fonda même la discipline (13). C’est ainsi, au début de l’automne
austral 1935, que Claude et Dina Lévi-Strauss ont laissé leurs collègues
rentrer en Europe pour les grandes vacances, et sont partis pour le Mato
Grosso, en train à vapeur puis à cheval, à la rencontre des Indiens
caduveo et bororo,
persuadés de devoir
« recueillir ce
qui subsiste encore,
et qui disparaîtra bientôt ». Les photographies qui témoignent de leur
rencontre avec les
Bororos, qui vivaient
à la frontière
du Brésil et
du Paraguay, sont
poignantes. Elles montrent
des femmes et
des enfants aux magnifiques peintures faciales. Sur
certaines d’entre elles, la bouche devient une fleur étrange et compliquée, sur
d’autres, un pendentif distingue une organisation sociale structurée autour de
la notion de service.
« En 1935,
il était très facile de partir à la rencontre des Indiens... J’avais trouvé une
carte de l’État de São Paulo, datant
de 1915, qui
représentait la moitié
de l’État en
blanc, avec pour seule mention “Terres inconnues occupées par les
Indiens”. C’était cependant une époque où les Indiens étaient allègrement
exterminés. »
La première expédition de Claude Lévi-Strauss dans le Mato Grosso avait été motivée par la crainte d’une destruction irrémédiable de la civilisation indienne. Soixante-dix ans plus tard, lorsque je lui en ai parlé, c’est à la destruction de notre propre civilisation qu’il songeait. Il parlait cependant sans amertume, avec une grande attention pour son interlocuteur et une immense gentillesse. C’était en 2005, le maître avait rendu sa copie depuis longtemps. Il ne craignait plus les polémiques déclenchées à l’Unesco en mars 1971 par sa conférence « Race et culture » (14), prononcée à l’invitation de Roger Caillois. Les photographies et la préface de Saudades do Brasil permettent de comprendre son pessimisme de grand style.
« De plus
en plus, les avancées de la science et de la technique, y compris les conquêtes
de la médecine – bienfait pour les individus
et méfait pour
l’espèce –, ont
pour bénéfice principal,
souvent pour excuse
alléguée, de compenser les conséquences néfastes
engendrées par les progrès
précédents. Ce faisant,
d’autres conséquences néfastes résultent, auxquelles il faudra
inventer d’autres progrès pour remédier.
Expropriés de notre
culture, dépouillés de valeurs
dont nous étions épris – pureté de l’eau et de l’air, grâces de la nature,
diversité des espèces animales et végétales
–, tous indiens
désormais, nous sommes
en train de
faire de nous-mêmes
ce que nous
avons fait d’eux. (15) »
Quand j’ai quitté Claude Lévi-Strauss, heureux de voir son écriture sur la page de titre de Tristes Tropiques – « Pour Sébastien Lapaque, qui partage avec moi l’amour que je conserve pour le Brésil, pays qu’au-jourd’hui il connaît mieux que moi » –, j’ai compris l’air accablé du jeune Indien nambikwara sur la couverture du livre.
Titre et Texte: Sébastian Lapaque, Revue des Deux Mondes, novembre 2021
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