segunda-feira, 14 de novembro de 2022

[L’édito de Valérie Toranian] Pour l’Arménie


Valérie Toranian

La Russie a attaqué l’Ukraine en février dernier, au mépris du droit international, et vient d’annexer, à l’issue de simulacres de référendums, les régions de Donetsk, Kherson, Zaporijia et  Louhansk.  Le  discours  prononcé  par  Vladimir  Poutine  à  l’issue de la publication des résultats des référendums est un mélange  délirant  de  haine  anti-occidentale  et  d’hubris  impériale.  Le  maître  du  Kremlin  y  célèbre  la  «  grande  Russie  historique  »  et  justifie  son agression. La Russie est condamnée en bloc par le camp occidental qui multiplie les sanctions tout en soutenant militairement l’Ukraine. La défense de l’Ukraine est aussi celle de la démocratie et de nos valeurs. À deux mille kilomètres de Kiev, en septembre dernier, l’Azerbaïd-jan a attaqué l’Arménie dans ses frontières, en totale violation du droit international. Trois cents morts et des centaines de blessés en seulement deux jours. L’offensive militaire a été provisoirement stoppée. L’Arménie, petit pays héritier d’une civilisation chrétienne millénaire, est enclavée entre l’Azerbaïdjan d’Ilham Aliev à l’est et la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan  à  l’ouest.  Les  deux  dictateurs  se  considèrent,  selon  l’expres-sion d’Erdoğan, comme « deux États, une seule nation » et caressent un même rêve : faire « sauter » le verrou arménien et créer un grand espace panturc et musulman qui irait du Bosphore à l’Asie centrale.

Tout comme Poutine considère l’Ukraine comme un prolongement naturel  de  la  Russie,  sans  tenir  compte  de  l’histoire  et  de  la  volonté  des  Ukrainiens,  le  sultan  turc  et  son  allié  azéri  considèrent  l’Arménie comme « leur » territoire. En dépit de l’histoire, puisque l’antériorité des Arméniens sur ces terres est incontestable, et en dépit du droit, puisque l’Arménie est une République indépendante. Sans parler du fait que les Arméniens chrétiens sont encore plus éloignés culturellement des Turcs musulmans sunnites que les Ukrainiens ne le sont des Russes.

Les deux dictateurs Aliev et Erdoğan veulent conquérir le sud de l’Arménie, comme ils ont reconquis le Haut-Karabakh à l’issue de la guerre menée en 2020. C’est une épuration ethnique à bas bruit. Lors de l’agression des 13 et 14 septembre, toutes les cibles étaient civiles. L’objectif est de tuer ou de terroriser les populations afin qu’elles fuient définitivement. Finir le travail. Parachever le génocide de 1915.

L’Europe et l’Occident se sont-ils levés d’un seul bloc pour condam-ner cette violation du droit international doublée d’une menace exis-tentielle sur tout un peuple ? Non. Au mieux, quelques belles décla-rations  de  principes.  Au  pire,  le  silence  total.  Entre  les  deux,  une  majorité d’États qui renvoient dos à dos agresseurs et agressés.

Non  seulement  l’Azerbaïdjan  n’est  ni  condamné  unanimement  ni  sanctionné  pour  son  agression  mais  la  présidente  de  la  Commission  européenne, Ursula von der Leyen, a acheté du gaz au dictateur Aliev. La  vie  des  Arméniens  compte  moins  dans  la  balance  qu’un  peu  de  chauffage  supplémentaire.  Cette  démarche  déshonorante  était  de  plus  parfaitement inutile : l’Azerbaïdjan n’a pas d’autre marché possible que l’Europe pour exporter son gaz, alors que l’Union européenne importe du gaz de plus de trente sources différentes. Aliev aurait de toute façon vendu son gaz à l’Europe car il est demandeur. Au lieu de cela, il s’affiche triomphalement comme un « sauveur ».

L’Europe  aurait    bien  au  contraire  profiter  de  ce  contrat  pour  exiger de l’Azerbaïdjan qu’il mette fin à son agression. Ursula von der Leyen ne cesse de marteler que l’Europe ne veut que des partenaires fiables. En quoi l’Azerbaïdjan, dirigé depuis trente ans par le clan Aliev qui  a  détourné  des  milliards  à  son  profit,  qui  saigne  et  muselle  son  peuple et attaque son voisin, est-il un partenaire fiable ?

Stopper Poutine est un impératif politique, stratégique et moral. Mais  stopper  Aliev  et  Erdoğan  l’est  tout  autant.  L’expansionnisme  turc menace aussi la Grèce. Et n’oublions pas qu’Erdoğan  appartient   la  confrérie  des  Frères  musulmans  et  qu’il  ne  cesse  d’intervenir  auprès  de  la  communauté  turque  en  France  pour  faire  progresser  l’islamisme.

Il a dit à propos de la loi sur le séparatisme que le président Macron devait aller « se faire soigner ». Il ne cesse de critiquer la France pour son « islamophobie » et sa loi de 2004 contre le port des signes religieux à l’école. Son ministre des Affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu, est venu  à  Strasbourg  le  9  octobre  et  a  appelé  la  communauté  turque  à  « s’opposer aux Arméniens ». De quelle manière ? Par la force ?

Si  l’Europe  et  l’Occident  défendent  l’Ukraine  au  nom  de  la  sou-veraineté  nationale  et  de  la  démocratie,  alors  l’Arménie  doit  être  défendue au même titre. À l’instar de Poutine, Erdoğan et Aliev sont des  champions  du  non-respect  des  droits  de  l’homme.  Ils  partagent  le même mépris pour l’Occident et ses « mœurs dégénérées ». Tandis que  l’Arménie,  depuis  sa  «  révolution  de  velours  »  en  2018,  est  une  démocratie,  qui  a  élu  son  Premier  ministre  sur  un  programme  anti-  corruption et chassé du pouvoir les oligarques.

La  Russie,  qui  était  censée  défendre  militairement  l’Arménie  en  cas d’agression sur son sol, n’a pas bougé lors de l’offensive militaire azérie.  Elle  est  affaiblie  militairement  et  surtout  ne  veut  pas  contra-rier son partenaire turc dont elle aura certainement besoin à l’avenir. L’Arménie est absolument livrée à elle-même.

Le président Emmanuel Macron pourrait incarner l’honneur de la France et de l’Europe s’il prenait l’initiative de mobiliser la commu-nauté internationale. Pas seulement en envoyant une « mission civile » pour tenter de « normaliser » la situation. Mais en refusant de rester neutre dans ce combat entre une démocratie agressée et des dictatures ivres de leur toute-puissance, pratiquant des crimes de guerre et rêvant de restaurer les empires.

Au  nom  des  valeurs  qui  sont  les  nôtres  et  pour  lesquelles  nous  défendons l’Ukraine, il faut sauver la petite Arménie.

Titre et Texte: Valérie Toranian, Directrice de la Revue des Deux Mondes, 14 novembre 2022

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