segunda-feira, 21 de novembro de 2022

[L’édito de Valérie Toranian] Faire l’histoire ou ne pas faire d’histoire ?

Valérie Toranian

Les empires et les dictatures sont des colosses aux pieds d’argile. Leur légitimité ne dure que ce que dure la terreur qu’ils inspirent. Cette dernière peut durer longtemps. Les systèmes totalitaires brisent physiquement et psychologiquement les peuples qu’ils oppriment. Mais survient un moment dans l’histoire où le basculement est possible. Les Grecs l’appelaient le kairos, l’instant T de l’opportunité, moment presque métaphysique. Avant il est trop tôt, après il est trop tard. 

On pensait le pouvoir de VladimirPoutine inébranlable. L’incroyable résistance du peuple ukrainien qui a préféré affronter la mort qu’accepter la soumission a totalement rebattu les cartes. À commencer par notre vision du monde, figée dans des fausses certitudes : Poutine ne pouvait pas être défait, l’armée russe ne ferait qu’une bouchée de l’Ukraine, Zelensky était un martyr qui serait éliminé en quelques semaines. Le peuple ukrainien tout entier a refusé « d’entendre raison ». Bien sûr, les forces ukrainiennes sont aidées militairement, en armes et en renseignements, par les États-Unis. Mais sans des hommes et des femmes prêts à mettre leur vie dans la balance, tout cela ne pèserait rien

« Lorsque les femmes, en arrachant leur foulard, ont lancé, ce qui allait devenir une véritable révolution, personne ne donnait cher de leur rébellion. Voilà pourtant trois mois qu’elles défient ce régime qui les a privées de liberté »

Même chose en Iran. On pensait le régime des mollahs installé pour toujours. Avec comme unique enjeu électoral l’affrontement entre des ayatollahs « durs » et des ayatollahs « réformateurs », mais aucun d’entre eux ne remettant fondamentalement en cause l’idéologie de la république islamique. Le potentiel nucléaire de l’Iran inquiétait la communauté internationale, de même que son rôle de puissance régionale déstabilisatrice en Orient et au Proche-Orient. Mais nul ne se souciait outre mesure du sort des Iraniens. Lorsque les femmes, en arrachant leur foulard, symbole de leur « impureté », ont lancé, ce qui allait, au fil des semaines, devenir une véritable révolution, personne ne donnait cher de leur rébellion. Voilà pourtant presque trois mois qu’elles défient ce régime qui les a privées de liberté pendant plus de quarante ans. Elles ont été rejointes par les hommes. 

Les manifestations s’enchaînent. La répression féroce qui s’exerce sur les manifestants, par des gardiens de la révolution n’hésitant pas à tirer sur les enfants, n’ont fait que catalyser l’exaspération. La mobilisation des artistes, des sportifs, des intellectuels, s’amplifie. L’actrice Hengameh Ghaziani a été arrêtée par les forces de sécurité, dimanche 20 novembre, pour avoir enlevé son foulard en public dans une vidéo de soutien à la révolution. Mahsa Amini torturée et morte en détention pour un voile mal placé est devenue le visage et l’âme de la révolution. Le moment propice fondateur. Le dieu grec kairos était représenté par un jeune homme qui ne porte qu’une touffe de cheveux sur la tête. Quand il se présente à vous, on peut faire basculer l’histoire en agrippant sa chevelure, en « saisissant l’occasion aux cheveux » disaient les Grecs. C’est littéralement ce qu’ont fait les Iraniennes en coupant les leurs ou en arrachant le foulard qui les dissimulait.

En Turquiel’hubris délirante d’Erdoğan qui veut reconstituer l’empire ottoman ne pourra pas masquer longtemps la faillite économique du pays dont l’inflation atteint + de 85 %. Et son peuple pourrait bien décider un jour de dire non. Ankara a écrasé par la force depuis des années les mouvements démocratiques de la société civile. Le néo-sultan veut faire la démonstration de sa puissance retrouvée à l’occasion du centenaire de la république qui sera célébré en 2023. Il revendique une souveraineté sur des îles grecques de la mer Égée se moquant totalement des traités internationaux. « Hé, la Grèce, regardez l’Histoire. Si vous continuez, vous paierez un prix élevé », a déclaré en septembre dernier Erdoğan. Et d’ajouter : « Nous avons un mot pour la Grèce : n’oubliez pas Izmir »

Le dictateur turc se référait à la ville de Smyrne et au massacre par les forces de Kemal Atatürk des populations civiles grecques en 1922. Message glaçant. D’autant plus qu’Erdoğan ne lance jamais de menaces en l’air. Il s’est allié à l’Azerbaïdjan pour écraser les Arméniens du Haut-Karabakh. Il veut réaliser le rêve pan turc qui rassemble dans une même continuité les peuples turcophones du Bosphore à l’Asie centrale et la petite Arménie est un verrou à faire sauter. Les Kurdes, enfin, constituent pour Ankara un point de fixation prioritaire. L’attentat fort « opportun » qui a fait 6 morts et 80 blessés dans la rue commerçante d’Istanbul, le 3 novembre dernier, a immédiatement été attribué par le ministre de l’Intérieur turc au PKK, parti des travailleurs kurdes en lutte contre le régime depuis des décennies. L’organisation kurde a formellement démenti tout lien avec l’attentat. 

Mais peu importe. Voilà des semaines que la Turquie menaçait de mener une opération contre les Kurdes de Syrie, alliés du PKK. Elle a « trouvé » (inventé ?) le prétexte idéal. La Turquie a bombardé la région nord de la Syrie, notamment Kobané, ville symbole où les forces kurdes avaient défait l’État islamique en 2015…

« Les Grecs, les Arméniens et les Kurdes sont des peuples résilients qui font le dos rond depuis des siècles contre les visées impérialistes et exterminatrices de la Turquie »

Les Grecs, les Arméniens et les Kurdes sont des peuples résilients qui font le dos rond depuis des siècles contre les visées impérialistes et exterminatrices de la Turquie. Leur exemplarité tient dans leur très longue résistance aux tragédies qui les frappent. La résistance héroïque de l’Ukraine et des Iraniens est un modèle de courage. Tout comme la résistance des peuples maudits, des peuples de l’ombre, des peuples qui refusent eux aussi d’« entendre raison », c’est-à-dire de disparaître, de laisser le champ libre, de s’exiler, de s’effacer, de ne pas « faire d’histoire ». Mais pour ne pas disparaître de l’Histoire, n’est-il pas nécessaire de faire des histoires ?

Zelensky ne fait pas son « malin », il n’a pas décidé d’agacer l’Occident et de prolonger par « inconséquence » une guerre que tout le monde rêverait de stopper. Il joue sa carte, jusqu’au bout, jusqu’à la limite de ses forces, car il n’a pas le choix. L’ogre russe en face s’affranchit de toutes les règles. Mais c’est aux Ukrainiens qu’on demande d’être raisonnables ? 

Les Iraniennes n’ont rien demandé à personne et se battent contre un ennemi surpuissant. Leur courage est stupéfiant. La décence commanderait de s’abstenir de faire la promotion en France d’un féminisme islamique avec foulard et abaya, défendant la même vision de la femme soumise que celle préconisée par le régime des mollahs. Honte à celles qui défilent pour soutenir ce fondamentalisme religieux qui tue hommes, femmes et enfants à quelques milliers de kilomètres, au nom de la même loi islamique. C’était le cas dans les rues de Paris samedi dernier, dans un cortège censé défendre les violences faites aux femmes… 

Les Kurdes, peuple sans État, se battent depuis un siècle pour leur liberté, leurs droits, leur indépendance. Ils se sont illustrés en combattant victorieusement, dans notre intérêt à tous, l’État islamique. Va-t-on laisser Erdoğan procéder à leur nettoyage ethnique ? Tout comme il soutient et arme le nettoyage ethnique des Arméniens dans le Haut-Karabakh et en Arménie même ? Tout comme il menace les Grecs de les massacrer s’ils s’opposent à ses projets expansionnistes ? 

Le courage de l’Europe, sa renaissance a peut-être eu lieu lorsqu’elle a décidé de ne pas rester sans voix et sans réaction après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Espérons qu’elle poursuive son moment de basculement, son kairos, et qu’elle se porte en soutien de ceux qui défendent, comme nous, les mêmes valeurs de démocratie, de liberté et de respect des droits de l’homme.

Titre et Texte: Valérie Toranian, Directrice de la Revue des Deux Mondes, 21 novembre 2022

Anteriores :
Pour l’Arménie 
L’impossible débat sur l’immigration 
Après le foulard, l’abaya et le qamis au cœur de la bataille islamiste à l’école 
« Nous sommes seuls au monde. » Dans l’Arménie menacée d’épuration ethnique 
Élisabeth Badinter et Sandrine Rousseau : splendeur et misère du féminisme 
Voile : révolution en Iran, soumission en France 
L’Arménie attaquée par l’Azerbaïdjan, l’épuration ethnique continue 
Les vérités de Soljenitsyne

Nenhum comentário:

Postar um comentário

Não publicamos comentários de anônimos/desconhecidos.

Por favor, se optar por "Anônimo", escreva o seu nome no final do comentário.

Não use CAIXA ALTA, (Não grite!), isto é, não escreva tudo em maiúsculas, escreva normalmente. Obrigado pela sua participação!
Volte sempre!
Abraços./-