terça-feira, 17 de janeiro de 2023

[Livros & Leituras] Les interdictions de livres, poison de la démocratie américaine


Annick Steta

Depuis deux ans, les interdictions de livres se multiplient dans les établissements scolaires des États-Unis. Ce mouvement, qui a pris une ampleur inédite, est un des éléments de la guerre culturelle qui oppose les forces politiques de droite à celles de gauche dans un pays de plus en plus polarisé. Il ne se réduit toutefois pas à cela : les pressions en faveur de l’interdiction de livres abordant des sujets désormais considérés comme hautement inflammables – pour l’essentiel, la race, le genre et la sexualité – révèlent les failles dans lesquelles la société américaine est en passe de s’abîmer. 

« Ces titres, dans leur écrasante majorité, abordent l’identité de genre, la sexualité, la race, les libertés fondamentales » 

PEN America, une organisation à but non lucratif qui défend la liberté d’expression aux États-Unis et à travers le monde, a publié en 2022 deux rapports consacrés à la montée en puissance de ce mouvement d’interdiction (1). Elle a établi un index des retraits de livres et des restrictions d’accès à des livres constatés dans les établissements scolaires du pays entre le 1er juillet 2021 et le 30 juin 2022. Durant cette période, 2532 cas de retraits ou de restrictions d’accès ont été répertoriés par PEN America. Ils concernent 1648 titres qui, dans leur écrasante majorité, abordent plus ou moins directement un ou plusieurs des thèmes suivants: l’identité de genre, la sexualité, la race, le racisme, les libertés fondamentales et l’activisme politique, ainsi que les religions minoritaires aux États-Unis.

41 % des titres concernés évoquent des questions liées à l’identité de genre, aux caractéristiques sexuelles ou à l’orientation sexuelle, ou comportent un ou plusieurs personnages LGBTQ+ (2). 40 % comportent un ou plusieurs personnages n’appartenant pas à la majorité blanche. 21 % abordent des thèmes liés à la race et au racisme. 22 % incluent des contenus à caractère sexuel allant de la puberté et des relations sexuelles aux grossesses adolescentes, aux agressions sexuelles et à l’avortement. 4 % comportent des personnages appartenant à une religion minoritaire ou abordent des thèmes liés à une telle religion. 75 % des titres ayant fait l’objet d’une interdiction ou d’une restriction d’accès sont des romans. 24 % sont des textes ne relevant pas de la fiction et 1 % des œuvres poétiques. Près de la moitié des ouvrages visés sont destinés aux lecteurs âgés de 12 à 18 ans. 19 % sont des textes illustrés pour lecteurs débutants. 10 % s’adressent aux enfants de 7 à 10 ans, 11 % aux enfants de 8 à 12 ans, et 11 % aux adultes.

Les livres mis à la disposition des élèves dans les établissements scolaires américains ont été sélectionnés par des professionnels de l’enseignement ou par des bibliothécaires. Tous n’ont pas le même statut. Certains sont simplement présents dans les rayonnages des bibliothèques scolaires tandis que d’autres font partie intégrante des programmes définis au niveau des États fédérés. Ceux-ci délèguent une partie de leurs prérogatives aux school districts, qui regroupent des établissements scolaires publics. Les school districts sont administrés par des commissions composées de membres élus et appelées school boards. En règle générale, ce sont les school boards qui décident de restreindre ou de supprimer l’accès à un ouvrage dans les établissements scolaires placés sous leur autorité.

Certaines de ces décisions ont fait grand bruit. Le 10 janvier 2022, la commission scolaire du comté de McMinn, dans l’État du Tennessee, a adopté à l’unanimité une motion visant à retirer des programmes scolaires le roman graphique Maus, dans lequel le dessinateur Art Spiegelman relate les persécutions et l’extermination des juifs de Pologne en ayant recours à un procédé audacieux : représenter les juifs sous forme de souris et les nazis sous forme de chats. Cette œuvre, qui a été récompensée en 1992 par un prix Pulitzer – le premier attribué à une bande dessinée –, est une des plus connues de la littérature de la Shoah. Le school board du comté de McMinn a néanmoins retiré Maus du programme de l’équivalent américain de la classe de quatrième au motif que cette bande dessinée comportait des expressions grossières et montrait une femme partiellement nue. Celle-ci n’est autre que la mère d’Art Spiegelman, qui survécut à l’Holocauste et se suicida en 1968.

Les minutes de cette réunion du school board reproduisent les propos surréalistes tenus par plusieurs des participants. L’un d’entre eux affirma que ce livre ne saurait être mis entre les mains d’un enfant en raison du langage utilisé par son auteur. Un autre membre du school board déclara qu’il n’était ni judicieux ni sain pour le système éducatif de promouvoir un ouvrage montrant des pendaisons et des assassinats d’enfants. Il s’appuya par ailleurs sur le fait qu’Art Spiegelman avait publié des dessins dans le magazine Playboy pour recommander d’exclure Maus du programme scolaire d’élèves de 13 ans. Un troisième participant suggéra de retirer du texte les expressions jugées grossières.

L’un des avocats du school district, qui était présent, souleva les problèmes juridiques qu’une telle décision poserait et suggéra de demander l’autorisation de l’auteur. Seule une des participantes déclara qu’elle souhaiterait que son enfant lise Maus pour comprendre ce qu’avait été l’Holocauste. Elle ajouta néanmoins que certaines des expressions présentes dans le texte n’étaient pas du tout convenables (3). Les médias nationaux américains rapportèrent la décision du school board du comté de McMinn le 27 janvier, date de la Journée internationale de la mémoire des victimes de l’Holocauste. Interrogé par la presse, Art Spiegelman dit que la mise à l’index de son livre le laissait perplexe. Le musée-mémorial de l’Holocauste des États-Unis souligna que Maus jouait un rôle crucial dans l’enseignement de l’Holocauste. Le tollé aurait dû conduire les membres du school board de McMinn à revoir leur décision. Il n’en a rien été. Mais le retrait de l’œuvre d’Art Spiegelman des établissements scolaires de ce comté a permis à Maus de conquérir de nouveaux lecteurs. Plus de trente ans après la parution de ce roman graphique, ses ventes ont décollé et ont fait de lui un best-seller inattendu. 

« L’Œil le plus bleu, de Toni Morrison, est un des trois livres les plus fréquemment exclus des bibliothèques scolaires américaines »  

D’autres auteurs célèbres ont été victimes de décisions restreignant ou interdisant l’accès par les élèves à un ou plusieurs de leurs livres. L’Œil le plus bleu, de Toni Morrison, est un des trois livres les plus fréquemment exclus des bibliothèques scolaires américaines. Paru en 1970, ce roman, qui met en scène des personnages afro-américains, évoque le racisme, l’inceste et la pédophilie. La Servante écarlate (1985), de Margaret Atwood, fait également partie des livres qui ont suscité l’ire de nombreux school boards. Ce roman a notamment été accusé de véhiculer une vision négative de certaines religions et de comporter des scènes sexuellement explicites ou violentes. Margaret Atwood a répliqué aux censeurs en faisant réaliser un exemplaire ignifugé de son roman et en le confiant à la maison Sotheby’s pour qu’il soit vendu aux enchères. Les 130 000 dollars ainsi récoltés ont été versés à PEN America afin de soutenir le combat de cette organisation en faveur de la liberté d’expression et contre le mouvement d’interdiction des livres (4).

Les Cerfs-volants de Kaboul (2003), de Khaled Hosseini, est lui aussi au nombre des romans qui ont le triste privilège de faire partie des ouvrages le plus souvent interdits dans les établissements scolaires américains. Il comprend une scène de viol, aborde la question de l’homosexualité dans un pays musulman, et comporte des expressions grossières. Trois livres emblématiques de la littérature américaine ont été retirés en 2022 des programmes scolaires par les responsables du Burbank Unified School District, en Californie, au motif que leurs auteurs utilisaient des termes racistes : Les Aventures de Huckleberry Finn, de Mark Twain (1884) ; Des souris et des hommes, de John Steinbeck (1937); et Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, de Harper Lee (1960). Ces ouvrages restent cependant disponibles dans les bibliothèques scolaires et peuvent être utilisés lors de travaux en petits groupes par les enseignants.

Les républicains, champions des interdictions de livres...

Les  restrictions  à  l’accès  ou  les  interdiction  de  livres  au  sein  des  établissements scolaires ne sont pas uniformément réparties sur le ter-ritoire  des  États-Unis.  Durant  la  période  d’un  an  sur  laquelle  porte  l’étude  de  PEN  America,  de  telles  mesures  ont  été  adoptées  dans  trente-deux des cinquante États fédérés. La carte des mises à l’index se confond très largement avec celle du vote républicain. Les quatre États dans lesquels les censures d’ouvrages ont été les plus nombreuses sont le Texas (801 restrictions à l’accès ou interdictions de livres), la Floride (566), la Pennsylvanie (457) et le Tennessee (349). Viennent ensuite les États du sud et du centre des États-Unis dans lesquels le vote républicain a été dominant lors des dernières consultations électorales.

Cette géographie de la censure n’est pas le fruit du hasard. Dans plusieurs  États,  le  mouvement  en  faveur  de  l’interdiction  de  livres  dans  les  écoles  est  soutenu  par  le  pouvoir  politique.  Au  Texas,  un  membre  de  la  Chambre  des  représentants  de  l’État,  Matt  Krause,  a  envoyé  aux  responsables  des  school  districts  une  liste  d’environ  850 titres qui, selon lui, seraient susceptibles de mettre les élèves mal à l’aise, de leur donner un sentiment de culpabilité, de les angoisser ou  de  les  placer  dans  une  situation  de  détresse  psychologique  en  raison de leur race ou de leur sexe. Matt Krause leur a demandé de vérifier si un ou plusieurs de ces ouvrages étaient présents dans leur établissement (5). Des pressions politiques similaires ont été observées dans d’autres États, dont la Caroline du Sud, le Wisconsin et la Géorgie. Elles ont conduit à des centaines de mesures de retrait ou de restriction d’accès. Les organisations ou les groupes œuvrant en faveur de l’interdiction de livres dans les écoles se sont multipliés depuis 2021. Leur taille et leurs moyens varient considérablement : ils  vont  de  groupes  Facebook  de  portée  locale  à  Moms  for  Liberty      Les mamans pour la liberté »), une organisation à but non lucratif qui affirme défendre les droits des parents au sein du système scolaire et qui compte plus de deux cents sections à travers le pays. En l’espace  de  deux  ans,  ces  organisations  et  ces  groupes  auraient  été  directement responsables d’au moins 20 % des mesures de retrait ou de restrictions à l’accès de livres. Ils auraient par ailleurs joué un rôle actif dans plus de la moitié de ces décisions.

En  parallèle,  les  gouvernements  de  plusieurs  États  ont  fait  adopter  des  lois  qui  restreignent  la  liberté  d’expression  dans  l’enceinte  scolaire.  Le  gouverneur  de  Floride,  Ron  DeSantis,  a  promulgué  en  mars 2022 une loi qui interdit d’évoquer les questions liées à l’orientation sexuelle ou à l’identité de genre jusqu’à la fin du cours élémentaire ou « d’une façon qui n’est pas appropriée à l’âge des élèves ou à leur  développement,  conformément  aux  standards  fixés  par  l’État  ».  En  raison  de  la  large  marge  d’appréciation  que  laisse  la  formulation  retenue par le législateur, cette loi a été surnommée « Don’t say gay » («    Ne  parlez  pas  d’homosexualité  »).  Les  parents  pourraient  saisir  la  justice si cette loi n’était pas respectée. L’État de Floride a de surcroît adopté en octobre 2022 un ensemble de règlements prévoyant qu’un professeur qui ne se conformerait pas à cette loi pourrait se voir retirer sa licence d’enseignement, ce qui le priverait de la possibilité d’exer-cer  son  métier  dans  une  école  publique  de  l’État.  «  Don’t  say  gay  »  semble  par  ailleurs  avoir  inspiré  le  législateur  au  niveau  fédéral.  Le  18  octobre  2022,  trente-trois  membres  républicains  du  Congrès  des  États-Unis ont déposé un projet de loi visant à interdire l’utilisation de fonds issus du budget fédéral « pour développer, mettre en place, faciliter ou financer tout programme, événement ou texte comportant des  éléments  à  caractère  sexuel  et  destiné  à  des  enfants  de  moins  de  10 ans ». Mike Johnson, le membre de la Chambre des représentants qui est à l’origine de cette proposition de loi, l’a présentée comme une réponse à la « croisade malavisée menée par le Parti démocrate et ses alliés culturels pour immerger de jeunes enfants dans une imagerie à caractère sexuel et une idéologie du genre radicale » (6).

En  réalité,  les  livres  que  les  républicains  cherchent  à  bannir  des  écoles ne représentent qu’une infime minorité de ceux qui font partie des programmes scolaires ou qui sont mis à la disposition des élèves. Il est par ailleurs permis de douter du pouvoir de ces ouvrages à une époque    il  est  devenu  difficile  de  faire  lire  les  enfants  et  les  ado-lescents.  L’extension  aux  établissements  d’enseignement  de  la  guerre  culturelle  qui  oppose  la  droite  et  la  gauche  aux  États-Unis  montre  combien  ce  conflit  est  devenu  brutal.  Le  mouvement  en  faveur  de  l’interdiction  des  livres  s’enracine  dans  une  tradition  américaine  d’anti-intellectualisme qui est elle-même ancrée dans l’héritage puritain  de  ce  pays.  L’historien  Richard  Hofstadter  a  montré  dans  Anti- intellectualism  in  American  Life,  publié  en  1963,  qu’il  existait  aux  États-Unis  une  forme  de  ressentiment  à  l’égard  des  intellectuels.  Ceux-ci  sont  largement  considérés  comme  immoraux,  dangereux  et  subversifs. Il n’est donc guère étonnant que l’histoire de ce pays ait été marquée  par  plusieurs  vagues  d’interdictions  de  livres,  dont  aucune  n’a toutefois atteint l’ampleur de celle qui est actuellement à l’œuvre. La volonté de faire reculer l’État constitue un autre moteur de ce mouvement. Les slogans des organisations et des groupes qui font pression pour retirer certains livres des écoles insistent sur la nécessité pour les parents de « reprendre le pouvoir ». Selon eux, ce sont les parents et non l’État qui doivent choisir les ouvrages auxquels les élèves ont accès dans l’enseignement public.

En France, les tentatives d’appropriation de  l’école  par  les  familles  se  traduisent  par  la  remise  en  cause  de  la  laïcité. La littérature, qui est considérée comme un élément majeur de l’héritage national, reste pour le moment à l’abri de tels assauts dans les établissements scolaires.

Les différents mouvements qui ont fait de la censure des livres au sein des établissements scolaires leur nouveau cheval de bataille contribuent  à  éroder  la  démocratie  américaine.  Plus  de  80  %  des  Américains considèrent que des livres qui abordent la question raciale, qui évoquent l’histoire de l’esclavage, qui proposent une vision critique de l’histoire  nationale  ou  qui  soutiennent  des  idées  politiques  avec  lesquelles ils ne sont pas d’accord ne devraient pas être interdits (7). Que des  groupes  minoritaires  décident  de  priver  les  élèves  d’accès  à  des  livres inscrits dans les programmes scolaires ou entrés légalement dans les  bibliothèques  des  établissements  d’enseignement  constitue  une  atteinte aux droits de la majorité. En agissant de la sorte, ils refusent le débat d’idées et attisent les divisions de la société américaine. 

1. PEN America, « Banned in the USA: Rising school book bans threaten free expression and students’ First Amendment rights », avril 2022. PEN America, « Banned in the USA: The growing movement to censor books in schools », septembre 2022.

2. Cet acronyme est utilisé pour qualifier les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, trans, queer, inter- sexes et asexuelles.

3. Tim Stelloh, « “Maus”, Pulitzer Prize-winning book about Holocaust, is pulled from Tennessee school district », NBC News Digital, 27 janvier 2022.

4. Antonia Mufarech, « Margaret Atwood tried – and failed – to burn a copy of “The Handmaid’s Tale”. Here is why », Smithsonian Magazine, 9 juin 2022.

Titre et Texte: Annick Steta, Revue de Deux Mondes, 16-1-2022

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