Annick Steta
Depuis deux ans, les interdictions de livres se multiplient dans les établissements scolaires des États-Unis. Ce mouvement, qui a pris une ampleur inédite, est un des éléments de la guerre culturelle qui oppose les forces politiques de droite à celles de gauche dans un pays de plus en plus polarisé. Il ne se réduit toutefois pas à cela : les pressions en faveur de l’interdiction de livres abordant des sujets désormais considérés comme hautement inflammables – pour l’essentiel, la race, le genre et la sexualité – révèlent les failles dans lesquelles la société américaine est en passe de s’abîmer.
« Ces titres, dans leur écrasante majorité, abordent l’identité de genre, la sexualité, la race, les libertés fondamentales »
PEN America, une organisation à but non
lucratif qui défend la liberté d’expression aux États-Unis et à travers le
monde, a publié en 2022 deux rapports consacrés à la montée en puissance de ce
mouvement d’interdiction (1). Elle a établi un index des retraits de livres et
des restrictions d’accès à des livres constatés dans les établissements
scolaires du pays entre le 1er juillet 2021 et le 30 juin 2022. Durant cette
période, 2532 cas de retraits ou de restrictions d’accès ont été répertoriés
par PEN America. Ils concernent 1648 titres qui, dans leur écrasante majorité,
abordent plus ou moins directement un ou plusieurs des thèmes suivants:
l’identité de genre, la sexualité, la race, le racisme, les libertés
fondamentales et l’activisme politique, ainsi que les religions minoritaires
aux États-Unis.
41 % des titres concernés évoquent des
questions liées à l’identité de genre, aux caractéristiques sexuelles ou à
l’orientation sexuelle, ou comportent un ou plusieurs personnages LGBTQ+ (2).
40 % comportent un ou plusieurs personnages n’appartenant pas à la majorité
blanche. 21 % abordent des thèmes liés à la race et au racisme. 22 % incluent
des contenus à caractère sexuel allant de la puberté et des relations sexuelles
aux grossesses adolescentes, aux agressions sexuelles et à l’avortement. 4 %
comportent des personnages appartenant à une religion minoritaire ou abordent
des thèmes liés à une telle religion. 75 % des titres ayant fait l’objet d’une
interdiction ou d’une restriction d’accès sont des romans. 24 % sont des textes
ne relevant pas de la fiction et 1 % des œuvres poétiques. Près de la moitié
des ouvrages visés sont destinés aux lecteurs âgés de 12 à 18 ans. 19 % sont
des textes illustrés pour lecteurs débutants. 10 % s’adressent aux enfants de 7
à 10 ans, 11 % aux enfants de 8 à 12 ans, et 11 % aux adultes.
Les livres mis à la disposition des élèves dans les établissements scolaires américains ont été sélectionnés par des professionnels de l’enseignement ou par des bibliothécaires. Tous n’ont pas le même statut. Certains sont simplement présents dans les rayonnages des bibliothèques scolaires tandis que d’autres font partie intégrante des programmes définis au niveau des États fédérés. Ceux-ci délèguent une partie de leurs prérogatives aux school districts, qui regroupent des établissements scolaires publics. Les school districts sont administrés par des commissions composées de membres élus et appelées school boards. En règle générale, ce sont les school boards qui décident de restreindre ou de supprimer l’accès à un ouvrage dans les établissements scolaires placés sous leur autorité.
Certaines de ces décisions ont fait
grand bruit. Le 10 janvier 2022, la commission scolaire du comté de McMinn,
dans l’État du Tennessee, a adopté à l’unanimité une motion visant à retirer
des programmes scolaires le roman graphique Maus, dans lequel le
dessinateur Art Spiegelman relate les persécutions et l’extermination des juifs
de Pologne en ayant recours à un procédé audacieux : représenter les juifs sous
forme de souris et les nazis sous forme de chats. Cette œuvre, qui a été
récompensée en 1992 par un prix Pulitzer – le premier attribué à une bande
dessinée –, est une des plus connues de la littérature de la Shoah. Le school
board du comté de McMinn a néanmoins retiré Maus du programme de
l’équivalent américain de la classe de quatrième au motif que cette bande
dessinée comportait des expressions grossières et montrait une femme
partiellement nue. Celle-ci n’est autre que la mère d’Art Spiegelman, qui
survécut à l’Holocauste et se suicida en 1968.
Les minutes de cette réunion du school
board reproduisent les propos surréalistes tenus par plusieurs des
participants. L’un d’entre eux affirma que ce livre ne saurait être mis entre
les mains d’un enfant en raison du langage utilisé par son auteur. Un autre
membre du school board déclara qu’il n’était ni judicieux ni sain pour
le système éducatif de promouvoir un ouvrage montrant des pendaisons et des
assassinats d’enfants. Il s’appuya par ailleurs sur le fait qu’Art Spiegelman
avait publié des dessins dans le magazine Playboy pour recommander
d’exclure Maus du programme scolaire d’élèves de 13 ans. Un troisième
participant suggéra de retirer du texte les expressions jugées grossières.
L’un des avocats du school district, qui était présent, souleva les problèmes juridiques qu’une telle décision poserait et suggéra de demander l’autorisation de l’auteur. Seule une des participantes déclara qu’elle souhaiterait que son enfant lise Maus pour comprendre ce qu’avait été l’Holocauste. Elle ajouta néanmoins que certaines des expressions présentes dans le texte n’étaient pas du tout convenables (3). Les médias nationaux américains rapportèrent la décision du school board du comté de McMinn le 27 janvier, date de la Journée internationale de la mémoire des victimes de l’Holocauste. Interrogé par la presse, Art Spiegelman dit que la mise à l’index de son livre le laissait perplexe. Le musée-mémorial de l’Holocauste des États-Unis souligna que Maus jouait un rôle crucial dans l’enseignement de l’Holocauste. Le tollé aurait dû conduire les membres du school board de McMinn à revoir leur décision. Il n’en a rien été. Mais le retrait de l’œuvre d’Art Spiegelman des établissements scolaires de ce comté a permis à Maus de conquérir de nouveaux lecteurs. Plus de trente ans après la parution de ce roman graphique, ses ventes ont décollé et ont fait de lui un best-seller inattendu.
« L’Œil le plus bleu, de Toni Morrison, est un des trois livres les plus fréquemment exclus des bibliothèques scolaires américaines »
D’autres auteurs célèbres ont été
victimes de décisions restreignant ou interdisant l’accès par les élèves à un
ou plusieurs de leurs livres. L’Œil le plus bleu, de Toni Morrison, est
un des trois livres les plus fréquemment exclus des bibliothèques scolaires
américaines. Paru en 1970, ce roman, qui met en scène des personnages
afro-américains, évoque le racisme, l’inceste et la pédophilie. La Servante
écarlate (1985), de Margaret Atwood, fait également partie des livres qui
ont suscité l’ire de nombreux school boards. Ce roman a notamment été accusé de
véhiculer une vision négative de certaines religions et de comporter des scènes
sexuellement explicites ou violentes. Margaret Atwood a répliqué aux censeurs
en faisant réaliser un exemplaire ignifugé de son roman et en le confiant à la
maison Sotheby’s pour qu’il soit vendu aux enchères. Les 130 000 dollars ainsi
récoltés ont été versés à PEN America afin de soutenir le combat de cette organisation
en faveur de la liberté d’expression et contre le mouvement d’interdiction des
livres (4).
Les Cerfs-volants de Kaboul (2003),
de Khaled Hosseini, est lui aussi au nombre des romans qui ont le triste
privilège de faire partie des ouvrages le plus souvent interdits dans les
établissements scolaires américains. Il comprend une scène de viol, aborde la
question de l’homosexualité dans un pays musulman, et comporte des expressions
grossières. Trois livres emblématiques de la littérature américaine ont été
retirés en 2022 des programmes scolaires par les responsables du Burbank
Unified School District, en Californie, au motif que leurs auteurs utilisaient
des termes racistes : Les Aventures de Huckleberry Finn, de Mark Twain
(1884) ; Des souris et des hommes, de John Steinbeck (1937); et Ne
tirez pas sur l’oiseau moqueur, de Harper Lee (1960). Ces ouvrages
restent cependant disponibles dans les bibliothèques scolaires et peuvent être
utilisés lors de travaux en petits groupes par les enseignants.
Les républicains, champions des
interdictions de livres...
Les
restrictions à l’accès
ou les interdiction
de livres au
sein des établissements scolaires ne sont pas
uniformément réparties sur le ter-ritoire
des États-Unis. Durant
la période d’un
an sur laquelle
porte l’étude de
PEN America, de
telles mesures ont
été adoptées dans trente-deux
des cinquante États fédérés. La carte des mises à l’index se confond très
largement avec celle du vote républicain. Les quatre États dans lesquels les
censures d’ouvrages ont été les plus nombreuses sont le Texas (801 restrictions
à l’accès ou interdictions de livres), la Floride (566), la Pennsylvanie (457)
et le Tennessee (349). Viennent ensuite les États du sud et du centre des États-Unis
dans lesquels le vote républicain a été dominant lors des dernières
consultations électorales.
Cette géographie de la censure n’est
pas le fruit du hasard. Dans plusieurs
États, le mouvement
en faveur de
l’interdiction de livres
dans les écoles
est soutenu par
le pouvoir politique.
Au Texas, un
membre de la
Chambre des représentants
de l’État, Matt
Krause, a envoyé
aux responsables des
school districts une
liste d’environ 850 titres qui, selon lui, seraient susceptibles
de mettre les élèves mal à l’aise, de leur donner un sentiment de culpabilité,
de les angoisser ou de les
placer dans une
situation de détresse
psychologique en raison de leur race ou de leur sexe. Matt
Krause leur a demandé de vérifier si un ou plusieurs de ces ouvrages étaient
présents dans leur établissement (5). Des pressions politiques similaires ont
été observées dans d’autres États, dont la Caroline du Sud, le Wisconsin et la
Géorgie. Elles ont conduit à des centaines de mesures de retrait ou de
restriction d’accès. Les organisations ou les groupes œuvrant en faveur de
l’interdiction de livres dans les écoles se sont multipliés depuis 2021. Leur
taille et leurs moyens varient considérablement : ils vont
de groupes Facebook
de portée locale
à Moms for
Liberty (« Les mamans pour la liberté »), une
organisation à but non lucratif qui affirme défendre les droits des parents au
sein du système scolaire et qui compte plus de deux cents sections à travers le
pays. En l’espace de deux
ans, ces organisations
et ces groupes
auraient été directement responsables d’au moins 20 % des
mesures de retrait ou de restrictions à l’accès de livres. Ils auraient par
ailleurs joué un rôle actif dans plus de la moitié de ces décisions.
En
parallèle, les gouvernements
de plusieurs États
ont fait adopter
des lois qui
restreignent la liberté
d’expression dans l’enceinte
scolaire. Le gouverneur
de Floride, Ron
DeSantis, a promulgué
en mars 2022 une loi qui interdit
d’évoquer les questions liées à l’orientation sexuelle ou à l’identité de genre
jusqu’à la fin du cours élémentaire ou « d’une façon qui n’est pas appropriée à
l’âge des élèves ou à leur
développement, conformément aux
standards fixés par
l’État ». En
raison de la
large marge d’appréciation que
laisse la formulation
retenue par le législateur, cette loi a été surnommée « Don’t say gay »
(« Ne
parlez pas d’homosexualité »).
Les parents pourraient
saisir la justice si cette loi n’était pas respectée.
L’État de Floride a de surcroît adopté en octobre 2022 un ensemble de
règlements prévoyant qu’un professeur qui ne se conformerait pas à cette loi
pourrait se voir retirer sa licence d’enseignement, ce qui le priverait de la
possibilité d’exer-cer son métier
dans une école
publique de l’État.
« Don’t say
gay » semble
par ailleurs avoir
inspiré le législateur
au niveau fédéral.
Le 18 octobre
2022, trente-trois membres
républicains du Congrès
des États-Unis ont déposé un
projet de loi visant à interdire l’utilisation de fonds issus du budget fédéral
« pour développer, mettre en place, faciliter ou financer tout programme,
événement ou texte comportant des
éléments à caractère
sexuel et destiné
à des enfants
de moins de 10
ans ». Mike Johnson, le membre de la Chambre des représentants qui est à
l’origine de cette proposition de loi, l’a présentée comme une réponse à la «
croisade malavisée menée par le Parti démocrate et ses alliés culturels pour
immerger de jeunes enfants dans une imagerie à caractère sexuel et une
idéologie du genre radicale » (6).
En
réalité, les livres
que les républicains
cherchent à bannir
des écoles ne représentent qu’une
infime minorité de ceux qui font partie des programmes scolaires ou qui sont
mis à la disposition des élèves. Il est par ailleurs permis de douter du
pouvoir de ces ouvrages à une époque où il
est devenu difficile
de faire lire
les enfants et
les ado-lescents. L’extension
aux établissements d’enseignement de
la guerre culturelle
qui oppose la
droite et la
gauche aux États-Unis
montre combien ce
conflit est devenu
brutal. Le mouvement
en faveur de
l’interdiction des livres
s’enracine dans une
tradition américaine d’anti-intellectualisme qui est elle-même
ancrée dans l’héritage puritain de ce
pays. L’historien Richard
Hofstadter a montré
dans Anti-
intellectualism in American
Life, publié en
1963, qu’il existait
aux États-Unis une
forme de ressentiment
à l’égard des
intellectuels. Ceux-ci sont
largement considérés comme
immoraux, dangereux et
subversifs. Il n’est donc guère étonnant que l’histoire de ce pays ait
été marquée par plusieurs
vagues d’interdictions de
livres, dont aucune
n’a toutefois atteint l’ampleur de celle qui est actuellement à l’œuvre.
La volonté de faire reculer l’État constitue un autre moteur de ce mouvement.
Les slogans des organisations et des groupes qui font pression pour retirer
certains livres des écoles insistent sur la nécessité pour les parents de «
reprendre le pouvoir ». Selon eux, ce sont les parents et non l’État qui doivent
choisir les ouvrages auxquels les élèves ont accès dans l’enseignement public.
En France, les tentatives
d’appropriation de l’école par
les familles se
traduisent par la
remise en cause
de la laïcité. La littérature, qui est considérée comme
un élément majeur de l’héritage national, reste pour le moment à l’abri de tels
assauts dans les établissements scolaires.
Les différents mouvements qui ont fait de la censure des livres au sein des établissements scolaires leur nouveau cheval de bataille contribuent à éroder la démocratie américaine. Plus de 80 % des Américains considèrent que des livres qui abordent la question raciale, qui évoquent l’histoire de l’esclavage, qui proposent une vision critique de l’histoire nationale ou qui soutiennent des idées politiques avec lesquelles ils ne sont pas d’accord ne devraient pas être interdits (7). Que des groupes minoritaires décident de priver les élèves d’accès à des livres inscrits dans les programmes scolaires ou entrés légalement dans les bibliothèques des établissements d’enseignement constitue une atteinte aux droits de la majorité. En agissant de la sorte, ils refusent le débat d’idées et attisent les divisions de la société américaine.
1. PEN America, « Banned in the USA:
Rising school book bans threaten free expression and students’ First Amendment
rights », avril 2022. PEN America, « Banned in the USA: The growing movement to
censor books in schools », septembre 2022.
2. Cet acronyme est utilisé pour
qualifier les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, trans, queer, inter-
sexes et asexuelles.
3. Tim Stelloh, « “Maus”, Pulitzer
Prize-winning book about Holocaust, is pulled from Tennessee school district »,
NBC News Digital, 27 janvier 2022.
4. Antonia Mufarech, « Margaret Atwood
tried – and failed – to burn a copy of “The Handmaid’s Tale”. Here is why »,
Smithsonian Magazine, 9 juin 2022.
Titre et Texte: Annick Steta, Revue de Deux Mondes, 16-1-2022
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