Poutine sort l'organisation de sa
"mort cérébrale"
Mériadec Raffray
Vladimir Poutine est l'invité du sommet de l'OTAN de Bucarest, 4 avril 2008. Photo: Andreea Balaurea/SIPA |
Fin janvier, au début du
nouveau pic de tension dans la crise ukrainienne – devenue la guerre d’Ukraine
depuis le 24 février –, Washington met en alerte 8 500 hommes et projette
3 000 d’entre eux en Europe de l’Est pour renforcer leurs 68 000
camarades en séjour long de ce côté-ci de l’Atlantique, dans le cadre de
l’OTAN. Berlin et Londres lui emboîtent le pas en envoyant chacune quelques
centaines de militaires en renfort dans les Pays baltes et en Pologne, où elles
arment depuis 2017 des forces de « présence avancée renforcée »
– « enhanced forward presence » (« eFP »)
dans le jargon otanien. La France prend sa part avec les 300 hommes et 12 chars
lourds Leclerc de son groupement Lynx en Estonie. Un contingent symbolique.Pour
ne pas être en reste, au moment où il s’envole vers Moscou avec l’intention
d’arracher au maître du Kremlin les voies et moyens d’une désescalade à la
frontière russo-ukrainienne, Emmanuel Macron annonce l’envoi d’un détachement
en Roumanie. Il faut dissuader Poutine pour qu’il plie, explique-t-on alors à
Paris, à l’unisson du la émis par Washington. À ce niveau de
dissuasion, sourient les experts, c’est de l’esbroufe. La suite l’a
prouvé. « C’est nous qui avons fabriqué le Poutine qui vient de
reconnaître et d’envahir le Donbass. Nous n’aurions jamais dû en arriver là. Au
début de son mandat, le même Poutine avait fait des appels du pied à l’OTAN
pour nouer un partenariat, et on l’a ignoré », a rappelé Hubert
Védrine lorsque le Kremlin a franchi le Rubicon, le 21 février, en reconnaissant
l’indépendance des républiques autoproclamées du Donbass puis, trois jours plus
tard, en envahissant l’Ukraine.
Ces « eFP » de
l’OTAN ont vu le jour à la suite d’une décision prise à l’unanimité de ses
membres au sommet de Varsovie de 2016, dans la foulée du précédent pic de
tension entre Moscou et Kiev. Un épisode au cours duquel l’OTAN, déjà, avait
tout fait pour convaincre les chancelleries et les opinions occidentales que
Poutine voulait mâter son ex-satellite avec ses chars. L’OTAN, c’est-à-dire les
États-Unis : à Mons, en Belgique, au QG militaire du dernier dinosaure
survivant de la guerre froide, le big boss s’appelle le général Tod D. Wolters.
Cet officier de l’US Air Force est le patron du commandement américain pour
l’Europe (« Eucom »). À ce titre, il occupe le fauteuil du
« Saceur », le « commandant suprême des forces alliées en Europe ».
Depuis la création de l’Alliance en 1949, il en a toujours été ainsi. Tout
passe par celui qui a la haute main sur les opérations et le renseignement. À
l’automne 2016, l’ancien chef du renseignement militaire français (la DRM), le
général Christophe Gomart, aujourd’hui reconverti dans le privé, avait confié
lors d’une intervention à l’École militaire à Paris : « Tous
les renseignements en notre possession contredisaient ceux fournis par l’OTAN,
ainsi que leurs conclusions alarmistes… »
Prophéties
autoréalisatrices
Cinq ans plus tard, le contexte politico-militaire a radicalement changé. Pas un pas de plus en direction de l’Ukraine, ou bien ce sera la guerre, répète Vladimir Poutine à ses visiteurs et lors de ses allocutions publiques au cours des semaines qui précèdent la guerre. À la frontière russo-ukrainienne, la concentration de ses troupes est massive, visible. 170 000 hommes, 1 500 chars, des centaines de batteries d’artillerie, des flopées d’hélicoptères, de chasseurs, de bombardiers. En mer aussi : jusqu’à 80 navires décomptés au large de la Norvège et 140 en Méditerranée orientale à la mi-février. En mer Noire, un lac russe, la marine de Moscou a installé un blocus le long des côtes ukrainiennes. Pendant ce temps, l’Amérique multiplie les livraisons d’armes à Kiev et aux capitales alliées voisines. Sur le ton des prophéties autoréalisatrices, elle annonce que Poutine déclarera la guerre à l’Ukraine le 16 février et l’hôte de la Maison-Blanche lâche à plusieurs reprises que ses soldats n’iront pas se battre en Europe pour défendre le président Zelensky et ses supporters… Chacun sait que l’Ukraine n’étant pas membre de l’OTAN, l’article 5 de sa charte, qui prévoit une obligation de solidarité envers l’un de ses membres attaqués, ne pourrait être invoqué pour se porter à son secours. Et l’ours russe ressort pour de bon de sa tanière, où il hibernait quasiment depuis la fin de l’URSS. Il avait pourtant envoyé des signaux de son réveil avec ses opérations en Syrie et tout récemment au Kazakhstan.
« Merci
Poutine ! », ironisent ses ennemis. Par son jusqu’au-boutisme –
sa « folie », entend-on aujourd’hui chez les dirigeants français
–, il a fourni une bonne raison de resserrer les rangs à cette OTAN dont
Emmanuel Macron dénonçait encore « la mort cérébrale » en
2019. Il y a trois ans seulement, Donald Trump menace les capitales européennes
de s’en retirer si elles n’augmentent pas leur effort de défense. Fin août
dernier, chacune constate avec effarement comment Washington, après avoir
entraîné ses partenaires dans la très longue et inutile guerre d’Afghanistan
(2001-2021), a voulu s’éclipser de Kaboul sans se soucier ni de leur sort, ni
du risque de provoquer un immense chaos. « Merci Joe
Biden ! » corrigent ceux qui pensent le dirigeant
anglo-saxon assez cynique pour avoir instrumentalisé l’OTAN et la Russie, y
compris à des fins électorales ; les élections législatives de novembre
prochain s’annoncent difficiles pour le camp démocrate aux États-Unis, mais
voilà son chef paré des habits de commandant de la coalition occidentale. En
jouant la carte anti-russe, l’hôte de la Maison-Blanche s’attire les bonnes
grâces des jeunes faucons qui voient la Russie comme l’Union soviétique, et du
lobby des industriels de la défense, aux abois après la fin des guerres en
Afghanistan et en Irak. En février, à peine les renforts américains ont-ils
atterri en Roumanie et en Pologne que Bucarest fait part de son intérêt pour le
chasseur F35 et que Varsovie signe le contrat d’acquisition de 250 chars M1
Abraham auprès de General Dynamics ; l’assurance-vie américaine se paie
cash.
Les responsabilités
américaines (et otaniennes) dans la situation actuelle
Les États-Unis sont « coupables
de ne pas avoir accepté le retour de la puissance russe en Europe »,
accuse l’académicienne aux origines russes Hélène Carrère d’Encausse. « Ils
se sont évertués à en faire un État étranger à l’Europe et à le placer sous
surveillance. » Machine conçue pour stopper l’armée rouge, l’OTAN
ne s’était jamais vraiment remise de la chute du pacte de Varsovie. Elle avait
raté sa reconversion, selon la formule du général Vincent Desportes, ancien
patron de l’école de guerre. Privée de sa raison d’être, elle demeurait
néanmoins un instrument politique aux mains de Washington. Depuis, la
Maison-Blanche pilotait en direct son élargissement vers l’Est, bafouant la
promesse de George H.W. Bush et de son secrétaire d’État, James Baker, au père
de la perestroïka, Mikhaïl Gorbatchev – qui l’a raconté dans ses mémoires. Tout
comme les offres de partenariat que lui fit Poutine entre 2000 et 2007. En
1999, elle avait intégré la Hongrie, la Pologne et la République tchèque. En
2004, la Bulgarie, les Pays baltes, la Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie. En
2009, l’Albanie et la Croatie. En 2017, le Monténégro et en 2020, la Macédoine.
Faire avancer les intérêts stratégiques de l’Amérique : à quoi d’autre
sert donc l’OTAN, s’interrogeaient les analystes français critiques avant
l’éclatement de la guerre en Ukraine ? Pour plusieurs candidats à la
présidentielle (Mélenchon, Le Pen, Zemmour), il était temps de quitter à
nouveau le commandement militaire intégré de l’OTAN, pour retrouver la position
inaugurée par le général de Gaulle en 1966 ; alliée mais pas inféodée.
Nicolas Sarkozy y a mis fin en 2009. Il jugeait que la France, désormais
contributrice majeure à ses opérations militaires, devait peser dans ses
instances de décision. C’était une opinion assez partagée dans les armées.
Comme cadeau de bienvenue, Paris reçoit l’un des trois grands commandements de
l’OTAN, celui de la Transformation, basé à Norfolk, aux États-Unis, et pour
preuve de sa bonne foi, accroît son effort militaire en Afghanistan.
En avril 2008, au sommet de Bucarest, on frôle une première fois le drame. La France et l’Allemagne doivent s’opposer frontalement à leur grand allié qui veut formaliser la candidature d’adhésion à l’OTAN de l’Ukraine et de la Géorgie. Coïncidence, l’été suivant, le feu faillit prendre à Tbilissi. Le président pro-américain Saakachvili ordonne une offensive contre l’Ossétie du Sud, sécessionniste et protégée par les troupes russes. C’est Nicolas Sarkozy qui stoppe la main de Poutine. En 2012, les États-Unis franchissent une nouvelle ligne dans la provocation stratégique à l’égard de la Russie. Ils imposent à leurs alliés la construction d’une défense anti-missile balistique en Roumanie et en Pologne. En 2014, éclate à Kiev la révolution de Maïdan, genèse de la guerre d’Ukraine. Moscou accuse les États-Unis d’avoir sponsorisé ce coup d’État afin d’accélérer l’ancrage du pays à l’Union européenne, puis à l’OTAN, selon la mécanique bien documentée des révolutions de couleur dans les Pays baltes. La diplomate Victoria Nuland, chargée de ce dossier dans les administrations Obama et Biden, a reconnu publiquement que son pays y avait « investi au moins 5 milliards de dollars ». Brandir le scénario d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN était une folie, les deux monstres sacrés et frères ennemis de la géopolitique américaine : le républicain Henry Kissinger et le démocrate Zbigniew Brzezinski, d’origine polonaise, décédé en 2017, étaient tombés d’accord. Le Kremlin, jugeaient-ils, ne tolérera jamais que l’Alliance prenne pied dans son jardin stratégique, et il se braquera. Nous y sommes.
Rencontre entre le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, et le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, Bruxelles, 16 décembre 2021. Photo: John Thys/AFP |
Échecs militaires répétés
Depuis la chute du Mur, l’OTAN affiche à son compteur deux opérations sur le sol européen. Celle qui, de 1995 à 2004, a mis fin au conflit entre les Serbes, les Bosniaques et les Croates en Bosnie-Herzégovine, dans lequel l’ONU avait été humiliée. La seconde, qui viola la résolution de l’ONU (ce que nous reprochent les Russes quand on les accuse d’avoir violé le droit dans le Donbass), pour faire la guerre aux Serbes du Kosovo en 1999, dont le bilan est peu reluisant. Sous le parrainage de l’Amérique a pris racine au coeur de l’Europe un État notoirement mafieux et islamique. Depuis, l’action et les résultats de l’OTAN sont encore plus maigres. L’ISAF a appuyé l’opération américaine « Enduring Freedom » en Afghanistan, qui vient de se solder par le retour des talibans au pouvoir à Kaboul. En Libye, en 2011, elle soutient la guerre franco-britannique contre Kadhafi, dont les secousses ont déstabilisé tout le Sahel. Actuellement, l’OTAN apporte une petite contribution à la formation des troupes irakiennes. Au passage, cette alliance accélère la standardisation et l’interopérabilité des armées européennes. Mais à quel prix ! soulignent le général Desportes et d’autres experts critiques. Les armées françaises ont dû se résoudre à intégrer les doctrines de l’Alliance, façonnées par la culture stratégique américaine, où le concept de destruction est central et en opposition avec notre culture politique de la guerre. Si l’impératif d’interopérabilité se justifie aisément d’un point de vue technique, expliquent les experts, il ne doit pas servir à dissimuler des « finalités inavouables » : hier, la réduction d’un modèle d’armées complet et résilient ; aujourd’hui, la préférence pour les interventions en coalition, où l’on perd son autonomie d’appréciation et de décision.
Et les intérêts français et
européens?
Pour nombre d’experts, la
sortie du commandement intégré de l’OTAN est une posture politique qui
engendrerait plus d’inconvénients que de gains, quand il suffit à la France
d’exercer son indépendance politique, comme elle l’a fait en 2012 en se
retirant unilatéralement d’Afghanistan. La guerre d’Ukraine fournit une
nouvelle opportunité à Paris d’imposer sa vision, celle d’une OTAN européenne,
qui sait à la fois dissuader sans provoquer et dialoguer. Fin février, les
États-Unis ont annoncé l’envoi de 8 000 hommes supplémentaires face aux
Russes. Avec la mobilisation générale de l’Alliance contre Poutine, la France
se retrouve avec eux en première ligne face à l’Est. Depuis le 1er janvier,
nos forces armées ont pris le tour d’alerte pour fournir les éléments terrestres
et aériens de sa force de réaction rapide. C’est le Corps de réaction rapide
France (CRR-Fr), l’état-major de l’armée de terre basé à Lille, qui pilote le
déploiement des premiers éléments d’urgence : 200 hommes supplémentaires
dépêchés dans le Pays baltes, un bataillon de 500 chasseurs alpins en Roumanie.
Le CRR-Fr est taillé pour commander la montée en puissance de 20 000
hommes en trente jours et de 40 000 à terme. À Lyon-Mont Verdun, le centre
de conduite des opérations aériennes gère de son côté les opérations dans la
troisième dimension, en particulier la patrouille de chasseurs affectée au ciel
polonais et les quatre appareils français en alerte permanente. En mer, c’est
la Royal Navy qui coiffe la montée en puissance.
Poutine est-il tombé dans le
piège que lui tendait l’Amérique, et qui a ressuscité l’OTAN, ou bien
assistons-nous à l’écriture d’une nouvelle page de l’histoire des rapports de
forces ? Les Européens se mobilisent pour défendre l’Ukraine. En réponse,
le maître du Kremlin fait ce qu’il avait dit qu’il ferait : il vient de
hausser d’un cran l’alerte de ses forces nucléaires. Les prochaines semaines
seront capitales pour la paix en Europe. À Washington, c’est « silence
radio »…
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