Valérie Toranian
Tout comme Poutine considère
l’Ukraine comme un prolongement naturel
de la Russie,
sans tenir compte
de l’histoire et
de la volonté
des Ukrainiens, le
sultan turc et
son allié azéri
considèrent l’Arménie comme «
leur » territoire. En dépit de l’histoire, puisque l’antériorité des Arméniens
sur ces terres est incontestable, et en dépit du droit, puisque l’Arménie est
une République indépendante. Sans parler du fait que les Arméniens chrétiens
sont encore plus éloignés culturellement des Turcs musulmans sunnites que les
Ukrainiens ne le sont des Russes.
Les deux dictateurs Aliev et
Erdoğan veulent conquérir le sud de l’Arménie, comme ils ont reconquis le
Haut-Karabakh à l’issue de la guerre menée en 2020. C’est une épuration
ethnique à bas bruit. Lors de l’agression des 13 et 14 septembre, toutes les
cibles étaient civiles. L’objectif est de tuer ou de terroriser les populations
afin qu’elles fuient définitivement. Finir le travail. Parachever le génocide
de 1915.
L’Europe et l’Occident se sont-ils levés d’un seul bloc pour condam-ner cette violation du droit international doublée d’une menace exis-tentielle sur tout un peuple ? Non. Au mieux, quelques belles décla-rations de principes. Au pire, le silence total. Entre les deux, une majorité d’États qui renvoient dos à dos agresseurs et agressés.
Non seulement
l’Azerbaïdjan n’est ni
condamné unanimement ni
sanctionné pour son
agression mais la
présidente de la
Commission européenne, Ursula von
der Leyen, a acheté du gaz au dictateur Aliev. La vie
des Arméniens compte
moins dans la
balance qu’un peu
de chauffage supplémentaire. Cette
démarche déshonorante était
de plus parfaitement inutile : l’Azerbaïdjan n’a pas
d’autre marché possible que l’Europe pour exporter son gaz, alors que l’Union
européenne importe du gaz de plus de trente sources différentes. Aliev aurait
de toute façon vendu son gaz à l’Europe car il est demandeur. Au lieu de cela,
il s’affiche triomphalement comme un « sauveur ».
L’Europe aurait
dû bien au
contraire profiter de
ce contrat pour
exiger de l’Azerbaïdjan qu’il mette fin à son agression. Ursula von der
Leyen ne cesse de marteler que l’Europe ne veut que des partenaires fiables. En
quoi l’Azerbaïdjan, dirigé depuis trente ans par le clan Aliev qui a
détourné des milliards
à son profit,
qui saigne et
muselle son peuple et attaque son voisin, est-il un
partenaire fiable ?
Stopper Poutine est un
impératif politique, stratégique et moral. Mais
stopper Aliev et
Erdoğan l’est tout
autant. L’expansionnisme turc menace aussi la Grèce. Et n’oublions pas
qu’Erdoğan appartient la
confrérie des Frères
musulmans et qu’il
ne cesse d’intervenir
auprès de la
communauté turque en
France pour faire
progresser l’islamisme.
Il a dit à propos de la loi
sur le séparatisme que le président Macron devait aller « se faire soigner ».
Il ne cesse de critiquer la France pour son « islamophobie » et sa loi de 2004
contre le port des signes religieux à l’école. Son ministre des Affaires
étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu, est venu à Strasbourg
le 9 octobre
et a appelé
la communauté turque
à « s’opposer aux Arméniens ». De
quelle manière ? Par la force ?
Si l’Europe
et l’Occident défendent
l’Ukraine au nom
de la sou-veraineté
nationale et de
la démocratie, alors
l’Arménie doit être
défendue au même titre. À l’instar de Poutine, Erdoğan et Aliev sont
des champions du
non-respect des droits
de l’homme. Ils
partagent le même mépris pour
l’Occident et ses « mœurs dégénérées ». Tandis que l’Arménie,
depuis sa «
révolution de velours
» en 2018,
est une démocratie,
qui a élu
son Premier ministre
sur un programme
anti- corruption et chassé du
pouvoir les oligarques.
La Russie,
qui était censée
défendre militairement l’Arménie
en cas d’agression sur son sol,
n’a pas bougé lors de l’offensive militaire azérie. Elle
est affaiblie militairement
et surtout ne
veut pas contra-rier son partenaire turc dont elle
aura certainement besoin à l’avenir. L’Arménie est absolument livrée à
elle-même.
Le président Emmanuel Macron
pourrait incarner l’honneur de la France et de l’Europe s’il prenait
l’initiative de mobiliser la commu-nauté internationale. Pas seulement en
envoyant une « mission civile » pour tenter de « normaliser » la situation.
Mais en refusant de rester neutre dans ce combat entre une démocratie agressée
et des dictatures ivres de leur toute-puissance, pratiquant des crimes de
guerre et rêvant de restaurer les empires.
Au nom
des valeurs qui
sont les nôtres
et pour lesquelles
nous défendons l’Ukraine, il faut
sauver la petite Arménie.
Titre et Texte: Valérie Toranian,
Directrice de la Revue des Deux Mondes, 14 novembre 2022
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