Valérie Toranian
En France, on ne sait plus compter. Les commentaires à propos des résultats du premier tour des élections législatives nous le confirment. Notre démocratie ressemble parfois à la république d’Orwell où 2+2 font 5. Reprenons les éléments de langage les plus marquants de cette soirée électorale, festival de vérités alternatives.
La gauche est le grand vainqueur du scrutin
C’est le grand retour de la
gauche, titre avec émotion Libération, ce qu’affirment
au demeurant avec force les différents représentants de la Nupes, largement
relayés par les médias et les réseaux sociaux. C’est faux. En additionnant les
voix obtenues par le PS, les Verts, le PC et LFI, le résultat est à peu près
identique au total des voix de ces partis au premier tour des législatives de
2017. On peut même dire que c’est le deuxième plus mauvais score de l’ensemble
de la gauche sous la Ve République. En revanche c’est un triomphe pour
l’extrême gauche. La France insoumise voit ses candidats soient réélus
directement (Danièle Obono, Sophia Chikirou, Alexis Corbière, Sarah Legrain…),
soit en ballotage, assez souvent favorable. Les projections donnent à la France
insoumise une centaine de députés élus contre 17 dans la législature
précédente. Un gain énorme. Les écologistes, qui avaient disparu de la
précédente assemblée, pourraient avoir entre 20 et 30 élus, avec une forte
percée des éléments radicaux, à l’instar de Sandrine Rousseau. La tendance Jadot n’a plus la main.
« L’extrême gauche écologiste, radicale et inclusive, sera le premier
groupe d’opposition à la macronie. Pas la gauche. Mais, dans notre république
orwellienne, l’extrême gauche a été rebaptisée la gauche pour mieux faire
avaler la pilule. »
Les socialistes « nupisés » espèrent autour de 25 élus. Leur nombre de sièges en 2017, alliés avec les radicaux de gauche, était de 45. Olivier Faure, qui a ratifié cet accord, est très bien placé et sera vraisemblablement réélu. Le patron du Parti socialiste a gagné son plat de lentilles. À l’exception de trois circonscriptions, les 60 socialistes dissidents opposés à l’accord avec la France insoumise ont été balayés. La gauche paye son effondrement lors de la présidentielle, entamé il y a cinq ans avec le « frondeur » Benoît Hamon. Pas de changement, enfin, pour les communistes, qui auront probablement 10 sièges et pas de groupe parlementaire.
Le bilan est donc sans
équivoque. C’est une large victoire pour la France insoumise et non pas pour la
gauche qui, dans son ensemble, n’a pas progressé. L’extrême gauche écologiste,
radicale et inclusive, sera le premier groupe d’opposition à la macronie. Pas
la gauche. Mais, dans notre république orwellienne, l’extrême gauche a été
rebaptisée la gauche pour mieux faire avaler la pilule. Et les médias de
référence ont fait preuve d’une incroyable bienveillance envers ce tour de
passe-passe. Le temps de parole de la Nupes durant la campagne en est la
preuve. Jean-Luc Mélenchon est le grand gagnant de ce scrutin. Stratégie
brillante (« Élisez le Premier ministre »), campagne réussie et médias
complaisants. L’extrême gauche est de retour. Pas la gauche.
Le Rassemblement national n’a pas gagné
Inexact. Certes, la formation
de Marine Le Pen ne sera pas le premier parti d’opposition dans l’Assemblée
nouvelle, mais, sans aucune alliance, le RN a augmenté de 5,5 % son score en
nombre de voix obtenues. 18,6 % contre 13,2 % en 2017. 4 248 000 voix, contre 2
990 000 pour le FN en 2017. Une prouesse largement passée sous silence tant la
Nupes a polarisé le débat. Si on additionne ces chiffres à ceux de Reconquête
et des divers d’extrême droite, on obtient même 5,5 millions de voix sur le
plan national. Quand on sait que, sociologiquement, le Rassemblement national
est le parti des classes populaires et moyennes qui travaillent et ne s’en
sortent pas, et la macronie le camp des retraités, des hauts revenus et de ceux
qui s’en sortent plutôt bien, on tremble à l’idée de cette fracture qui ne fait
que s’amplifier. D’autant que l’abstention record, 52%, est l’expression d’un
désenchantement et d’un repli sur soi, mais aussi la marque de l’antipolitique
et de l’antisystème.
Les législatives collées à la présidentielle, disait-on jusqu’à
présent, permettent de donner une majorité au président pour qu’il puisse mener
à bien son programme
La preuve que non. C’est exact
lors d’un premier mandat présidentiel. On donne sa chance au produit. Mais les
Français ont voté Emmanuel Macron par défaut. Contre l’extrême droite.
Le score de la Nupes et du Rassemblement national aux législatives est une
façon d’infléchir leur vote. Pas de blanc-seing pour Jupiter. On ne veut pas de
cinq ans de règne supplémentaire, enfermé dans une tour d’ivoire. C’est le sens
de ce « désir de cohabitation » qui s’exprimait juste après l’élection
présidentielle.
Une majorité relative pour Emmanuel Macron serait une bonne chose pour
le parlementarisme
Cela obligerait la macronie à
rechercher des alliances, à discuter, à faire des compromis, nous dit-on.
Sûrement. Mais nous sommes loin du système de coalition de gouvernement comme
en Allemagne ou en Italie. Il s’agira d’aller pêcher, ponctuellement, des voix
à droite ou éventuellement au centre gauche (ce qu’il en reste), pour faire
passer telle ou telle réforme. C’est oublier qu’à partir de la rentrée, les
députés du Parlement auront presque tous une arrière-pensée en tête :
l’élection de 2027. Pourquoi donner des gages à Macron ? Pourquoi l’aider ? Il
va falloir se singulariser, bien au contraire. Quant à la France insoumise,
probable premier parti d’opposition, son seul objectif est de s’opposer. À
tout. Elle soufflera sur les braises du mécontentement et, depuis l’Assemblée,
encouragera « les gens » à descendre dans la rue.
«
La machine est à bout. Trop de Français sont les perdants de cette élection. »
La violence du peuple est
légitime pour l’extrême gauche, habitée par le récit mythifié de la Révolution
française. Les macronistes « à la lanterne » n’ont qu’à bien se tenir. Même si
nous n’avons pas la majorité à l’Assemblée, nous sommes la majorité car nous
sommes le peuple et nul ne pourra arrêter sa colère, expliquait en substance
François Ruffin au soir du premier tour de l’élection législative : un exemple
parmi d’autres de la dialectique orwellienne de la France insoumise où ce qui
n’est pas vrai l’est quand même.
L’abstention, premier parti de France, fragilise la démocratie
Certes, mais depuis le temps
qu’on prophétise le danger, quelles mesures a-t-on pris pour y remédier ? Le
quinquennat était une fausse bonne idée. Le non-cumul des mandats devait
favoriser le renouvellement démocratique, or, c’est l’inverse qui s’est
produit. Les Français identifient de moins en moins leurs élus et se
désintéressent donc des échéances électorales locales. Le député-maire était un
élu connu, avec du pouvoir ; les électeurs s’adressaient volontiers à lui pour
se faire entendre. Ce lien a été perdu. Enfin, la proportionnelle, malgré tous
ses défauts, permettrait tout de même une meilleure représentation politique du
pays et limiterait le sentiment d’impuissance et de frustration des électeurs.
Emmanuel Macron l’avait promise avant de faire machine arrière.
Toutes ces questions ont été
cent fois abordées, cent fois éludées. On a pensé que les Français resteraient
à vie des électeurs sensés, capables de chasser les extrêmes lorsqu’il le
faudrait. Et qu’ils accepteraient de reconduire ad vitam les «
candidats de la raison ». La machine est à bout. Trop de Français sont les
perdants de cette élection.
Titre et Texte: Valérie Toranian,
Directrice de la Revue des Deux Mondes, lundi, 13-6-2022
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